Et si les champignons pouvaient nous aider à dépolluer ? C’est le pari qu’a fait Audrey Speyer, à travers sa Start Up PuriFungi. Son idée : utiliser le principe de digestion des champignons sur de la matière contaminée. En l’occurrence, elle dépollue les mégots de cigarettes et les transforme en bio-cendriers à l’issue du processus. Bien que tout récent, le projet a pu être testé fin août au festival du Cabaret Vert à Charleville-Mézières avec un certain succès. Gros plan sur une innovation prometteuse inspirée du vivant.

Jeter un mégot de cigarette à terre est un geste encore solidement ancré dans les habitudes des fumeurs. Pourtant, on le sait : ce déchet est loin d’être anodin. Il peut être bon de rappeler quelques chiffres à ce propos. Chaque année, ce sont environ 4 500 milliards de mégots qui sont jetés dans l’environnement, constituant jusqu’à 30% des déchets rencontrés sur les littoraux. Ramenée au poids, cette quantité de mégots représenterait 175 200 tonnes par an d’après l’OMS. Non-biodégradables puisque principalement constitués de plastiques, les filtres de cigarettes sont également très polluants. « Il faut quand même savoir que dans un mégot, il y a entre 4000 et 5000 polluants différents » précise Audrey. En conséquence, un seul mégot aurait la capacité de polluer un maximum de 500 litres d’eau.

Bien consciente de ce problème, Audrey, 30 ans, en est venue à cette idée surprenante de bio-dépollution. Elle n’en est pas à son coup d’essai. Après un BTS sur les textiles et matériaux à l’école Duperré de Paris, elle enchaîne avec un diplôme d’art appliqué spécialisé en mode et environnement, avant de compléter son cursus à Londres par un master sur les matériaux innovants. « C’est là que j’ai commencé à travailler avec des cultures de champignons dans la dépollution. » Pendant 3 ans, elle va donc travailler au développement de techniques de dépollution par les champignons sur des terrains très pollués.

Expériences de dépollution in situ. Crédit : Tom Mannion

Principe et conception du projet

Forte de ce background, elle est invitée à participer en juillet 2019 au Hackathon organisé parDigital Attraxion et BeMyApp lors du Move Up Festival de Dour, en Belgique et en partenariat avec le festival du Cabaret Vert. Le sujet de l’évènement : travailler sur une solution digitale ou environnementale pouvant être adaptée en festival. Dans ce cadre, elle imagine un concept de cendrier vivant qui par l’action de certaines espèces de champignons, permettrait de neutraliser le potentiel polluant des mégots de cigarette. Concrètement, le cendrier est lui-même composé du mélange de mycélium (partie souterraine du champignon), de substrat organique et de mégots. Le mycélium serait en fait capable de les coloniser et d’y initier une biodégradation.

Un des prototypes de cendrier. Crédit : Lucas Castel

Grâce à ses connaissances dans le domaine, elle exploite le fait que les enzymes sécrétées par le mycélium sont capables de dégrader les dérivés pétroliers et hydrocarbures présents dans les filtres. Les pesticides seront également efficacement digérés et neutralisés. Pour ce qui est des métaux lourds comme le cadmium, non digestibles, le champignon va simplement les relocaliser dans son organe reproducteur (la partie visible du champignon également appelée sporophore). De cette façon, on peut facilement récupérer ces polluants en récupérant le sporophore. Le filtre en lui-même, étant composé d’acétate de cellulose, n’est pas biodégradable. Cependant, le champignon est capable d’amorcer le processus de dégradation de cette matière. « On a un matériau qui est composé de mégots de cigarettes, du mycélium et de substrat organique ajouté pour aider la culture à bien se développer. […] On obtient un bio-composite […] qui sera plus facilement biodégradable que si on jetait les mégots directement dans la nature. »

Ce bio-composite peut par la suite être ré-inoculé, ce qui permet d’une part une meilleure digestion des polluants digestibles, et d’autre part une meilleure isolation des métaux lourds, non dégradables. Il peut ensuite devenir un nouveau cendrier par up-cycling et accueillir de nouveaux mégots ; un premier lot de mégots servant finalement de substrat pour la dégradation du lot suivant. Naturellement, tout ceci serait évité sans fumeur ni mégot, mais est-ce bien réaliste dans le monde actuel ?

