L’équipe de Mr Mondialisation est allée à la rencontre de Thomas Porcher pour discuter de son dernier fait d’arme : « Traité d’économie hérétique ». Coup de cœur de la rédaction, ce livre coup de poing entend mettre à mal le discours économique dominant. Interview.

Mr Mondialisation : Pourriez-vous vous présenter en quelques mots à nos lecteurs ?

Thomas Porcher : Je m’appelle Thomas Porcher, j’ai un doctorat d’économie, je suis membre des économistes atterrés et j’enseigne dans une école de commerce. Je suis l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont ce « Traité d’économie hérétique ».

M.M : Quel était votre objectif en écrivant ce livre ?

T.P : L’objectif était de donner des arguments aux citoyens pour qu’ils n’acceptent plus comme une fatalité le discours actuel. Aujourd’hui, en économie, on vous explique qu’il n’y a qu’une seule voie possible, celle qui consiste à libéraliser, réduire la dépense publique, supprimer des fonctionnaires, etc. Les politiques prétendent qu’ils aimeraient faire autrement mais que, compte tenu de la dette ou de la mondialisation, c’est impossible. En fait, les libéraux ont fixé les termes du débats avec des épouvantails visant à nous faire croire qu’il n’y a qu’une voie possible comme le disait Margaret Thatcher. Ce qui est parfaitement faux, en économie, il y a des alternatives et plusieurs avenirs sont possibles. Les citoyens ne doivent pas prendre comme argent comptant ces soi-disant vérités économiques. Ce livre propose de donner des clés pour que chaque citoyen challenge l’économie libérale.

Traité d’économie hérétique, aux éditions Fayard.

M.M : Vous dites dans votre livre que l’économie n’est pas une science dure, pourquoi ?

T.P : En effet, ce n’est pas une science dure. N’importe quelle personne, même quelqu’un n’ayant jamais étudié l’économie, sait qu’il n’y a pas qu’une seule réponse en économie. Imaginez, vous êtes un citoyen lambda, vous ouvrez le journal Le Monde, vous lisez une tribune d’économistes (Tirole, Aghion etc) qui affirme que la loi El Khomri permettra un accès à l’emploi aux plus fragiles. Le lendemain, vous ouvrez le même journal et vous lisez une nouvelle tribune, d’autres économistes (Piketty, Cage, etc), qui vous disent cette fois, que la loi El Khomri ne baissera pas le chômage. Donc, vous voyez, même un novice en économie, se rend bien compte qu’il n’y a pas une seule vérité en économie mais bien différentes manières d’analyser une même réforme. En réalité, la connaissance économique est constamment débattue. Pour s’en rendre compte, il suffit d’assister à un séminaire d’économie.

M.M : En quoi cette association de l’économie à une science dure dans les esprits est-elle dangereuse ?

T.P : C’est dangereux car, quand on regarde dans le passé, on se rend compte qu’il y a eu des consensus qui se sont avérés catastrophiques. Avant la crise de 2008, il y avait un quasi consensus sur l’efficacité des marchés financiers ; on sait désormais que les marchés ne s’auto-régulent pas et que leur dérégulation a amené à la crise financière. Il y a eu également le consensus de Washington qui disait qu’il fallait libéraliser les économies des pays pauvres pour qu’ils se développent, alors même que les pays riches ne s’étaient jamais développés de cette manière. Aujourd’hui, beaucoup d’études montrent que ce sont les pays qui ont le moins respecté le consensus de Washington – notamment la Chine, la Corée du Sud – qui se sont le plus développés. On voit donc bien, à travers ces deux exemples, que même quand il y a un consensus fort, ce n’est pas pour autant une vérité. Il faut prendre conscience de la pluralité de l’économie. Si il n’y a plus de pluralité, comme certains le veulent aujourd’hui, ça peut devenir très dangereux.

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M.M : Vous remettez également en cause la responsabilité individuelle dans la réussite. Pourriez-vous nous en dire plus ?

