Où en est le mouvement mondial des Droits de la Nature ? Entre espoirs et déceptions

    L’Équateur a inscrit les droits de la Nature dans sa Constitution en 2008, or qu’en est-il du reste du monde ? En Équateur comme ailleurs, le mouvement des droits de la Nature est très complexe : les avancées juridiques sont concrètes or, en réalité, elles ne garantissent pas le respect de ces dits droits de la nature dans les faits. Un paradoxe intenable propre à l’ère moderne et son économie triomphante, entre espoirs… et déceptions.

    Nous vivons actuellement dans une construction anthropocentrique. L’humain est placé en haut de la pyramide du vivant, alors même que cette conception du rapport au vivant est incompatible avec les conditions de vie sur Terre aujourd’hui. Selon les Maoris, c’est d’ailleurs la relation symbiotique de l’être humain avec l’environnement qui le rend responsable de sa protection, par son rôle de kaitiaki (c’est-à-dire tuteur, gardien). À la pyramide du vivant devrait ainsi se substituer un cercle, sans aucune hiérarchie entre tous les êtres vivants. Or, cette pensée anthropo-centrée, remontant à l’époque des Lumières, est tellement ancrée dans la société qu’elle nous a amenés à vivre dans un système où la Nature est considérée comme inférieure aux humains. Qui plus est, les entreprises, tout comme les humains, ont des droits, alors pourquoi pas la Nature ? Ne faudrait-il pas reconsidérer sa manière de penser et envisager une nouvelle pyramide, où les droits de la Nature surplomberaient ceux des humains et des entreprises, dès lors que sa « survie » garantit aussi la nôtre ? Le droit a toute sa place dans ce processus, or il doit être utilisé de manière efficiente pour être mis en place et respecté

    “Dépassant l’anthropocentrisme écocidaire, la Jurisprudence de la Terre propose le socle d’un cadre juridique et de gouvernance favorisant l’indispensable changement de modèle et la transition vers un contrat naturel. Elle fait entrer l’Humanité dans une nouvelle ère qui, sans gommer les Etats et citoyennetés, la fait grandir en agissant en tant que membre et au service de la Communauté de la Terre.”, N. Blain

    Image tirée du documentaire péruvien « Hija de la laguna », lequel donne à voir la réalité de la lutte des communautés paysannes pour l’eau, contre l’industrie minière en Amérique du Sud.

    Quelles suites à cette reconnaissance constitutionnelle ?                             

    • À l’échelle nationale

    Plus de 20 pays du monde ont reconnu les droits inhérents à la Nature. Seuls l’Équateur, la Bolivie et le Mexique ont adopté une forme de reconnaissance juridique de la Nature dans leurs constitutions. Quant aux États-Unis, des ordonnances locales ont également reconnu les droits de la Nature dans plus de trois douzaines de municipalités. Cependant, ces pays n’ont pas pour autant doté de la personnalité juridique les éléments de la Nature. La Nouvelle-Zélande et la Colombie sont exemplaires sur ce point là : ils ont accordé des droits fondamentaux à plusieurs écosystèmes et ceux-ci ne sont plus considérés comme des biens.

    Le parc national Te Urewera, en Nouvelle-Zélande, est la première entité naturelle de l’histoire juridique dotée de la personnalité juridique. Trois ans plus tard, en mars 2017, la rivière Whanganui, obtient le même statut. Peu de temps après, tous les écosystèmes des rivières Ganga et Yamuna sont devenus des personnes morales en Inde, tout comme la rivière Atrato et la forêt amazonienne en Colombie. Tandis que, dans certains endroits, la personnalité juridique est spécifiquement conférée par la législation (cf fleuve Whanganui), elle est établie dans d’autres par la jurisprudence (cf fleuve Atrato). Aussi, ce sont bien souvent les juges qui pallient à la déficience de l’État, notamment en Inde et en Colombie, en adoptant des décisions en faveur des droits de la Nature. 

