Alors que les services publics connaissent un déclin exponentiel depuis plusieurs décennies, celui-ci a été particulièrement accentué durant ces dernières années du fait des politiques néolibérales mises en place par le gouvernement français. La crise sanitaire a été vectrice de nouvelles difficultés prononcées, n’épargnant pas le système éducatif qui s’est également trouvé victime d’une attitude profondément désinvolte de la part de l’État. Directeurs et enseignants laissés à eux-mêmes, conditions de travail aggravées, inégalités croissantes creusant davantage un gouffre social déjà béant… De quoi précipiter un effondrement éducatif déjà bien enclenché. Entretien avec une directrice d’école d’un quartier populaire français. Elle a préféré garder l’anonymat.

Mr Mondialisation : Pour commencer, pouvez-vous nous parler de votre métier et de ce en quoi il consiste ?

D : Il y a cinq ans, j’ai repris la direction d’une école dans laquelle je travaille depuis une dizaine d’années. J’aime mon métier car il est passionnant et très varié. Je m’occupe de l’organisation de nombreux projets et je suis en relation à la fois avec les familles, les élèves, les enseignants, la mairie, les partenaires sociaux, la PMI… Cette variété est un point positif qui me correspond. Cependant, c’est un métier qui est loin d’être simple, la direction représente énormément de travail. En ce qui me concerne, je dirige une école de 8 classes, ce qui revient à environ 200 élèves.J’ai une classe de petite section et suis déchargée un tiers du temps. J’arrive à l’école vers 8h du matin puis, en particulier au cours du premier et dernier trimestre, j’y reste souvent jusqu’à 20h. Durant ces semaines intenses, je suis à l’école tous les mercredis et quasiment tous les dimanches. Je passe également un tiers de mes vacances à l’école. Je dirais qu’il s’agit presque d’un sacerdoce, je me sens missionnée. J’ai décidé de faire ce travail en connaissance de cause, en sachant qu’il n’est pas forcément compatible avec une vie de famille. C’est un métier qui est très compliqué, surtout en ce moment. Qu’il s’agisse de collègues ou de parents, beaucoup sont stressés au vu de la situation, ce qui donne lieu à des relations compliquées. Il peut parfois y avoir de la violence et on ne peut pas dire que l’on soit soutenus par notre hiérarchie. On se débrouille.

Mr Mondialisation : Le fait qu’il s’agisse d’une école dans un quartier populaire rajoute-t-il des difficultés à votre travail ?

D : On a effectivement beaucoup de familles en difficulté, ce qui accentue d’autant plus le côté relationnel de mon travail. Étant donné que de nombreux enfants sont issus de milieux défavorisés, je suis en lien notamment avec le PRE (Programme de réussite éducative) et j’ai une réunion par mois avec les services sociaux. D’autre part, plus la population est en difficulté, plus les élèves sont en difficulté, plus il y a d’équipes éducatives afin d’accompagner au mieux les enfants dans leur scolarité. J’ai environ une cinquantaine d’équipes éducatives par an, ce qui représente d’énormes quantités de travail. Le point positif, c’est que j’ai l’impression d’œuvrer pour que certains enfants aient la meilleure scolarité possible et disposent de meilleures chances pour leur avenir même si le milieu dans lequel ils évoluent n’y est pas favorable.

Mr Mondialisation : Quel a été votre quotidien pendant le confinement ?

D : C’était compliqué au début parce qu’on avait perdu tous nos repères. J’ai pour habitude de ne pas ramener de travail à la maison en sachant que celui-ci prend déjà énormément de place dans ma vie de manière générale. Ramener tout mon bureau chez moi a été très compliqué en sachant que j’aurais souhaité garder ma vie privée et mon environnement personnel à l’abri du travail. J’étais constamment en contact par mail et téléphone avec les collègues et les familles et plusieurs visioconférences avec l’inspectrice, les conseiller(ère)s pédagogiques et les autres directeur(rice)s.D’autre part, en sachant qu’il y avait des violences conjugales dans certaines familles, j’étais également en contact avec la PMI (Protection maternelle et infantile) et les services sociaux.

