Le secrétaire d’Etat aux Transports a récemment annoncé la suppression des vols domestiques dont le trajet peut se faire en train en moins de 2h30. Cette mesure, décriée par le secteur aérien, s’appuie pourtant sur des raisons d’ordre écologique. L’étude « Climat : Pouvons-nous (encore) prendre l’avion ? », sortie ce 21 juillet 2020, le prouve :  il est indispensable de réduire drastiquement l’usage de l’avion, tant son impact environnemental est élevé et ne cesse de croître au moment même où nous vivons un désastre global. Mais cet acte individuel doit être accompagné par l’État afin de rendre plus accessibles aux citoyens les modes de transport plus écologiques et abordables, notamment le train, et penser la reconversion du secteur aérien sans oublier ses employés. Sans quoi la suppression des vols intérieurs ne fera que renforcer des inégalités sociales.

« Sauvons le vivant, pas les avions », c’est le slogan affiché par des militants écologistes d’Extinction Rebellion (XR), le vendredi 26 juin, lorsqu’ils se sont introduits sur une des pistes de l’aéroport d’Orly dans le cadre de l’opération baptisée « Oiseau de feu ». L’aéroport venait tout juste de rouvrir après presque trois mois de fermeture, en raison de l’épidémie mondiale. La relance de la machine économique à tout va avait bel et bien eu lieu, et notamment dans le secteur aéronautique, sans aucune considération d’ordre écologique ni sociale. 

Le gouvernement français a prêté 7 milliards d’euros à la compagnie Air France pour lui permettre « d’affronter la crise ». En parallèle, le secrétaire d’Etat aux Transports, Jean-Baptiste Djebbari, a annoncé le lundi 22 juin – il y a un mois – la suppression des vols domestiques dont le trajet peut se faire en train en moins de 2h30. C’est l’une des conditions qu’impose l’État à Air France pour son sauvetage, après lui avoir fait un tel prêt. Une incohérence qui a notamment été dénoncée par XR lors de son opération à Orly : « Le gouvernement essaie de faire une opération de com sur l’interdiction de quelques vols intérieurs, mais – en même temps – il finance à coup de milliards d’argent public la relance de l’industrie aéronautique. Quelle est la logique ? » . Dans ce contexte, il est nécessaire de faire le point sur l’impact environnemental du secteur aéronautique, mais aussi d’apporter des réponses viables. C’est l’objet de l’étude « Climat : Pouvons-nous (encore) prendre l’avion ? », sortie ce 21 juillet 2020. Quelles mesures doit suivre l’aviation civile pour respecter l’Accord de Paris et aligner la France sur une trajectoire neutre en carbone ? Comment réinterroger notre rapport à l’aviation si nous souhaitons prendre au sérieux les engagements climatiques internationaux ? Est-il déjà trop tard ?

Cette enquête prouve que l’aviation civile, actuellement incompatible avec un avenir décarboné, doit se transformer rapidement et massivement. Or les solutions apportées par les acteurs de ce secteur demeurent largement insuffisantes, tant qu’elles ne prennent pas en compte la nécessaire réduction de la demande en vols et de toutes les consommations qui en découlent. Le nombre de passagers doit être divisé par deux d’ici 10 à 20 ans pour se laisser une chance de rester sous 2°C de réchauffement climatique. Réduire drastiquement l’usage de l’avion apparaît donc comme une urgence. Or cet acte individuel ne doit pas être isolé et se faire au détriment des plus pauvres. La suppression des vols intérieurs doit s’accompagner d’un réel engagement de la part de l’État visant à rendre plus accessible aux citoyens les modes de transport plus écologiques, notamment le train, et à penser la reconversion du secteur aérien sans oublier ses employés. Alors, pouvons-nous (encore) prendre l’avion ? Pas vraiment. Explications.

L’aviation civile, un luxe au coût environnemental certain

Seulement 10% de la population mondiale a déjà pris l’avion. La majorité des clients du transport aérien se situent dans entre les 8e et 10e déciles de revenus, soit les 30% les plus riches. À l’opposé, on estime que 15 % des Français n’ont jamais pris l’avion. La proportion est démesurée. Deux Français sur trois prennent l’avion moins d’une fois par an. Pourtant, ce secteur fortement émetteur représente 7,3% de l’empreinte carbone des Français. Selon François Ruffin, député à l’Assemblée Nationale :

« L’avion, c’est le symbole d’une classe privilégiée, de sa capacité à sauter d’un continent à l’autre, à se tenir au-dessus du monde.»

