Depuis plusieurs années, la permaculture rencontre un véritable engouement, aussi bien parmi les maraîchers professionnels qu’au sein des collectifs d’habitants désirant se réapproprier leur alimentation. Dans son dernier livre consacré au sujet, Grégory Derville nous apprend que, loin de se résumer à un système technique agricole, la permaculture est une manière de repenser les interactions entre les êtres humains et leur environnement dans l’objectif d’une société plus soutenable. À l’occasion de la parution de l’ouvrage La Permaculture. En route pour la transition écologique publié aux Editions Terre vivante, nous avons interrogé l’auteur. Interview.

Mr Mondialisation : Comment un politologue en vient-il à s’intéresser à la permaculture ?

Grégory Derville : J’ai toujours été intéressé par la nature. Dans mon enfance, je rêvais de créer une réserve naturelle au bout du village pour y protéger les animaux, j’ai rédigé et dessiné à la main un Journal des amis de la nature… En grandissant, il est resté quelque chose de cette sensibilité : alimentation bio et en circuits courts, déplacements en vélo et en train, compostage, engagements associatifs (notamment dans le cadre du collectif Beauvais en transition), etc.

Il y a une dizaine d’années, j’ai été chargé d’un cours intitulé « Environnement et politique » en Master de science politique à l’Université de Lille. En préparant mon chapitre introductif sur le bilan écologique de la planète, j’ai constaté à quel point la situation est dramatique sur tous les plans (biodiversité, pollutions, climat, épuisement des ressources, etc.). Et chaque année lorsque je réactualise ce cours, c’est de plus en plus accablant ! Les étudiants sortent de ce chapitre assez éprouvés, et moi aussi à vrai dire…

À un moment j’ai ressenti le besoin de m’engager dans une démarche plus constructive, et lorsque j’ai découvert la permaculture, j’ai tout de suite compris qu’elle permet d’allier une analyse lucide de l’effondrement écologique en cours et un engagement résolu en faveur de solutions concrètes, simples et efficaces, que chacun peut mettre en œuvre à son niveau, partout sur la planète. J’ai alors suivi un CCP (Cours Certifié Permaculture) avec Benjamin Broustey, du bureau d’études Permaculturedesign, et ça a été une expérience passionnante, qui m’a convaincu de m’engager plus avant dans cette direction.

Mr Mondialisation : D’un point de vue technique, lorsqu’on parle de permaculture, à quoi fait-on référence exactement ?

Grégory Derville : Dans beaucoup de reportages et de livres qui lui sont consacrés, la permaculture est plus ou moins assimilée à un ensemble de techniques de jardinage : le mulchn (paillis), les associations de plantes, et bien sûr les fameuses buttes. Or elle est bien plus et surtout bien autre chose que cela. La permaculture, c’est à la fois une philosophie de vie, une science et une méthode. Son but est de concevoir, d’aménager et de faire fonctionner des « écosystèmes habités » dotés des mêmes caractéristiques que la nature (la résilience, la diversité, l’autonomie, la durabilité…), et qui de ce fait produisent une grande abondance de récoltes variées : nourriture, énergie, biodiversité, beauté… Pour le dire d’une formule, la permaculture c’est la culture de la permanence ; c’est un état d’esprit qui consiste à intégrer de façon systématique et concrète le souci de l’efficacité énergétique et de la permanence dans nos choix individuels et collectifs.

Ainsi définie, la permaculture trouve à s’appliquer dans toutes les dimensions de notre vie, comme l’indique la fameuse « fleur de la permaculture » : dans le jardinage mais aussi l’éco-construction, la santé, les transports, la consommation…

Mr Mondialisation : Ces dernières années, on observe un véritable engouement pour la permaculture. Comment l’expliquez-vous ?