Certaines tâches ont pris beaucoup plus de temps que d’habitude. Par exemple, pour le passage en 6ème des CM2, on utilise un logiciel d’affectation dans les collèges appelé Affelnet. Nous avons des démarches à faire, des papiers à donner aux parents. Le problème c’est que dans ce cadre, transmettre les documents aux parents était compliqué parce que très peu d’entre eux ont un ordinateur et encore moins une imprimante ou un scanner. D’autre part, un certain nombre de familles ne parlent pas français ou ne maîtrisent pas suffisamment la langue, surtout à l’écrit. Ainsi, ceux qui avaient un ordinateur ne pouvaient pas forcément remplir les papiers… De ce fait, j’ai donné des rendez-vous et je suis souvent allée à l’école. Normalement, je n’avais le droit d’y aller qu’une fois par semaine mais je n’ai pas eu le choix. Il y a eu deux semaines très intenses où je devais m’occuper des poursuites de scolarité, décider des maintiens ou non etc. Il fallait téléphoner aux parents, leur expliquer, leur donner rendez-vous, leur donner le papier, voire le remplir avec eux… Et tout ceci a pris un temps monstrueux. Il fallait également faire remonter les informations relatives aux enfants du personnel soignant pour organiser leur prise en charge.

Mr Mondialisation : Qu’en était-il des autres enseignant.e.s ?

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D : Chaque semaine, les enseignantes de mon école faisaient un plan de travail, incluant des exercices adaptés et parfois spécifiques à certains élèves. Certaines collègues, plus particulièrement celles ayant des classes à partir du CP, devaient travailler énormément pour maintenir le lien avec les élèves. Elles ont fait un boulot incroyable.

Mr Mondialisation : Quelles étaient les directives du ministère de l’Éducation nationale pendant le confinement ?

D : Disons que la mission qu’on avait, tous enseignants confondus, c’était de faire en sorte que les enfants puissent continuer à travailler à la maison. Cependant, d’une école à l’autre, les choses se sont déroulées très différemment. Ici, comme je disais, très peu de familles ont des ordinateurs. Beaucoup de collègues utilisaient leurs smartphones et demandaient aux enfants de prendre les photos des devoirs afin d’en faire les corrections. Certains enfants ne donnaient plus du tout de nouvelles donc on devait établir le lien avec les familles. Chaque semaine, les collègues m’envoyaient les devoirs que je photocopiais et que je transmettais en personne aux parents qui n’avaient pas d’ordinateur à la maison au cours d’un rendez-vous. Je n’avais pas le droit de le faire mais je suis certainement loin d’être la seule à l’avoir fait. L’objectif était qu’un maximum d’enfants puissent continuer à étudier à la maison et surtout que le lien avec la famille soit maintenu.

Mr Mondialisation : Donc de manière générale, vous avez dû vous débrouiller par vous-mêmes ?

D : C’est souvent ainsi l’Education nationale, on nous demande beaucoup et on nous laisse nous débrouiller tout seuls.

Mr Mondialisation : Qu’en est-il de la réouverture des écoles le 11 mai ?

D : Nous avions un protocole sanitaire à respecter dont on a pris connaissance à peine une semaine avant la réouverture. Il a fallu tout mettre en place très rapidement, ce n’était pas facile. Nous devions organiser les allées et venues des parents, mettre des fléchages, avoir le matériel nécessaire (masques, gel hydroalcoolique…). Ce matériel était fourni par la mairie qui devait tout organiser sur ce plan là. Moi j’étais là pour vérifier que tout était conforme au protocole et que l’on pouvait rouvrir, c’était quelque chose qui était fait de concert. Mais encore une fois, les délais étaient trop courts.

Au début, on avait entre 2 et 4 élèves par classe. La semaine suivante, celle du 18 mai, toutes les classes étaient présentes mais avec très peu d’élèves. Ce nombre est en train de monter doucement et nous arrivons peu à peu à environ 40 % des élèves.

Mr Mondialisation : Cela a creusé les inégalités ?