À titre d’illustration, un aller-retour Paris-New-York en classe économique — 11.700 kilomètres — émet une tonne équivalent CO₂ par passager. Le trafic aérien a explosé ces dernières années : plus 2 milliards de passagers supplémentaires entre 2009 et 2019. Concernant l’aviation civile française, la tendance est à une augmentation de plus de 2.7% du nombre de passagers par an. L’aviation représente entre 5 et 8 % des émissions mondiales, et près de 10 % des émissions françaises. Si l’on souhaite s’aligner sur les objectifs de 2030 de + de 1.5 degrés maximum, il est donc nécessaire de réduire 70% de nos vols.

Opération « Oiseau de feu », le 26 juin, à l’aéroport d’Orly / Crédits photo : XR France

Mais, selon l’étude « Climat : Pouvons-nous (encore) prendre l’avion ? », il est désormais utopique et impossible de s’aligner sur ces objectifs ; et ce pour deux raisons. Dans un premier temps, parce-que ces objectifs sont eux-mêmes basés sur des données incomplètes. L’inventaire des émissions de gaz à effet de serre (GES) de la France ne prend en compte que la quantité de kérosène brûlée en vol or, pour faire un bilan complet, il faudrait y ajouter les émissions liées à la production et la distribution de kérosène mais aussi celles liées à la condensation ! Ces traînées de condensation ont un pouvoir réchauffant similaire au CO2 émis pendant le vol, bien souvent occulté dans les analyses. Si l’on prend en compte tous les types de GES, en vol et hors vol, la part de l’aviation dans nos émissions de GES est démultipliée. Dans un deuxième temps, parce-que ces objectifs ne se focalisent que sur l’offre et non sur la demande.

Les solutions proposées visent à rendre l’aviation plus écologique, en occultant le réel problème : l’emport moyen, soit le nombre de passagers. Il n’y a pas de tendance naturelle à l’infléchissement des émissions de GES du secteur aérien, c’est la demande qui provoque l’offre. Quant aux consommations annexes, aéroports, plastique, logistique, elles ne rentrent dans aucun compte… Et pourtant, elles représentent la partie invisible de l’iceberg.

« Pour rendre compatible l’aviation avec les engagements internationaux, il faut réduire le nombre de passagers »

Plusieurs pistes de réduction des émissions de GES du secteur aérien ont été avancées. Parmi elles, l’étude en a sélectionné onze, en analysant pour chacune d’elle ses avantages et inconvénients : augmenter l’emport moyen, supprimer les classes disposant d’un espace supérieur aux classes économiques, généraliser le roulage « vert », optimiser les trajectoires de vol, optimiser les destinations de vol, améliorer l’efficacité énergétique des avions, l’avion électrique, voler à l’hydrogène / aux hydrocarburants / au kérosène de synthèse, compenser les émissions avec le dispositif CORSIA. Que de bonnes nouvelles, non ? Pas vraiment. 

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Les différents scénarios réalisés par les auteurs de l’étude leur ont permis d’aboutir à la conclusion suivante : si les objectifs fixés par l’UE ou la France étaient respectés grâce à ces pistes, malgré la croissance des émissions de GES, plus de 80% de notre budget carbone devrait être dédié à l’aviation. Ce qui laisserait une part très faible aux autres secteurs. Il est nécessaire d’aller au-delà des efforts déjà entrepris et des pistes de réductions techniques pour décarboner le secteur aérien dès maintenant, expliquent-ils : 

« si la stagnation des émissions de GES du secteur aérien peut s’envisager avec des progrès techniques conséquents et immédiats, il reste inenvisageable de faire diminuer ces émissions  sans jouer de manière conséquente sur la demande.»

Les petits arrangements techniques ne suffiront pas. Pour rendre compatible l’aviation avec les engagements internationaux, il faut donc réduire la consommation directe, donc le nombre de passagers. Mais en ayant des objectifs réalistes : le secteur aéronautique ne peut plus s’aligner avec une trajectoire compatible pour les 1,5°C. Le progrès technique poussé à son extrême et l’arrêt immédiat de la production d’avions ne suffiraient même pas. Pour respecter l’Accord de Paris et ne pas dépasser 2°C de réchauffement climatique, il faudrait réduire de moitié le nombre de passagers annuels d’ici 20 ans maximum. Un effort extrême qu’aucune société ne peut garantir tant il est incompatible avec le dogme économique actuel.

