De la Belgique à Calais : dans la peau de Sean, 8 ans

Dans la cuisine de l'auberge des migrants. Crédit image : Hélène Koole

En Belgique, un groupe de bénévoles wallons se réunit une fois par mois pour apporter des biens de première nécessité aux personnes exilées qui vivent à Calais. Première il y a peu, le « convoi » accueillait des enfants. Le journaliste Pierre Paulus, qui s’est associé à la démarche, nous fait le récit de cette aventure dans la peau de « Sean », un garçon de 8 ans. Son texte interroge : comment parler des migrations humaines contemporaines aux plus jeunes ?

Je m’appelle Sean, j’ai 8 ans et, pour la première fois, je me rends à Calais pour aider les migrants. En vérité, cela fait des mois que je veux y aller. Cette fois, mamy Carine m’a dit que je pouvais l’accompagner. Qu’il y aurait d’autres enfants que moi et que nous serons en sécurité malgré un contexte compliqué. « Tendu », comme elle dit. Mais qu’est-ce que je me réjouis !

« Bonne nuit Loulou ! Je viendrai te lever vers 5h pour partir demain… ». Mamy Carine m’embrasse sur le front et éteint la lampe de chevet de ma petite chambre belge de Saint-Servais. Je ferme les yeux sans être fatigué. Je me sens plutôt très excité. Impatient d’être demain et de pouvoir enfin accompagner mamy jusqu’à Calais. Cela fait plusieurs mois qu’elle s’y rend avec, si j’ai bien compris, un groupe d’adultes wallons qui viennent en aide aux migrants. Il y a des Liégeois, des Arlonais et des Namurois, comme nous et notre voisin d’en face, Moussa. Super sympa, Moussa ! Il me fait rigoler avec ses grimaces et sa façon de dire à mamy « Je peux vous offrir un café ? », comme s’il s’adressait à la reine de son pays. J’espère qu’il sera là demain. Ce que je sais, c’est qu’il y aura d’autres enfants que moi. Et ça, c’est la première fois, m’a dit mamy. Peut-être que le groupe va changer de nom ? Qu’il va devenir le groupe d’adultes et d’enfants wallons qui viennent en aide aux migrants ? Je suis vraiment impatient. Je n’arrive pas à m’endormir. Je me dis que ce sera sans doute différent de Belgrade et des journées passées à jouer avec les résidents. Je rallume ma petite lampe de chevet. Il est déjà 23h. Plus que une, deux, trois, quatre, cinq, six… Plus que six heures de dodo. C’est toujours trop.

« Debout Loulou », murmure mamy. Alors là, je ne sais plus comment, ni à quelle heure, mais j’ai bien fini par m’endormir. Et je dormirais bien encore un peu. Mais il est l’heure. « Mon seigneur, il est l’heure », répète mamy avec une voix toujours aussi douce. L’heure de me réveiller, je sais. Je connais la mélodie. « Tu as bien dormi Loulou ? Ah, je vois que tu as encore dormi avec ta lampe de chevet allumée… Allez, enfile des vêtements chauds, un imperméable… Je t’ai préparé une tartine et un verre de lait. Et n’oublie pas de te brosser les dents, hein… ». Je lui obéis sur la pointe des pieds, en veillant à ne pas réveiller les autres dormeurs dans l’appartement, mon frère, ma sœur et maman. Mamy accroche un mot à la porte du frigo : « Avec Sean à Calais. Retour en fin de journée. Repas dans le frigo. Servez-vous ! ».

Fruits et légumes. Crédit image : Hélène Koole

Nous partons sans claquer la porte. Je demande à mamy où nous avons rendez-vous avec le reste du groupe : « Sur le parking à Belgrade (Namur, ndlr.). C’est tout près, tu verras ». En effet, c’était à deux pas. À notre arrivée, Moussa est déjà là. Youpie ! Il y a aussi Valentin, Bastien et Thomas, des copains que je croise parfois au centre d’accueil de Belgrade. Puis il y a des gens que je ne connais pas. « Lui, me dit mamy, c’est Philippe. C’est un vrai personnage ! Il a créé le collectif wallon d’aide aux migrants avec Thierry que tu as déjà rencontré. Puis il y a les parents de tes copains et on m’a dit qu’un journaliste serait aussi avec nous aujourd’hui. Ah bin, le voilà sans doute… C’est avec lui que nous partirons car, comme tu le vois, toutes les voitures sont bien remplies ». J’aperçois des caisses en carton qui débordent de couvertures, de vêtements et de nourriture. J’entends aussi Philippe, à la grosse voix et à l’accent liégeois, dire que, l’élément neuf par rapport au mois dernier, c’est que la police de Macron vit mal l’échec des food trucks.