     

    • A l’échelle internationale

      • 2009 : Le 22 avril, l’Assemblée générale des Nations Unies, à sa 63ème session, a proclamé le 22 avril Journée internationale de la Terre nourricière
      • 2010 : En août, le premier rapport du Secrétaire général sur le dialogue Harmonie avec la nature a été publié ; puis a eu lieu, en décembre, le premier dialogue interactif avec l’Assemblée générale d’harmonie avec la nature
      • 2011 : Du 20 au 22 juin, la Conférence des Nations Unies sur le développement durable (Rio + 20) a préparé le document  «L’avenir que nous voulons», paragraphe 39 sur l’harmonie avec la nature, qui mentionne les droits de la Nature.
      • 2016 : Travaillant sur cet objectif depuis 2011, les membres de l’UICN ont enfin inclus les droits de la Nature dans son programme de travail prioritaire 2017-2020, qui «vise à garantir les droits de la Nature». L’UICN s’est engagée à soutenir, plus spécifiquement, la Convention de Washington et d’autres conventions relatives à la vie sauvage.
      • 2017 : Le premier rapport de synthèse d’experts sur l’harmonie avec la nature dans la jurisprudence relative à la terre a été publié.
      • 2018, puis 2019 : L’ONU publie sa 10e résolution sur l’harmonie avec la Nature. Puis, le 10e dialogue interactif pour commémorer la Journée internationale de la Terre nourricière, consacré à la jurisprudence de la Terre et au programme de développement durable (22 avril)
    Logo officiel de la Conférence Mondiale des Peuples concernant le Changement Climatique et les Droits de la Terre-Mère (CMPCC), lors de laquelle est née la Déclaration universelle des droits de la Terre-Mère.

    Quelles portées juridiques ? Entre théorie et pratique

    “Il y a un cadre légal pour protéger la Nature … mais il paraît totalement inexistant quand on voit comment les gouvernements équatoriens ont agi depuis 2008”, explique Karina, interviewée lors de la marche pour le climat de Quito le 27 septembre 2019. Par ces mots, elle met en exergue les contradictions entre le droit et sa mise en application, lesquelles sont au détriment des droits de la Nature.

      • 2011 : Une campagne a été lancée en Inde pour le «Ganga Action Parivar» et la «Global Interfaith WASH Alliance-India» afin de reconnaître les droits du Gange et a présenté la «Loi nationale sur les droits du Ganga». Or, New Delhi a décliné cette demande.
      • 2013 : La population équatorienne a voté en faveur de la non-augmentation de l’exploitation pétrolière dans les zones proches de peuples nomades non contactés, zones “nomades” au sein du parc national Yasuní ITT. Afin de garantir les intérêts économiques du pays, un projet visant à demander une participation financière à la communauté internationale, en échange du renoncement à l’exploitation pétrolière du parc national, a été mis en oeuvre et soutenu par le président Rafael Correa. Or, faute de financement suffisant, le gouvernement a autorisé l’exploitation du pétrole dans cette zone. Les intérêts commerciaux passent au-dessus des considérations écologiques et sociales.
      • 2018 : après 25 ans de bataille juridique, la condamnation de l’entreprise pétrolière Chevron est annulée par la Cour d’arbitrage de La Haye ; alors même qu’il a été prouvé que la firme a laissé terre et eau pollués en Amazonie dans les années 1990.
      • 2019 : L’Amazonie brûle. Bolsonaro ? Et non, pas cette fois ! Je fais cette fois référence au gouvernement d’Evo Morales, ayant fait passer en Bolivie -en juillet 2019- une modification à un décret, afin d’ouvrir des zones anciennement protégées du pays aux pratiques de déforestation pour augmenter la production de viande de bœuf à exporter.
    Pancarte visant à rappeler au gouvernement équatorien le décalage entre son cadre juridique et la destruction du parc Yasuni, lors des manifestations en 2014 à Quito.

    Le mouvement des droits de la Nature, une réelle force juridique ?

    Quelle force a le mouvement des droits de la Nature, initié par l’Equateur, face à un sujet brûlant tel que l’Amazonie ? L’Amazonie étant aujourd’hui divisée entre neuf pays, on peut à premier abord penser que le droit n’a aucune force ; à moins que chaque pays inscrive les droits de la Nature dans sa Constitution (cf infra Equateur), ou bien reconnaisse l’Amazonie comme sujet de droits (cf infra Colombie). Et encore, on a vu que l’application diffère bien souvent de la théorie… 

    • Et si les droits de la Nature étaient inscrits dans le droit international ? 