« 15 milliards pour relancer la catastrophe » / Crédits photo : XR France

Alors, sommes-nous sur la bonne voie avec l’annonce du gouvernement visant à supprimer les vols intérieurs dont le trajet peut se faire en train en moins de 2h30 ? Oui, car cela permettrait de réduire la demande de vols. Non, car l’Etat français fait dans la micro-mesure. À titre d’exemple : pour que Air France réduise de moitié les émissions de CO2 sur ses vols intérieurs d’ici 2024, la compagnie a reçu 7 milliards d’aides publiques en prêt pour son développement… Le gouvernement a également annoncé un plan de soutien à l’aéronautique de plus de 15 milliards d’euros, sans aucune perspective de transformation radicale du secteur. De l’argent collectif qui devrait manifestement être réinvesti autre part, et notamment dans le secteur ferroviaire.

Par ailleurs, l’Etat continue d’investir dans des projets inconciliables avec l’atteinte des objectifs en matière de climat, et notamment le projet d’extension de l’aéroport Roissy Charles de Gaulle. L’étude consacre une partie entière à ce projet, démontrant son incompatibilité avec les engagements climatiques. Or elle soulève aussi une problématique importante : la nécessité de penser la diminution des GES du secteur aérien à l’échelle européenne, sans quoi il y aura des distorsions de concurrence. Par exemple, en mettant en place un moratoire sur la construction et l’agrandissement d’aéroports à l’échelle européenne. Or on en revient toujours au même point : c’est la demande croissante de vols qui justifie les extensions d’aéroports. Il faut donc aller plus loin et comprendre pourquoi il est si difficile de repenser son rapport à l’aviation, en tant qu’individu, à travers le prisme du coût social que cela représente.

Repenser son rapport à l’aviation, oui … mais pas sans un réel accompagnement de l’État

Réduire drastiquement l’usage de l’avion pour des raisons écologiques, oui. Mais sans que cela ait pour conséquence de renforcer les inégalités sociales. La décroissance du transport aérien, fortement émetteur de gaz à effet de serre et source d’aggravation des changements climatiques, ne doit pas se faire au détriment des plus pauvres. Les conséquences sociales sont à envisager et à anticiper dès maintenant, à la fois du côté des passagers que du personnel navigant, du personnel au sol ou des constructeurs aériens. 

« Autrement dit, plus qu’un plan de relance, c’est un plan de transformation du secteur aérien dans son ensemble qui est à imaginer dès maintenant si nous souhaitons avoir une chance sérieuse de respecter nos engagements climatiques »

Et si, au lieu de prêter des milliards d’euros au secteur aéronautique, l’Etat français investissait cet argent dans une démarche de réduction des inégalités sociales ? À commencer par le secteur ferroviaire. Aujourd’hui, un billet de train  Toulouse-Lille coûte quatre fois plus cher qu’un vol. Un prix que ne peuvent se permettre les étudiants et familles précaires. La suppression des vols intérieurs ne peut donc pas être viable si elle ne s’accompagne pas d’un investissement massif de la part de l’État dans le secteur ferroviaire. Il est nécessaire d’adapter les prix en fonction de la pollution provoquée par le transport concerné. En ce sens, la coopérative Railcoop, a entrepris de relancer des lignes abandonnées par la SNCF, plutôt que de se tourner vers celles considérées comme rentables pour cette fin d’année. Développer le train et les bus de nuit, comme c’est déjà le cas en Amérique du Sud, semblent aussi être des pistes intéressantes.

« Orly, c’est fini » / Crédits photo : Alexandre-Reza Kokabi

La baisse du prix des billets de train et l’élargissement de l’offre ferroviaire, couplés à la suppression des vols intérieurs, engendreraient une augmentation de la fréquentation des gares. Ce qui aurait pour conséquence de créer des emplois, et donc de compenser dans une certaine mesure la perte d’emploi dans le secteur aéronautique. Il y aurait en effet près d’un emploi sur trente en France (environ 3%) qui dépendrait directement ou indirectement du secteur de l’aviation civile. Bien que ce nombre tend à diminuer par la volonté du secteur d’automatiser au maximum les emplois par la technologie, il est indispensable de penser aux employés de l’aéronautique, et d’autant plus en ce contexte de crise sanitaire. La réduction du nombre de passagers nécessaire pour respecter les objectifs climatiques suppose une réduction du nombre de mouvements, du nombre d’avions produits et donc de l’emploi. Le plan de relance de 15 milliards d’euros prétend répondre à cette problématique. Or ce plan de soutien et ses contreparties peinent à convaincre Greenpeace France, qui explique : 