D : Pendant le confinement déjà, les enfants dont les parents n’avaient pas de matériel informatique étaient particulièrement désavantagés. Le milieu éducatif et social a également joué un rôle important : les parents ayant eux-mêmes fait un peu d’études ont pu enseigner à leurs enfants mais pour d’autres, c’était beaucoup plus compliqué. A ce niveau là, les inégalités étaient très prononcées.

Au moment du déconfinement, chaque école a fait les choses à sa manière, les consignes étant très vagues, chacun devait s’adapter. Dans un sens, on peut dire que c’est une bonne chose car chaque école doit prendre en considération son public. Au final, cependant, certaines écoles ont rouvert et d’autres non, le nombre de jours d’accueil était très différent… Et cela a encore creusé les inégalités d’une école à l’autre.

Mr Mondialisation : Que pensez-vous de cette réouverture précipitée des écoles ?

D : Concernant ce qu’on nous demande de faire aujourd’hui, d’un côté, c’est bien que les élèves reviennent à l’école à un moment donné car après avoir passé trop de temps chez eux, certains ont complètement décroché… Il faut savoir que beaucoup d’enfants s’ennuyaient chez eux, jouaient à des jeux vidéo, regardaient la télé etc. sans même parler des violences dans certaines familles. De ce point de vue là, il était important que ces enfants puissent être accueillis à l’école afin qu’ils aient la possibilité de vivre un autre quotidien. Malheureusement, ce ne sont pas toujours les enfants qui en auraient le plus besoin qui reviennent. Qui plus est, deux mois de vacances sont à venir ce qui signifie que certains enfants n’auront pas eu école pendant 5 mois, c’est énorme. Je crains en particulier pour les enfants qui commencent à apprendre à lire parce que si les parents ne les ont pas fait travailler régulièrement, je me demande ce qu’il adviendra du niveau des élèves. On va avoir des enfants qui auront travaillé plus qu’à l’école et d’autres qui n’auront rien fait. Certains ne sauront peut être même plus lire… Les différences de niveau vont s’être encore creusées. Cela risque d’être très compliqué à gérer à la rentrée.

Concernant le protocole sanitaire qui est mis en place actuellement, on privilégie tous les enfants dont les parents travaillent, c’est l’objectif principal. Nous avons beaucoup de familles monoparentales, parfois des femmes seules avec plusieurs enfants, ou des parents menacés de licenciement s’ils ne reviennent pas travailler… Donc la réouverture des écoles était tout de même importante à mon sens, d’un point de vue social et humain.

De l’autre côté, la réouverture ne doit pas être faite dans n’importe quelles conditions. Le problème, c’est que, en ce qui concerne les consignes que l’on reçoit du gouvernement, qu’il s’agisse du confinement ou du déconfinement, on apprend tout à la télé, en même temps que tout le monde. Même nos supérieurs hiérarchiques ne sont pas prévenus à l’avance. Donc tout doit être fait dans l’urgence. Aussi, sous prétexte de nous laisser de l’autonomie, il y a très peu de directives qui soient vraiment appliquées à l’échelle du pays. La liberté c’est bien, certes, mais le cadre devrait être beaucoup plus strict et national. Parce qu’actuellement, c’est un peu n’importe quoi.

Mr Mondialisation : Pensez-vous que le fait de donner les cours à la maison a ouvert les yeux aux parents sur les difficultés liées au métier d’enseignant ?

D : Oui, je le pense. En tout cas, je sais qu’à chaque fois que j’ai vu des parents, j’ai eu droit à beaucoup de remerciements et d’encouragements. Donc je pense qu’effectivement, beaucoup de parents ont pris conscience de certaines choses, ne serait-ce que de l’attitude de leur enfant face au travail scolaire, réalisant parfois que ce n’est pas si simple. Le confinement aura peut être permis aux parents de se rendre compte des difficultés que peuvent avoir leurs enfants et du travail que réalisent les enseignants au quotidien. Il y a des choses positives à retenir de chaque situation.