Mamy me rappelle que Macron, c’est le président français et que l’échec des food trucks, c’est parce que l’équipe du président a commencé à distribuer de la nourriture aux migrants. Sans succès. Les migrants refusent les repas. Si je comprends bien, cela inquiète les associations comme la nôtre car elles n’ont plus le droit de distribuer. Philippe poursuit en disant que le gouvernement français cherche à démanteler – « à supprimer », me glisse mamy – les quatre petites jungles, qui comptent environ 800 migrants – « surtout des Africains et des Afghans », précise mamy –, et à démobiliser les bénévoles. « Pas de quoi te démobiliser toi, Sean », me lance Thierry. Je fais non de la tête. Mamy complète : « Comme nous tous ! ». Philippe précise, avant de rejoindre l’une des voitures du convoi : « Nous partons juste nourrir des gens qui ont leur gueule dehors, c’est une situation d’urgence ».

En route pour Calais, me voilà à l’arrière de la voiture du journaliste. Qui me paraît drôlement jeune, le journaliste. Il se présente à nous. Il s’appelle Pierre, vient de Huy et a 28 ans. J’aurais dit 21, peut-être. Mamy est d’accord avec moi. Pour le consoler, bien qu’il ne semble pas en avoir besoin, elle lui dit : « Mais c’est chouette, quand tu seras plus vieux, tu auras toujours l’air plus jeune ». Il lui sourit et me retourne la question : « Tu as quel âge toi, Sean ? – 8 ans ». Mamy indique que je suis le plus jeune du convoi. Je prends aussi conscience, sur la route, du mot « convoi ». Pierre referme la file de voitures que nous suivons et c’est réellement impressionnant de voir cette espèce de serpent avançant vers le Nord. La tête du reptile prenant la silhouette d’une grosse camionnette blanche.

Avec Pierre, nous discutons de tout, de rien, comme de la façon dont se sont passés ma nuit et mon réveil… Puis il nous parle de notre engagement auprès des migrants. « En famille, nous en parlons peu », dit mamy. « Nous préférons vivre les choses… Parler n’est pas la première étape. À un point tel que nous ne connaissons pas forcément l’opinion de tout le monde sur la question ». Elle raconte encore que ça n’a pas été difficile de me convaincre de l’accompagner. « Que du contraire. Il trépignait depuis plusieurs mois déjà. Je peux partir au bout du monde, il veut me suivre. Je dois même le freiner. Comme d’autres enfants participaient à ce convoi, je me suis dit que c’était l’occasion, à condition de le préserver des tensions. Le sensibiliser, oui, mais pas à n’importe quel prix. Il faut un minimum de sécurité. Pour autant, je ne suis pas favorable à un excès de protection. Il est important qu’il voie, qu’il avance et qu’il prenne conscience que le monde est ce qu’on en fait ».

Pierre me demande alors à quoi ressemble le monde, selon moi. J’hésite et finis par répondre que ça dépend. Ça dépend où on naît, où on vit… Ma maman vient de Belgique, mon papa vient de Guadeloupe. J’ai un copain de classe qui est Africain et ce n’est pas pour ça que je ne dois pas jouer avec lui. Je suis heureux de partir à Calais pour aider. Tellement heureux que j’ai l’impression d’embêter Pierre et mamy tous les dix kilomètres à leur demander si on arrive bientôt. Au bout de la trentième fois, ils me disent enfin que oui, nous y sommes.

Mamy Carine & Sean. Crédit image : Hélène Koole

« Si je te fous une baffe avant de te donner un sandwich, je crois que tu as moins faim »

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Sur un parking du centre de Calais, des Français, membres d’une autre association, nous accueillent au chant de ce que je pense être des goélands. J’aime ces oiseaux, tout comme leurs cousines que je connais mieux, les mouettes des villes. Je suis content de respirer l’air de la mer. Même bien caché entre la pollution des nombreux camions. Les adultes et les autres enfants ont déjà commencé à préparer les colis alimentaires pendant que je pense à autre chose : pourquoi les migrants viennent-ils ici ? Comment se passe leur voyage jusqu’ici ? Pendant combien de jours doivent-ils marcher ? Pourquoi ils ne préfèrent pas rester chez eux ? Viennent-ils avec leur famille ? Comme moi, avec leur mamy ? « Je suis fière de toi », me dit tout à coup une vieille dame avec un fort accent flamand.