« Le Gouvernement continue à se voiler la face sur l’essentiel : réduire le trafic aérien est indispensable pour vraiment baisser les émissions de gaz à effet de serre du secteur et lancer une véritable transition écologique. Or Bruno Le Maire [ministre de l’économie, nldr] a bien indiqué l’objectif de retrouver le niveau de trafic de décembre 2019 et de renouer avec la croissance de ce trafic, en contradiction totale avec la crise climatique ». L’ONG déplore aussi des contreparties environnementales « floues, peu ambitieuses, voire carrément problématiques », et des milliards d’euros d’aides annoncés pour les secteurs aéronautique et automobile, mais « toujours zéro pour la relance du ferroviaire »

Il semble ainsi grand temps d’ouvrir un débat difficile, mais lucide, sur la reconversion du secteur aéronautique. C’est ce que suggère l’Atelier d’Ecologie Politique (ATECOPOL), un collectif de plus d’une centaine de scientifiques de la région toulousaine, dans leur « Lettre aux salariées et salariés de l’aéronautique toulousaine » publiée le 6 mai 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19. L’ATECOPOL propose plusieurs pistes de réflexion : réorienter l’activité productive des employés, donner au secteur un objectif de service public et non plus de profit mais, surtout, peser en tant qu’employés et citoyens du secteur pour que les aides publiques servent à des fins sociales telles que financer des reconversions et/ou assurer leur sécurité financière. Tout est encore à penser, à réfléchir, mais la réflexion collective et citoyenne semble être la clé. Mobiliser les salariés de la recherche et de l’aéronautique, leur demander quelles sont leurs peurs, leurs attentes … les écouter, tel doit être le rôle du gouvernement français pour accompagner la nécessaire reconversion du secteur aérien. L’association Notre Affaire à Tous, suite à la publication de l’étude « Climat : Pouvons-nous (encore) prendre l’avion ? », a publié douze propositions pour donner une consistance juridique à ces revendications, parmi lesquelles figure justement l’aide à la reconversion du secteur de l’aviation et de son personnel.

Les activistes d’Extinction Rebellion ont empêché le décollage d’un avion Air Corsica / Crédits photo : Alexandre-Reza Kokabi

Les auteurs du rapport concluent : 

« Des mesures de sobriété dans notre rapport à l’aviation sont donc indispensables. Loin de s’opposer aux progrès techniques, il s’agit d’une complémentarité nécessaire pour limiter la casse et cela doit réinterroger notre rapport à l’aviation. Si nous prenons au sérieux les engagements internationaux en matière de climat et si nous considérons que l’aviation civile doit garder une part raisonnable dans notre empreinte carbone, la fréquentation des aéroports doit diminuer rapidement et fortement. En fonction de notre capacité à développer une aviation décarbonée, le nombre de passagers doit être divisé par deux d’ici 10 à 20 ans pour se laisser une chance de rester sous 2°C de réchauffement climatique. Cela n’empêche pas de faire le voyage de sa vie, de retrouver sa famille, de s’expatrier ou d’assurer quelques fonctions indispensables, mais cela remet fortement en cause l’aviation de masse et les déplacements rapides, loin et pour une courte durée qui constituent une partie de notre activité touristique. En revanche, à moins de subir des chocs majeurs, le transport aérien ne peut plus s’aligner avec une trajectoire compatible avec les 1,5°C, du seul fait des émissions projetées de la flotte d’aéronefs déjà existante. Continuer de croire dans la massification du transport aérien, c’est acter la défaite de nos politiques d’atténuation et cela nécessite de penser dès maintenant des mesures d’adaptation à un monde qui va devenir de plus en plus invivable. »

La conclusion est inévitable : il est indispensable de repenser notre rapport à l’usage de l’avion et des transports en général. Cet acte individuel ne sera à la portée de tous qu’à condition que l’État français y mette du sien. Réduire drastiquement les vols ne doit pas avoir pour conséquence de renforcer les inégalités sociales. Or, l’écologie promue jusqu’ici par Emmanuel Macron dans le domaine de l’aviation civile semble oublier cette dimension. Nous ne cesserons pas de le rappeler : il ne peut y avoir de justice climatique sans justice sociale. 

– Camille Bouko-levy

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