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Grégory Derville : Nous sommes très nombreux à éprouver tristesse et colère devant les ravages causés par le modèle productiviste et consumériste dans lequel nous vivons. Or nous sentons bien que nous sommes largement dépendants de ce modèle dans notre vie quotidienne, et qu’en plus nous contribuons aux dégâts que nous constatons, par nos choix de consommation, nos déplacements motorisés, etc. On a beau se dire que certains individus et certaines firmes ont une responsabilité bien supérieure à la nôtre, c’est quand même difficile de ne pas éprouver des sentiments très négatifs comme la peur, la culpabilité, l’impuissance…

Si la permaculture est tant appréciée, c’est sans doute parce qu’elle offre une perspective positive. Elle invite chacun à assumer sa part de responsabilité (à « faire sa part », comme le dit la légende du colibri), à réduire son empreinte écologique et à exercer davantage de contrôle sur sa vie, par exemple en produisant une partie de sa nourriture : tout cela est en soi très gratifiant.

Par ailleurs, la permaculture met à notre disposition des principes et une méthode (le design permaculturel) qui sont très puissants, et qui peuvent transformer en profondeur notre façon d’habiter ce monde : n’intervenir que si c’est nécessaire, optimiser l’usage de l’énergie, stimuler et utiliser les ressources biologiques qui nous entourent plutôt que de lutter contre la nature, essayer d’envisager les problèmes comme des solutions, etc. S’engager sur la voie de la permaculture, c’est une manière de répondre à un désir de changer sa vie et d’y injecter du sens, un désir qui est très pressant chez beaucoup d’entre nous.

Permaculture 101Mr Mondialisation : Dans quelle mesure apporte-t-elle des pistes de solutions concrètes face aux grands défis sociaux, environnementaux et économiques de notre temps ?

Grégory Derville : La quasi totalité des systèmes qui sont à la base de notre mode de vie, pour nous fournir en eau, en nourriture ou en énergie, pour nous déplacer, pour évacuer le contenu de nos poubelles, etc., ne fonctionnent que parce qu’ils consomment d’immenses quantités de ressources (énergie, métaux, engrais…), qu’il faut en général aller chercher très loin, en piochant dans les stocks naturels bien plus vite qu’ils ne se reconstituent. Par ailleurs, ils génèrent des quantités impressionnantes de déchets qui sont impossibles à absorber par les écosystèmes locaux, voire par la biosphère toute entière (pollutions, particules fines, gaz à effet de serre…). De tels systèmes sont très efficaces, mais au prix d’une pression insoutenable sur la nature : ils sont donc inéluctablement voués à s’effondrer.

Certains espèrent sauver notre mode de vie grâce aux progrès de la technique (technologies « vertes », solaire, moteur électrique…), mais nous n’aurons pas assez de matières premières pour les généraliser sur l’ensemble de la planète et dans la durée. Il faut donc se tourner plutôt vers ce que Philippe Bihouix appelle le low-tech, et plus généralement s’engager résolument dans une relocalisation massive de toutes les activités qui peuvent l’être. Cela implique une baisse franche de la productivité, de notre niveau de consommation, de nos déplacements, etc.

La permaculture offre précisément des outils théoriques et pratiques pour mettre en place ce programme. Il existe déjà de nombreux lieux qui ont été conçus conformément à ses principes et qui, de ce fait, permettent à leurs habitants de satisfaire une grande partie de leurs besoins essentiels, en exerçant une empreinte écologique moins forte mais aussi plus positive : moins d’émission de gaz à effet de serre, moins de déchets / plus de diversité biologique, plus de stockage de carbone, plus de beauté, plus de bien-être… En multipliant ces « éco-lieux », en développant les liens et la complémentarité entre eux, il est possible de jeter les bases de communautés locales largement autonomes.

Quant à ceux qui pensent que c’est une utopie, je réponds que ce qui est utopique, c’est de croire que le modèle productiviste et consumériste puisse éviter l’effondrement. Il ne faut pas avoir peur de dire que la mise en œuvre de la permaculture, partout et par tous, est clairement une question de survie pour l’Humanité : nous n’avons pas d’autre choix.

Narandi Permaculture, Kleinwalsertal, Vorarlberg, AustriaMr Mondialisation : Elle serait donc, comme vous le suggérez dans votre livre La Permaculture. En route vers la transition écologique, un phénomène politique et social qui dépasse largement les questions agricoles ?

