Se réjouir de « l’extinction de l’espèce humaine » est devenu un commentaire récurrent dans les bouches et sur les réseaux sociaux. Sans visualiser précisément ce que cela impliquerait, certains s’imaginent bien légèrement que la mort précipitée de millions d’êtres-humains réglera le problème de la crise écologique à terme. Un tel raisonnement n’est aujourd’hui pas seulement cynique, c’est également un luxe réservé à ceux qui vivent dans des régions du monde encore relativement stables et préservées des conséquences en question. Mais souvent sollicitée dans le but de valider socialement son propre immobilisme, son impuissance, cette pensée trouve le moyen d’être cultivée et validée. Pourquoi se réjouir de l’effondrement est-il en réalité le signe d’une « déperdition » dramatique d’empathie sur fond d’égoïsme. Édito.

Qui n’a jamais entendu dire : « vivement que l’humanité disparaisse pour laisser la place à la nature » ou « La planète va réagir en nous rayant de la carte! » ou encore « on n’a pas besoin de sauver la planète, elle nous survivra une fois que nous aurons disparu! ». Certes, l’étude de l’effondrement et sa diffusion dans le débat public provoquent des réactions contradictoires et émotionnelles tout à fait humaines. Car elles obligent à se confronter à la « finitude » de la vie et à remettre en cause l’imaginaire dans lequel nous avons été baignés, c’est-à-dire la croyance du progrès et du développement technique infinis. Mais aussi réconfortante soit-elle, représente-t-elle vraiment cet idéal que nous imaginons ? Sa réalisation concrète est-elle moralement souhaitable ?

Il ne s’agira pas ici de revenir sur les principales thèses de l’effondrement, selon lesquelles la déplétion des ressources et la destruction de l’environnement risquent de mettre un coup d’arrêt au développement de nos sociétés. Toutefois, nous pouvons, au regard de leurs principales analyses, renforcées par le dernier rapport du GIEC, partager leurs conclusions : les économies humaines vont, à moyen terme, au-devant d’une contraction importante dans tous les domaines. Ce qui signifie que la population humaine mondiale suivra sans aucun doute la même trajectoire. Une trajectoire qui s’avèrera, et s’avère déjà, contrairement à ce que nous laissent fantasmer les films catastrophes ou le terme « effondrement », lente et progressive. Des êtres vivants vont inévitablement souffrir de ces changements amples et longs, sans même pour autant que ces crises signifient, en bout de course, la fin de l’espèce dans sa totalité. Si l’humanité disparaît un jour, ce ne sera pas si soudainement, mais en emportant jour après jour dans sa chute le vivant qui l’entoure. Nombre d’entre eux souffrent d’ailleurs dores et déjà de ce précipice. Peut-on honnêtement se réjouir de ces injustices, pertes et agonies quotidiennes vouées à se poursuivre ?

Décharge de Phnom Penh. @Jean Paul DUBOIS/Flickr

Certains en sont persuadés. Souvent parce qu’ils se reposent sur une vision édulcorée, rapide et totale de l’effondrement. Pendant que les inquiétudes scientifiques concernant le changement climatique grandissent, pour tous les dégâts charriés par ce dernier, émerge donc l’opinion radicale selon laquelle l’effondrement de la population humaine pourrait se révéler être finalement une « bonne chose » pour la planète. Sur les réseaux sociaux en particulier, des voix s’élèvent chaque jour dans les commentaires pour affirmer que « l’extinction, on s’en fout », puisque « la terre ne s’en portera que mieux sans nous ». À la condition que, assis confortablement dans un fauteuil, les auteurs de ces propos ne soient pas eux-mêmes trop bousculés… Car la perspective d’une disparition violente de l’espèce humaine n’a rien d’heureux, au même titre que ceux qui aspirent à « une bonne guerre comme en 40 » ! La souffrance des autres théorisée depuis son clavier d’ordinateur semble toujours bien plus acceptable.

 

Le syndrome des films catastrophes 

« The Last of Us 2 » @Berdu / Flickr

L’effondrement au sens visuel du terme, le cinéma l’a mis en image depuis longtemps sous un genre bien spécifique, celui du film catastrophe. On y découvre des populations menacées et touchées par un cataclysme soudain, souvent naturel, mais parfois technologique, durant lequel doivent survivre des humains. Une première vague de films catastrophes popularisent le genre dans les années 70. La réussite de ces productions reposant essentiellement sur des effets spectaculaires qui demandent des budgets conséquents, mais surtout une certaine évolution des techniques, les années 90 marqueront plus profondément le genre, dont le populaire Indépendance Day de Roland Emmerich (1996).