T.P : Il se trouve qu’aujourd’hui, on aime bien vous dire que les gens réussissent seulement grâce à leurs propres compétences. Derrière ça, il y a l’idée que ceux qui réussissent ne devraient pas payer d’impôts, puisqu’ils ont réussi grâce à leur propre talent. C’est un raisonnement de base que l’on retrouve, entre autre, chez le chanteur Florent Pagny pour justifier sa fuite fiscale vers le Portugal. Mais si on prend l’exemple de ce chanteur, à quoi doit-il son succès et sa fortune ? À son talent certes, mais également aux services publics qui lui ont permis de s’éduquer, se soigner. Aux infrastructures de transports qui lu ont permis de faire ses tournées. Aux décisions publiques imposant des quotas de diffusion de chansons françaises. Aux choix politiques visant à développer les radios. Si vous retirez tous ces éléments : infrastructures et décisions politiques, la fortune de Florent Pany ne serait plus la même. Warren Buffet disait d’ailleurs « je pense que la société est responsable d’un pourcentage significatif de ce que j’ai gagné. Plantez-moi au milieu du Bangladesh […] et vous verrez ce qu’est réellement capable de produire mon talent ». La réussite n’est pas individuelle, elle est collective. C’est pareil pour l’échec. Le chômage, par exemple, ne dépend que très peu de la personne. Durant les périodes de faibles croissances, même le plus motivé d’entre-eux auront un mal fou à décrocher un emploi, la volonté individuelle n’a pas grand chose à voir là-dedans. Les vrais responsables du chômage ne sont pas les chômeurs, ce sont ceux qui n’ont pas réussi à mettre en place les bonnes politiques économiques.

Thomas Porcher, lors d’une conférence sur le TAFTA. Source : Bondyblog

M.M : Vous décrivez la dette comme un chiffon rouge agité par les responsables politiques. Doit-on vraiment se préoccuper de cette dette et faisons-nous vraiment ce qu’il faut pour la réduire ?

T.P : La première question de la dette d’un État, c’est sa soutenabilité. La soutenabilité c’est de savoir si on peut toujours emprunter avec des taux d’intérêt faibles. En France, nous avons les taux d’intérêt quasiment les plus faibles au monde, donc les marchés veulent nous prêter de l’argent. Ce serait le moment d’investir mais certains dirigeants affirment que les taux vont remonter. À les entendre, ce n’est donc jamais le bon moment pour investir : quand les taux d’intérêt sont faibles, ils vont remonter. Quand ils seront élevés il sera trop tard. Ensuite, il ne faut jamais se focaliser uniquement sur la dette publique et prendre également en compte la dette privée. Par exemple, avant la crise, l’Espagne était vue comme un bon élève avec sa dette publique à 40% du PIB, pourtant sa dette privée atteignait 317% du PIB. Aujourd’hui, en France, nos entreprises et nos ménages sont plus endettés que l’État, alors même que la dernière crise économique provient d’un excès de dette privée. Mais cela, personne ne s’en inquiète. Or, le vrai problème pourrait plus être une excès de dette privée que de dette publique. Enfin, la dernière chose qu’il faut souligner, c’est que même si la France est endettée, elle possède aussi un patrimoine public qui assure la soutenabilité de sa dette. Si vous avez une dette sans aucun patrimoine, c’est grave. Aujourd’hui, nous avons un patrimoine qui couvre notre dette, c’est pour cela que les banques nous prêtent avec des faibles taux d’intérêt, or Emmanuel Macron est en train de brader ce patrimoine, notamment la Française des jeux ou l’aéroport de Paris. Il est aussi intéressant de constater l’importance à géométrie variable de cette dette pour nos dirigeants. Quand il s’agit d’augmenter le budget des hôpitaux, là on nous dit de faire attention à la dette. En revanche, quand il s’agit de réduire la fiscalité pour les entreprises et les hauts revenus, là, la dette n’est plus importante.

« la priorité de nos dirigeants n’est pas de lutter contre le réchauffement climatique mais de préserver les profits des multinationales. »

M.M : On peut lire cette phrase au chapitre 9 : « En réalité, aucun dirigeant ne veut vraiment lutter contre le réchauffement climatique ». Pourquoi ce constat aussi sévère ?

T.P : Parce que, bien que beaucoup de dirigeants s’accordent pour faire du climat un enjeu majeur, personne ne prend de mesure vraiment efficace. Plutôt que de relever les normes environnementales, plutôt que d’investir dans le renouvelable et dans la rénovation des bâtiments, on crée des incitations de marché avec la taxe sur le carbone mais on ne prend aucune mesure qui s’attaque au cœur du système, c’est à dire nos modes de production et de consommation et le libre-échange. On se rend bien compte aujourd’hui que le commerce et le business as usual comptent plus que le climat. L’accord sur le climat de la COP 21 célébré par tous fait une quarantaine de pages, le traité de libre-échange entre l’Europe et la Corée du Sud fait 1800 pages, on se rend bien compte dans ces conditions que la priorité de nos dirigeants n’est pas de lutter contre le réchauffement climatique mais de préserver les profits des multinationales.

M.M : Concernant l’Union européenne, vous parlez plutôt de mise en concurrence que de coopération. Qu’entendez-vous par là ?