Grégory Derville : La permaculture comprend en effet une dimension politique. Dans le dernier chapitre de leur livre Permaculture 2, Bill Mollison et David Holmgren, les « pères fondateurs » de la permaculture, jettent d’ailleurs les bases d’un programme dont les implications politiques sont manifestes, avec par exemple la « propriété communautaire de la terre et des ressources publiques », un appel à l’autonomie des « groupes locaux » dans la prise des décisions qui les concernent… Au niveau individuel, la permaculture touche quantité de personnes qui y voient une manière concrète de mettre en œuvre la « Sobriété heureuse » chère à Pierre Rabhi. Mais au niveau collectif, elle évoque à bien des égards les mouvements décroissants ou le mouvement des villes en transition.

Mr Mondialisation : Quel regard portez-vous sur le modèle agricole qui domine aujourd’hui ?

Grégory Derville : Nous vivons à l’ère de l’agriculture industrielle, caractérisée par la monoculture, la dépendance aux engrais, aux produits phytosanitaires, au machinisme, au pétrole, à l’industrie agro-alimentaire, à la grande distribution, aux marchés financiers… Cette agriculture, souvent appelé « productiviste », est en réalité incroyablement contre-productive : il faut aujourd’hui investir une dizaine de calories d’énergie fossile pour sortir des champs une seule calorie alimentaire ! Du fait de l’imminence du pic pétrolier, les jours de ce modèle agricole sont comptés.

En attendant, les ravages qu’il provoque sont bien documentés : importante contribution au réchauffement climatique, épuisement et érosion des sols, pollution des nappes phréatiques, effondrement de la biodiversité sauvage et cultivée, explosion des troubles de santé publique, désertification des campagnes…

Ce que l’on dit moins, c’est que le principe même de l’agriculture de plantes annuelles pose problème. En effet elle consiste à mettre en œuvre une lutte incessante contre la nature : d’un côté, on éradique des plantes ou des animaux qui sont parfaitement adaptés à l’écosystème local (que l’on qualifie de « mauvaises herbes », « nuisibles » ou « ravageurs ») ; à l’inverse, on s’évertue à faire survivre des végétaux et des animaux fragiles, qui mourraient rapidement sans de multiples interventions humaines (semis, arrosage, repiquage, désherbage, nourrissage, etc.) L’agriculture biologique est bien entendu une avancée précieuse, mais si elle se contente de remplacer les traitements chimiques par la lutte biologique et les rotations, elle n’est pas une solution vraiment durable.

Mr Mondialisation : Quel pourrait être alors le visage de l’agriculture de demain ?

Grégory Derville : Le modèle de production de nourriture dont nous avons besoin est aux antipodes de l’agriculture industrielle. Quand elle est libre de déployer ses potentialités, la nature produit une abondance de biomasse et de nourriture de façon autonome et résiliente, en utilisant de manière optimale le rayonnement solaire et les apports en eau : selon les latitudes, cela donne une forêt, une plaine herbacée, une savane…

La permaculture invite donc à observer attentivement la nature et à nous en inspirer pour concevoir et mettre en œuvre des « écosystèmes jardinés », grâce auxquels nous pouvons satisfaire l’essentiel de nos besoins fondamentaux : des nutriments bien sûr, mais aussi de l’énergie, des remèdes médicinaux, de la vannerie, des tissus, du bois d’œuvre, etc. Concrètement, il s’agit de varier les niches écologiques, de diversifier les espèces végétales et animales accueillies, de mélanger les cultures, d’installer beaucoup de plantes vivaces et d’arbres (en particulier des fruitiers), de cultiver intensément et à la main sur de petits espaces, de laisser autant place que possible à la nature sauvage, etc.

Au lieu de champs désolés à perte de vue, le paysage qui s’offrirait à nos yeux serait alors une mosaïque de micro-fermes permacoles et de jardins-forêts, entourés par des haies, des bois, des pâturages extensifs, des zones humides… L’heure est à ce que le permaculteur américain Mark Shepard appelle « l’agriculture de régénération », et c’est un programme enthousiasmant et mobilisateur.

Derville, Grégory, La permaculture. En route pour la transition écologique, Terre vivante, 2018, ISBN : 978-2-36098-244-8, 25 euros.

Grégory DERVILLE enseigne notamment sur les politiques environnementales à l’Université de Lille. Il donne des stages et des conférences sur la permaculture, il est engagé dans le collectif Beauvais en transition.

Fleur de la permaculture, dessinée par Maëlle Le Toquin et inspirée de David Holmgren

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