Je lui demande pourquoi : « Parce que c’est important de prendre conscience, comme tu le fais aujourd’hui en venant ici, que le monde n’est pas que beau. Que tout le monde n’a pas ce qu’il veut ». Pierre intervient : « Bonjour, qui êtes-vous madame ? – Je suis Ferry, je suis Hollandaise et je suis arrivée par hasard à Calais en 2013. Je ne devais rester que quelques mois, mais je suis toujours là car la situation est inadmissible. Pire, elle se dégrade. Les droits sont de moins en moins respectés. De très jeunes hommes et femmes n’ont plus rien. Du temps de la jungle, ils avaient au moins leur territoire avec, par exemple, un centre de femmes où je travaillais. Là, ils n’ont plus rien. Alors, depuis quelques jours, l’État donne à manger, et c’est une bonne chose car c’est ce que nous demandons depuis quinze mois… Mais cela se passe derrière des barbelés, sous la surveillance des CRS. Des mêmes CRS qui, la nuit, les tabassent et détruisent leurs tentes. Or, si je te fous une baffe avant de te donner un sandwich, je crois que tu as moins faim. C’est pareil pour les exilés de Calais qui renoncent aux repas servis par l’État. Je suis membre de l’association SALAM et nous ne sommes plus les bienvenus sur le terrain de la distribution. L’État investit tellement… ».

Le témoignage de Ferry me donne encore un peu plus envie d’aider. Je rejoins les adultes et les autres enfants déjà au travail. Thomas me montre comment faire. D’abord, près d’une première camionnette, on prend un sachet avec du pain dedans. Ensuite, près de volontaires et à même le sol, on ajoute du lait, du jus, des sardines, des fruits… Un peu plus loin, on met aussi des œufs et du sel. Et on dépose ça dans une autre camionnette, qui se remplit petit à petit. J’ai essayé de compter, je suis arrivé à environ 300 sachets à la fin de la matinée.

Dans la cuisine de l’auberge des migrants. Crédit image : Hélène Koole

Mamy m’explique que le groupe se sépare à présent en deux. Les uns, dont notre voisin Moussa, partent distribuer les sachets de nourriture aux migrants. Les autres, dont nous et le reste des enfants, se rendent à l’auberge des migrants pour déposer ce qu’il reste de nourriture ainsi que les vêtements et couvertures. Mamy me rappelle que la situation est trop tendue pour que les enfants comme moi participent à la distribution. C’est plus prudent d’aller à l’auberge des migrants. J’accepte en essayant de m’imaginer à quoi peut bien ressembler cette auberge : est-ce qu’il y a une salle de jeux ? Des dortoirs ? Un terrain de foot ? Une grande cuisine ?

Mamy et moi repartons en voiture avec Pierre le journaliste. Il nous dit qu’il a pas mal discuté avec Philippe et Thierry ; qu’ils lui ont dit que ça faisait plusieurs années qu’ils venaient à Calais, déjà du temps de la jungle. Pierre développe tout en conduisant et en écoutant du bon rock : « Ils ont lancé les premiers convois de ce type en direction du parc Maximilien. Quand la jungle a été démantelée, ils se sont rendus à Grande-Sainte, commune voisine de Calais, qui fut mise à feu une quinzaine de jours plus tard. Une grande partie des migrants qui s’y trouvaient s’est réfugiée à Bruxelles. Les convois vers le parc Maximilien se sont multipliés avec jusqu’à 700 repas distribués toutes les semaines. C’est la presse qui a fini par baptiser leur mouvement de ‘‘Collectif wallon d’aide aux migrants’’. En fait, les mecs vont aux endroits où il y a le plus de monde. Aujourd’hui, c’est au parc Maximilien. Au printemps, ce sera à Calais. Comme disait Philippe, les gens veulent aller en Angleterre. Selon lui, ils se refont une santé en Belgique pour mieux s’élancer… ou mourir sur un camion, c’est selon ». Mamy lève les sourcils. J’écoute tout ça en regardant à travers la vitre. À l’approche de l’auberge, nous croisons de plus en plus d’Africains. « Ce sont des migrants, mamy ? – Je suppose. – Ils viennent d’où ? – D’Erythrée, surtout ». Leurs yeux ressemblent à ceux d’un ami qui s’ennuie ou qui mange seul à midi. Un ami qu’on ignore, qu’on laisse de côté. Ils ne semblent ni énervés, ni enthousiastes. Juste abattus. Épuisés. L’auberge nous ouvre ses portes. Un migrant qui stationnait tout près comprend que nous venons pour les aider. Son visage s’éblouit, il sourit et moi aussi.