Test des prototypes

Son idée parvient à convaincre le jury du hackathon dont elle ressort vainqueur. Elle gagne ainsi l’opportunité de tester son projet de façon concrète sur le site du festival du Cabaret Vert, un des plus gros de France, qui en août 2019 enregistrait déjà plus de 100 000 participants.

Les prototypes de cendriers ont été déployés sur le site du festival. Pour l’aider dans son projet, elle s’est associée avec l’entreprise Mycelia, qui lui donne accès à ses infrastructures et certaines de leurs souches. Au final, soixante cendriers sont produits et une trentaine ont été disposés à des endroits clés du lieu de l’évènement. L’accueil fut largement favorable, et la mise en place dans un lieu public et convivial a permis de démontrer la faisabilité du projet.

Un des cendriers déployés sur le festival du Cabaret Vert. Crédit : Elwen Mahé

Quel avenir pour le projet ?

Entre l’idée et le test du prototype, il ne s’est écoulé que 2 mois. Par conséquent, il reste encore beaucoup de choses à explorer et de points à éclaircir. Par exemple, le devenir du bio-composite final, constitué des mégots, du mycélium et de matière organique, n’est pas encore certain. Plusieurs pistes sont à explorer : comme mentionné plus haut, le tout peut être réutilisé comme substrat pour recommencer un cycle. Les propriétés mécaniques du produit final sont également intéressantes pour d’autres applications : très léger, résistant et flottant, le bio-composite pourrait être valorisé comme un matériau de construction, bien que des tests soient encore à conduire. L’entreprise Argentine Reciclemos, avec qui Audrey est en contact, développe d’ailleurs précisément des briques de construction issues de la dépollution de mégots par les champignons, en ajoutant un mélange de ciment et d’argile sur les surfaces extérieures.

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Il reste aussi à déterminer le pourcentage exact des polluants que cette méthode permet d’éliminer, notamment au niveau des métaux lourds, afin de confirmer son intérêt pratique pour le secteur du traitement des déchets. Pour conduire ses expériences et répondre à ces questions, Audrey a déjà commencé à s’associer à des ingénieurs en bio-technologies et à récupérer des mégots de plusieurs sources. En plus de ceux directement placés dans les cendriers, d’autres mégots ont été collectés sur le site du festival pour être intégrés ultérieurement au projet.

Grâce à votre participation, nous avons récolté 2kg de mégots (10 000 unités ) dans les éco-cendriers DEMO – Durability and Ecology in the Music business and its Organisers, soit 5 millions de litres d’eau sauvegardés ! MERCI. Source : Le Cabaret Vert

La start-up PuriFungi s’est également associée à l’association Meg’Océan afin de récupérer les mégots issus de leurs collectes sur les plages. De quoi pérenniser à terme les systèmes de récolte de ces déchets bien embêtants. Des partenariats avec certaines municipalités sont également à venir. De ce fait, les mégots ne manqueront – malheureusement – pas, ce qui permettra de poursuivre le développement du projet et d’éclaircir les zones d’ombres restantes.

Malgré ces incertitudes, l’idée semble avoir eu un écho important. En effet, en septembre, Audrey a pu présenter son invention à Détroit aux États Unis, dans le cadre de l’exposition « Design and Science » ; ainsi qu’à Philadelphie dans la « Science Gallery ». Elle sera également mentionnée dans deux livres à venir : Design And Science (Éditions Bloomsbury), et Design Durable (Éditions La Martinière).

Voir naître ce type d’initiative offre une petite touche d’espoir et permet d’avancer sur la question de la responsabilité des consommateurs mais aussi des producteurs. « Grâce à cette solution, on soulève un problème de contamination des environnements terrestres et maritimes par les polluants des mégots« . Par ailleurs, même si la pollution liée à la combustion de la cigarette ne peut-être évitée, qu’attendent les Etats pour imposer des règles à l’industrie du tabac, comme des filtres écologiques ?

Finalement, grâce à son concept original et accrocheur, le cendrier PuriFungi peut, en plus de l’innovation évidente dont il fait preuve, se présenter comme un outil de communication, de prise de conscience et de changement. À terme, Audrey espère la mise en place d’une filière de recyclage de mégots à plus grande échelle, en partenariat avec les municipalités et les acteurs associatifs locaux.

Audrey Speyer et son invention. Crédit : PuriFungi

Emeric Mahé


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