    « Si elle constitue une ressource dont les bienfaits bénéficient à tous et dont la destruction nuirait à tous, l’Amazonie appartient, stricto sensu, aux territoires d’États souverains. Au regard du droit international, elle ne constitue pas un espace commun, au même titre par exemple que l’Arctique ou les océans. Un potentiel recours légal, pour faire pression sur l’État brésilien serait la Convention de l’Unesco, signée par lui, qui engage les parties à préserver les sites reconnus comme patrimoine de l’humanité. Là encore, prudence : seule une partie de l’Amazonie est concernée : 6 millions d’hectares sur 550 au total. Et ce texte n’est associé à aucune force contraignante – c’est l’éternelle limite du droit international.», explique Laurie Servières, doctorante en relations internationales à Sciences Po et à l’Université d’État de Rio de Janeiro.

    De ce fait, même si les droits de la Nature faisaient partie du droit international, on ne pourrait garantir une réelle application. De plus, notre cher “Make our planet great again” n’est pas forcément vu d’un bon œil à l’étranger : chaque pays tient à sa sacro sainte souveraineté et ne veut surtout pas d’ingérence étrangère, et encore moins glisser dans le cliché colonialiste invitant les pays du Nord à aider ceux du Sud. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les propos de l’ambassadeur du Brésil, Luis Fernando lorsqu’il énonce « on veut de l’aide pour combattre le feu, mais on ne veut pas d’ingérence internationale ». Faute d’une cohésion mondiale sur la question, il faudrait donc envisager des solutions et actions aux échelles nationales, tout en restant conjointes, pour sauver l’Amazonie. 

    - Pour une information libre ! -Soutenir Mr Japanization sur Tipeee

    C’est ce que suggère Laurie Servières à la fin de son article : « […] les incendies en Amazonie ne devraient pas être interprétés comme une « crise internationale ». Ils témoignent en effet d’un problème environnemental global, qui transcende les intérêts des différentes nations et requiert un engagement collectif solide. D’autres voies, d’autres modes de protection et d’administration des espaces et biens fondamentaux devront être pensés et explorés pour préserver la biodiversité. »

    • La nécessité d’inscrire l’écocide comme cinquième crime à la Cour Pénale Internationale (CPI)

    Certains spécialistes en droit international et environnemental, notamment Valérie Cabanes en France, jugent alors nécessaire de faire reconnaître l’écocide comme cinquième crime à la CPI. Mais, qu’est-ce que l’écocide ? Polly Higgins définit l’écocide comme un dommage environnemental étendu, durable et grave. « Nous proposons, en nous appuyant sur la théorie des limites planétaires, qu’il soit caractérisé par un endommagement grave de tout ou partie du système des communs planétaires et/ou d’un système écologique de la Terre »., explique V.Cabanes. 

    Intégrer ce crime aux côtés des quatre existants (de guerre, de génocide, contre l’humanité, d’agression) permettrait de donner une force contraignante aux droits de la Nature dans le droit international ; étant donné que la CPI est indépendante des Nations Unies. Ces crimes ont une compétence universelle, c’est-à-dire qu’ils sont tellement graves que cela les affranchit de la souveraineté des États. Ainsi, si le crime d’écocide était reconnu par la CPI, cela permettrait à tous les États signataires, citoyens et juges nationaux de s’appuyer sur ce crime pour poursuivre les ressortissants de leur pays, ou les ressortissants d’autres pays agissant sur territoire d’un pays signataire. 

    « Faites de l’écocide un crime » Londres, 17 novembre 2018. Crédit photo : Real souls photography / Shutterstock

    Pour conclure, on invitera le lecteur à réfléchir au sens du mouvement des droits de la Nature dans le monde à travers la citation suivante : 

    “Le concept de Nature est une invention de l’Occident”, P. Descola.

    L’anthropologiste français nous invite, par ces mots, à saisir la symbiose originelle qui existe entre l’humain et la Nature. En ce sens, il est nécessaire de protéger cette dernière parce-qu’elle détient des droits inaliénables, mais aussi parce que notre vie dépend d’elle, mais également décoloniser notre imaginaire qui voudrait absolument nous séparer d’elle.

    Pour être au courant des dernières avancées du mouvement des droits de la Nature dans le monde, il est conseillé de lire rapports annuels de l’ONU.

    Camille Bouko-levy

    - Cet article gratuit et indépendant existe grâce à vous -
    Donation