Ces films sont ouvertement inspirés des réalités environnementales de notre époque. Sans toutefois s’en servir de manière sérieuse, elles ont le bénéfice d’ainsi laisser à notre siècle une image palpable, aussi fantasmée soit-elle, de nos appréhensions environnementales. Or cette dimension cinématographique pose aussi plusieurs problèmes : puisque les images semblent autant inspirées d’une réalité qu’elles en trahissent la manifestation, elles diffusent dans l’imaginaire collectif une idée romancée de cette dite réalité. 

Aussi, à force d’images scénarisées, fluides et évidentes de l’effondrement de notre civilisation, le spectateur est-il tenté d’idéaliser la catastrophe écologique, de telle manière qu’elle semble presque souhaitable pour la planète. Sorte de déluge biblique, la fin du monde nettoierait les villes de leur corruption et de leur saleté : la Terre surpeuplée, déformée par le capitalisme et la violence insoutenables, avec ses buildings et usines qui ne laissent pas voir le ciel, serait à nouveau recouverte du tapis de la nature originelle, belle et lumineuse sous un ciel dégagé. Mais ce qui attend nos sociétés, si nos modes de vie ne changent pas, est évidemment bien plus sombre : maladies, délogements, évacuations, noyades, perte de repères, pauvreté, inégalités, injustices, violences, guerres, famines…

Contrairement à ce que peut laisser croire le vernis cinématographique des blockbusters, la mort et la souffrance y sont omniprésents. Les « figurants » dévalorisés dans les films compteraient dans notre paradigme, ne serait-ce que pour des questions morales, ou parce que nous en ferions douloureusement partie. Alors pourquoi nous souhaiter ces atroces souffrances ? Parce que les personnages principaux, ceux auxquels on s’identifie justement, s’en sortent héroïquement. Et peut-être pensons nous, chacun dans notre coin, pouvoir un jour sortir vainqueur de cet effondrement et bénéficier de l’après-monde.

Confondre notre avenir avec un film… Nous savons faire la distinction entre film et réalité, n’est-ce pas ? Pas si simple en réalité. L’image est, selon JL Comolli (Corps et Cadre, p.568) toujours absorbée comme réelle. C’est « la fatalité analogique du cinéma ». L’image prend la forme du réel, de telle manière que le spectateur assimile irrémédiablement les deux. La matière du réel est comblée par celle de l’écran en mouvement, imitant celui de l’expérience du monde. Stanley Cavell le soutient aussi à sa manière : en regardant un film ou une photographie nous sommes convaincus sans fondements, « nos sens se tiennent pour comptant de la réalité » (La projection du monde, 1971).

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« The last of us » @Firefly EllieSuivre
/ Flickr

Evidemment, il ne s’agit pas d’avancer que le spectateur pense voir dans le film une action s’étant réellement déroulée, mais que l’image s’imprime en lui comme le fruit d’une expérience visuelle assimilable à celles qui sont issues de son expérience de la réalité. Autrement dit, il y a fort à parier que la plupart de celles et ceux qui prétendent que l’effondrement est une bonne nouvelle ont en tête un type d’effondrement fictif issu d’une culture ciné spécifique, bien loin, très loin, de la dystopie en cours. Mais le conscientiser ne suffirait malheureusement pas. Parce que nos biais cognitifs, qui refusent d’accepter impuissance et frustration, nous poussent à excuser notre inertie. Et quel meilleur moyen de l’excuser que de se mettre à souhaiter ce qui nous arrive.

 

Le nihilisme comme déni de responsabilité

Pour ces partisans de l’annihilation globale, il semble opportun de se réjouir des emballements économiques et climatiques (entendu que l’effondrement n’est pas une date, mais un processus) tel un juste retour des choses, en formulant notamment l’espoir qu’ils sonnent le glas d’un système particulièrement violent envers l’humain et la nature. Le non-sens de cette pensée nommée « nihilisme optimiste » saute aux yeux. On en oublierait presque que les effondrements locaux les plus récents (notamment celui de la Syrie où 45 % de la population a été déplacée en 8 ans, et 20 % a quitté le pays), se sont soldés par des violences humaines difficilement descriptibles et supportables. Se pose la question : être lucide en ce qui concerne les souffrances engendrées par le capitalisme, le productivisme et la situation mondiale, justifie-t-il de légitimer et de banaliser d’autres formes de souffrances ? Autrement dit, peut-on avoir l’esprit clair sur les drames humanitaires évitables qui pèsent sur nous tout en nous souhaitant des malheurs pires encore. Non, de toute évidence.