T.P : Regardez ce qui se passe aujourd’hui en Europe. En Europe, on a crée le marché unique en pensant que la libre concurrence nous rendrait heureux. Sauf qu’on se rend compte aujourd’hui que c’est exactement l’inverse qu’il s’est produit. Le but des pays de l’Union européenne, c’est de baisser la fiscalité, baisser le coût du travail, les droits sociaux, pour prendre des parts de marché à son petit voisin tout en disant « vive l’Europe ». C’est ce qu’à fait l’Allemagne en baissant son coût du travail, le Luxembourg et l’Irlande également en baissant leurs fiscalités, la France qui a baissé son coût du travail avec le CICE avait comme but d’être plus compétitive que l’Allemagne. Il faut arrêter avec ce mythe des pays européens qui seraient partenaires, nous sommes des concurrents. Et l’Europe, comme elle a été créée, met en concurrence les modèles sociaux de chaque pays mais également les choix de politiques économiques. La politique monétaire, par exemple, convient mieux à l’Allemagne qu’aux pays du sud de l’Europe. Quand on crée pareil monstre technocratique et qu’on se bouche le nez, il ne faut pas s’étonner que les populistes anti-européens montent partout en Europe.

M.M : Quel bilan dressez-vous de cette première année de pouvoir du Président de la République ?

T.P : Et bien, on voit très bien et même ses propres économistes le disent, que tout a été fait sur le volet libéral à savoir flexibiliser le marché du travail et faire baisser la fiscalité des plus riches, mais que sur le social, il n’y a rien. Je ne suis pas surpris, Macron est un libéral, on l’avait vu au ministère de l’économie, son programme est un programme de coupe budgétaire donc d’austérité. C’est quelqu’un qui a toujours été très libéral, il a simplement édulcoré son discours avec un peu de social et d’écologie, pour gagner la présidentielle. Je suis d’ailleurs assez surpris de la naïveté de ses conseillers économiques. Le bilan de sa première année nous montre tout simplement qui il est réellement : un simple libéral des années 80.

M.M : On vous considère comme un économiste de gauche, quel regard portez-vous sur cette gauche aujourd’hui éclatée ?

T.P : Il est clair qu’aujourd’hui, à l’Assemblée nationale, la seule opposition crédible est la France insoumise. Mais est-ce que ce sera suffisant pour gagner la prochaine présidentielle, je ne sais pas… Avec d’autres, on avait appelé à une union des candidats Hamon-Mélenchon-Jadot pour envoyer un seul candidat en 2017 mais ça ne s’est pas fait, le résultat aurait peut-être été différent. L’important est de s’entendre derrière des grandes causes et il y a urgence : briser la logique austéritaire, investir dans le service public et la transition écologique, augmenter les bas salaires. il faut mettre de côté les problèmes d’égos.

M.M : L’économiste Danny Lang, membre comme vous des économistes atterrés, confiait il y a quelques semaines sur le plateau de Médiapart qu’une crise économique d’ampleur pourrait voir le jour d’ici 12 à 36 mois. Qu’en pensez-vous ?

T.P : Certains économistes l’annoncent en effet, comme Danny Lang ou Steve Keen, pour ma part je n’en suis pas sûr. Mais clairement, quand on observe la situation d’aujourd’hui par rapport à la crise de 2008, rien n’a été réglé. La finance est toujours très déréglementée et les banques spéculent toujours autant. Trump veut encore dérèglementer les marchés financiers ce qui risque de rendre encore plus instable l’économie mondiale. Donc tout peut arriver car aucune leçon n’a été tirée. Une crise est susceptible de se reproduire, cela est certain ; dans combien de temps je n’en sais rien, mais les conséquences pourraient être encore pires qu’en 2008 car la sphère publique est moins puissante et beaucoup de pays n’ont pas retrouvé leur niveau de richesse d’avant 2008.

M.M : Nous fêtons le bicentenaire de Karl Marx, son analyse du capitalisme vous semble-t-elle toujours pertinente aujourd’hui ?

T.P : Ce qu’a fait Marx avec son analyse des rapports de force entre capitaliste et salarié est clairement toujours d’actualité. Aujourd’hui, un salarié travaille toujours plus longtemps qu’il n’est payé, il rapporte toujours plus que sa rémunération. Ces concepts de surtravail ont été mis en lumière grâce aux travaux de Marx. Donc oui, clairement, ce que disait Marx à l’époque s’est bien réalisé aujourd’hui. Maintenant, est-ce que le capitalisme libéral va aller à sa perte comme Marx l’avait prédit, c’est une bonne question? Je suis toujours surpris par la capacité des gens à encaisser.

M.M : Auriez-vous un petit mot pour les lecteurs de Mr Mondialisation

T.P : Continuez à lire une presse citoyenne et indépendante mais ne restez pas dans vos zones de confort avec ceux qui pensent comme vous. Allez débattre, convaincre partout où vous pouvez le faire.

Propos recueillis par T.B.


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