Mr Mondialisation : Que pensez-vous de l’évolution du système éducatif ces dernières années et notamment des réformes du ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer ?

D : Sur le terrain, on a le sentiment que tout change de plus en plus vite : une réforme en suit une autre… Des systèmes intéressants sont à peine mis en place qu’ils disparaissent aussitôt. Je pense en particulier au PDMQDC (Plus de Maîtres Que de Classes) : le temps que les équipes s’approprient le dispositif (cela implique du temps de formation, de concertation, des réajustements…), un beau jour, l’État décide de l’arrêter, sans demander l’avis des enseignants bien sûr ! La société évolue et l’Education nationale doit s’adapter, c’est une évidence. Mais lorsque les réformes se succèdent trop rapidement, cela induit une perte de sens et au final, une démotivation des enseignants qui n’y trouvent plus leur compte. Tout bouge en permanence, rien n’est stable.

La dernière réforme des cycles est à mes yeux une bonne chose, en particulier pour le cycle 3 qui englobe désormais la 6ème (CM1, CM2, 6ème) et dont l’objectif est le renforcement de la liaison école/collège. Mais quid du temps de concertation, de rencontres indispensables entre les enseignants d’élémentaire et leurs collègues de collège ? Rien n’a été mis en place dans ce sens. Une réforme intéressante dans l’esprit mais qui, non accompagnée d’outils nécessaires, ne repose que sur la bonne volonté des enseignants concernés… Cela ne peut pas fonctionner. Ne parlons pas de la réforme rendant l’école obligatoire dès 3 ans : quand on sait que 98 % des enfants de 3 ans étaient scolarisés avant cette réforme, quel est l’intérêt si ce n’est l’obligation pour les mairies de financer les écoles privées ?

D’autres réformes concernent aussi les mairies : par exemple, tout ce qui a trait au périscolaire. Il y a eu les NAPS (nouvelles activités périscolaires) puis, cela a été abandonné. Certaines mairies ont mis en place un système pour que les enfants puissent continuer à bénéficier d’activités. Dans celles-ci, il y a l’aide aux devoirs qui est très importante, surtout dans les milieux défavorisés. Aujourd’hui, le ministre de l’Éducation nationale souhaite mettre en place le 2S2C (dispositif Sport-Santé-Culture-Civisme), des activités organisées sur le temps scolaire, par les communes. Ce que les enseignants craignent, c’est, qu’à terme, ils ne fassent plus quasiment que des maths et du français et que le reste soit pris en charge par les mairies. Je trouve que l’État en demande beaucoup aux mairies. On leur retire des moyens avec la suppression prochaine d’impôts locaux alors que cela représentait des rentrées importantes d’argent. Les communes se retrouvent avec très peu, tout en devant payer beaucoup de choses.

Mr Mondialisation : Il semblerait ainsi que l’État délaisse également les mairies ?

D : Je ne dirais pas que l’État délaisse les mairies, mais qu’il se désengage et les étrangle. Autre exemple, un projet de loi est en cours pour changer les fonctions de directeur d’école. Il implique certaines choses intéressantes et positives (décharge de la direction et prime réévaluée) mais pas seulement. Il inclut une possible aide pour les directeurs, comme cela a été le cas à une certaine époque. Il faut savoir que quand j’ai commencé la direction, j’avais effectivement un emploi aidé qui m’apportait beaucoup de soutien pour de nombreuses tâches différentes. La surcharge de travail que nous avons aujourd’hui vient en partie du retrait de ces emplois aidés. Donc cette nouvelle loi dit que les directeurs pourront de nouveau avoir quelqu’un. Le problème, c’est que cette personne devra être recrutée et payée par la mairie. C’est tout de même aberrant. D’autre part, d’une mairie à l’autre, les moyens sont très différents, que ce soit en matière de finances ou de personnel. On parle d’Education nationale mais je trouve que de plus en plus, de « national », il n’y a plus que le nom. D’une école à l’autre, le périscolaire et bientôt le scolaire, avec la mise en place du 2S2C, risque de creuser encore les inégalités.

Propos recueillis par Elena M.

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