Par ailleurs, comme le développe Christophe Bonneuil, co-auteur L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (Seuil, 2016), « se donner la fin de l’espèce humaine comme cadre de pensée de l’effondrement, c’est risquer d’inhiber toute pensée et toute politique. […] ce scénario ne doit pas monopoliser notre attention : il ne fascine qu’au prix de l’occultation de toute analyse géopolitique, sociale ou géographique ». En d’autres termes, se féliciter de l’extinction éventuelle des humains, c’est encourager l’immobilisme actuel qui précipite le drame, et par conséquent la perpétuation du système économique et des institutions à l’origine de la situation. Dans cet esprit, le problème devient l’Humain, et pas le système qui génère du désordre. Tout bénéf’ pour le productivisme et ses institutions.

Rappelons-le : les premières victimes de l’exploitation industrielle et de la domination économique sont également les premiers concernés au plus haut degré par les bouleversements engendrés par le changement climatique. Et ce sont encore les mêmes – les plus pauvres – qui sont les premiers fragilisés par les crises économiques et la déplétion des ressources ! Sans oublier les nombreux activistes de l’environnement qui ont sacrifié leur propre vie à cette cause, au sens propre. Si les effondrements successifs de notre humanité toucheront d’abord les plus pauvres, pourtant les moins pollueurs, c’est bien in fine les plus riches, donc les plus délétères, qui auront accès à une terre dépeuplée et aux ressources à disposition. Souhaiter notre fin, c’est servir sur un plateau un nouveau départ à cette minorité.

En termes simples, moins vous participez aux changements climatiques, plus vous en subissez les conséquences. Notre réalité est déjà bien assez cynique pour lui souhaiter le pire, même si c’est paradoxalement en vue de s’en débarrasser. Aujourd’hui, si nous voulons infléchir la trajectoire que suit l’humanité (dans les limites de ce qu’il est possible de faire), nous devons nous confronter à la réalité du monde sans fuite intellectuelle et à notre marge de manœuvre avec lucidité et surtout empathie.

Concept art pour « The Last of Us »

Revenir à la raison et agir

Enfin un peu d’humilité et de recul s’imposent dans ce débat : alors que le déclin de la population humaine reste une simple théorie à ce stade – la population ne cessant d’augmenter envers et contre tout – la chute de la biodiversité sans précédent est bien réelle, observée, mesurée. Et bien malin serait celui qui saurait prédire jusqu’où ce mouvement pourrait se prolonger. C’est donc bien cette nature qui est la première à payer le lourd tribut de notre indifférence et surtout de notre déni (« tout va bien, la terre nous survivra… »). Osons le dire, l’humanité est l’espèce la plus invasive de cette planète en dépit des crises qu’elle traverse. Elle possède les moyens techniques, militaires et industriels pour faire de la planète un caillou mort, comme Mars, où même une bactérie ne pourrait survivre, quitte à « vivre » dans une bulle à oxygène.

Si nous pouvons aller et vivre sur la lune, nous pourrions être les derniers à vivre sur terre même dans des conditions effroyables. Souhaiter notre extinction en précipitant le modèle actuel, c’est nier ce risque bien réel. Car pour chaque espèce qui s’éteint sous nos yeux indifférents, ce sont des millions d’années d’évolution qui s’arrêtent à jamais, sans possibilité de retrouver le même schéma évolutif. Ne soyons pas si sûr que la richesse foisonnante de la nature que nous connaissons ne soit pas unique. Rien ne nous assure que la Terre nous survive si bien que nous aimerions le croire.

Gardons donc à l’esprit que les extinctions passées montrent que la reconstruction des écosystèmes est un processus singulier qui prend des centaines de millions d’années, soit bien plus que toute l’histoire de l’humanité depuis ses débuts. Avons-nous vraiment le droit d’annihiler en quelques siècles ces millions d’années d’évolution au prétexte que d’autres millions d’années attendent notre planète après nous ? Ne pas agir aujourd’hui au motif que la terre retrouvera hypothétiquement d’elle-même un équilibre dans un lointain futur imaginaire ne peut qu’aggraver le processus actuel, dont les dégâts au présent devraient déjà être un motif de lutte amplement suffisant à nos yeux. L’avenir se joue donc aujourd’hui, en pleine conscience, pas dans l’éventuel fantasme de ceux qui pensent que tout ira pour le mieux quand les humains auront disparu, emportant tout le reste avec eux.


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