Dans une courte vidéo d’animation présentée dans le cadre des TED-ed, Alex Gendler montre la proximité et la relation ambivalente entre utopie et dystopie. Cette analyse interroge, car au delà de la mise en garde, il faut se demander sous quelles conditions il est possible de penser une société différente.

De tous temps, philosophes, écrivains et penseurs ont essayé d’imaginer ce que pourrait être une société parfaite. De Platon à Thomas More ils ont pensé les structures politiques et sociales pour que la vie dans la cité atteigne un équilibre avec le moins de défauts possible. L’objectif de ces essais est l’harmonie et la joie de tous les individus. Généralement les utopies sont construites par opposition à une société existante donnée dont elles font la critique : elles en révèlent les dysfonctionnements, les faiblesses et les injustices en vue de la faire évoluer.

Difficile utopie

L’époque récente a discrédité l’idée d’utopie dans l’opinion. Les expériences totalitaires, la fin de la guerre froide et le triomphe idéologique du capitalisme en sont les principales raisons. Au 20eme siècle, la recherche d’un modèle sociétal parfait s’est traduite par l’émergence des totalitarismes. La volonté d’unifier la société par des critères ethniques ou en poursuivant une recherche d’une prétendue justice sociale parfaite a participé à la naissance du second conflit mondial. Après la seconde guerre, les tentatives des années 60 de penser hors de la société existante sont alors rejetées d’emblée par la majorité parce que « toute perspective de changement social radical était renvoyée à la fois à une impossibilité de fait et à une dangerosité de droit » écrit Sébastien Roca.

Plus tard, c’est le modèle économique libéral qui est devenu incontestable dans les discours dominants : « il n’y a pas d’alternative » disait déjà Margaret Thatcher. Aujourd’hui, dans les démocraties occidentales, difficile en effet d’éclipser le consensus néo-libéral autant à gauche qu’à droite. Un consensus qui facilité la dégradation des conventions sociales jugées incompatibles avec la marche triomphante de l’économie. Dans ce contexte, l’utopie reste une pensée marginalisée, même si, le projet néo-libéral traduit lui même une volonté d’uniformisation. Il n’en est pas moins difficile de le mettre en question car dans le discours de ses partisans, il est justifié par les concepts de liberté et de progrès. Toute critique est alors obnubilée par un procès d’intention.

Alex Gendler rappelle dans sa vidéo qu’il existe de bonnes raisons de se méfier d’un tel cul de sac sémantique. L’auteur invite chacun d’entre nous à réfléchir par deux fois aux structures qui seraient nécessaires pour mettre en place un autre modèle enviable de société. L’utopie des uns risque toujours de se transformer en prison pour les autres. Alex Gendler pointe ainsi du doigt à quel point il est difficile de trouver un équilibre sociétal tellement les besoins et aspirations individuelles sont parcellisés. Si pour assurer la liberté de quelque-uns, il faut attaquer celle des autres, prédéfinir ce qu’est le bon citoyen et empêcher toute initiative individuelle qui se démarquerait de l’ordre préétabli, la société ne serait, par définition, pas si parfaite. C’est ce que de nombreux auteurs de fictions ont montré dans leur vision dystopique du monde : Jonathan Swift, George Orwell ou encore Aldous Huxley.

Notons que la recherche de la société « parfaite » n’est pas absente des programmes politiques contemporains. Récemment, le gouvernement Chinois a annoncé vouloir donner une note à chaque citoyen selon une grille de critères prédéfinis pour construire une « société socialiste harmonieuse ». Ce projet traduit la volonté des dirigeants politiques de distinguer le bon du mauvais citoyen (dans leur prison idéologique) et de contrôler les individus déviants en les marginalisant :

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« Mal s’occuper de ses enfants, 50 points en moins. Critique ou diffamation du parti sur les réseaux sociaux, 100 points de perdus. En revanche le bénévolat rapporte 10 points. Et si le parti vous reconnaît comme citoyen modèle, on en gagne 100.« 

Les utopies concrètes : l’expérimentation locale pour penser présent et futur

Ces exemples montrent toute la difficulté à transformer une société donnée. Pour autant, faut-il rejeter à ce titre toute tentative de penser hors du cadre et d’espérer l’utopie concrète ? Cette pensée serait réductrice et en dissonance totale avec la réalité des défis auxquels nous faisons face, notamment d’un point de vue écologique. Cependant, on peut considérer les remarques d’Alex Gendler comme une invitation à sortir d’une interprétation polaire du monde, du tout noir et du tout blanc.

Les utopies concrètes se distinguent des schémas que nous venons de présenter. En effet, leur essence n’est pas de proposer une interprétation globale et cohérente du monde à laquelle les autres devraient se soumettre, mais de proposer des projets qui s’écrivent dans la réalité sociale et économique existante. De manière inclusive, les utopies concrètes permettent aux individus d’accéder à des modes de consommation alternatifs dès maintenant et de se libérer des structures sociales existantes. Dans le même temps, elles ne restreignent pas directement les possibilités et les libertés des autres. On parle alors de maquis en résistance concrète qui, avec un peu de chance, se développent dans les marges des sociétés dans l’espoir d’en affecter, un jour, les structures.

Sur le plan du projet politique, l’utopie concrète est également particulière. Elle est animée par une logique de bottom-up en raison du rôle essentiel accordé aux citoyens. Elle vise à encourager les individus, à les sensibiliser et à améliorer leurs conditions de vie et à leur proposer de s’intégrer au sein de projets communs. En cela, elle s’oppose à d’autres formes de régulation politiques comme l’écologie punitive par exemple. Bien évidemment, l’utopie concrète reste inspirée de représentations et d’interprétations politiques globales. Mais elle élargit le champ des possibles au lieu de le restreindre.

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