Réalisation de colis. Crédit image : Hélène Koole.

Une cabane de jardin pour les migrants

Je découvre un énorme bazar. Mamy a le droit de trouver qu’il y a du désordre dans ma chambre ; là, c’est ma chambre puissance mille. Au moins. Et nous venons ajouter notre petite pierre à l’édifice : nos 800 couvertures aux montagnes de laine. Un monsieur au style très cool, et qui a l’air de plutôt bien connaître les lieux, nous dit tout de suite qu’il ne faut pas se fier aux apparences : « Avec le stock que vous voyez ici dans le hangar, on tient un peu moins d’une semaine. Tout n’est pas redistribué parce que tout ne convient pas. Des chaussures noires, pointure 42, c’est de l’or pour nous. Ce qui est moins utile pour nous, notamment pour les femmes et enfants, repart vers d’autres associations ou d’autres pays comme la Serbie, la Grèce, le Liban, la Syrie… Rien n’est jeté ». Le monsieur s’appelle Sylvain. C’est un peu le porte-parole de l’auberge. Je lui demande s’il vit ici : « Ici même, à l’auberge, non. Personne ne vit ici. – Et les migrants ? Ils dorment où les migrants ? – Là où ils peuvent jeune homme, certains à l’abri des dunes… – Sous tente ? Idéalement, mais ça aussi, c’est une denrée rare et précieuse, les tentes. Quand on en reçoit, elles partent comme des petits pains. Beaucoup sont détruites en moins de trois jours ». Mon copain Valentin me souffle dans l’oreille que, lui, s’il avait des sous, il construirait une cabane dans son jardin pour accueillir des migrants. Bastien, qui l’a entendu, dit que, lui, il rachèterait des bâtiments vides. Ils sont sympas, mais je trouve ça fou d’en arriver là. Fou aussi d’apprendre ce que l’auberge reçoit parfois : des patins à glace, des robes de mariée, des guitares cassées, des vêtements troués, de la nourriture périmée… Sylvain rappelle que les migrants se trouvent dans une situation tellement dégradante qu’ils méritent du neuf. De la dignité. Pas du vide grenier.

Direction la cuisine de l’auberge. Là aussi, à côté, la cuisine de mamy paraît rikiki. La musique va fort et les cuistots travaillent en rythme. En cuisine comme ailleurs dans l’auberge, Sylvain explique qu’il y a une grosse rotation au niveau des postes – « ça change beaucoup », me dit mamy – « pour que personne ne devienne irremplaçable ». Même si quelqu’un est très bon pour un truc, il changera de mission. D’après lui, ça deviendrait dangereux quand quelqu’un a le pouvoir dans un truc. Du coup, rigole-t-il, « t’as des avocats de Chicago qui trient des chaussettes ou des ingénieurs agronomes qui coupent des oignons ». Un adulte du groupe lui demande s’ils sont payés : « Seules trois personnes, parce qu’elles font le lien, sont défrayées. Sinon ce ne sont que des bénévoles, dont une majorité d’Anglais ». Moi je suis assez gourmand, puis je commence à avoir faim, alors je m’intéresse plutôt aux menus. « Ah, jeune homme, nous avons notre fameux menu ‘‘CRS’’ : curry, riz, salade… Plus sérieusement, nous avons une tonne d’épices, ce qui nous permet de varier les saveurs ». Un autre adulte s’interroge sur le nombre de repas par jour : « Pendant la jungle, on était à 2500 repas par jour. Aujourd’hui, on se situe encore entre 1000 et 1500, répartis entre Dunkerque, Calais et Grande-Sainte ». Je lui demande s’ils font parfois des frites : « C’est arrivé, mais rarement. Une friterie était venue sur la jungle. C’était magnifique ! ». Nous sortons du grand bâtiment. Pendant que Sylvain présente aux adultes et aux autres enfants le bus scolaire, qui voyage dans Calais pour proposer des cours de français et d’anglais, je joue autour d’une grande flaque d’eau que j’imagine être une petite mer. Je lance des bouts de bois qui la traversent sans peine. Si seulement, me dis-je, rejoindre l’autre côté de la mer était aussi simple que ce mouvement de bois.

Au loin, mamy m’appelle. On dirait que la visite est terminée. « Loulou ! Tu viens, Loulou ? Le journaliste nous attend. On rentre à l’appartement ». Je regarde l’auberge des migrants. Si la situation continue, j’espère que nous reviendrons. Peut-être pour la distribution ?

Crédit image : Hélène Koole. Sean à l’auberge des migrants.

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