Si la question de la dette préoccupe de plus en plus le champ politico-médiatique, les causes de cette situation ne sont cependant pas les mêmes, selon les observateurs. Là où la gauche pointe un déficit des recettes de l’État dû à des cadeaux aux plus riches, la droite et l’extrême droite remettent, elles, souvent la faute sur un surplus bureaucratique.

Puisqu’elle ne souhaite pas augmenter la fiscalité des plus fortunés, la frange libérale du milieu politique préfère détourner l’attention de ce sujet en accusant un excès d’administration en France. De la même manière qu’elle critique en permanence les fonctionnaires, elle tente ainsi de jeter l’opprobre sur l’intégralité du système public français, avec en ligne de mire, la privatisation massive et la dérégulation des normes.

Des coupables volontairement obscurs

Parler d’administration et de bureaucratie est déjà un concept suffisamment flou pour semer la confusion. Tous les fonctionnaires sont en effet loin d’exercer dans ce type de branche. Difficile par exemple, de coller cette étiquette à des professeurs, des infirmières ou encore des pompiers dont la France manque cruellement.

« il est assez facile et démagogue de taper sur un employé au rôle obscur qui passerait ses journées dans un bureau à produire une tâche inutile »

Et c’est d’ailleurs bien pour cette raison que les libéraux restent volontairement ambigus sur le sujet. S’il est assez facile et démagogue de taper sur un employé au rôle obscur qui passerait ses journées dans un bureau à produire une tâche inutile, il est, en revanche, bien moins populaire d’affirmer qu’il y aurait trop d’agents dans l’éducation, la santé, ou d’autres services publics.

Alors que la droite souhaite bien réduire l’ensemble des fonctionnaires dans tous les domaines, elle préfère cependant pointer du doigt une petite partie d’entre eux qui n’aurait aucune raison d’exister et qui pèserait beaucoup trop sur le budget de la France.

L’administration coûte-t-elle vraiment un « pognon de dingue » ?

Étant donné que cette catégorie de « bureaucrate » n’a pas vraiment de réalité aux contours précis, il demeure difficile de mesurer son implication financière. Certains ont par exemple dénoncé le « millefeuille administratif » avec des compétences qui seraient redondantes au sein de l’État et des collectivités avec un coût estimé à 7,5 milliards.

S’il existe sans doute des lourdeurs administratives et des postes à simplifier, il reste cependant très compliqué de l’évaluer avec exactitude. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’il est faux de laisser penser que la bureaucratie ne serait qu’un ramassis de gens payés à rien à faire dont le travail n’aurait aucune espèce d’importance.

Un rôle indispensable

À l’instar des attaques permanentes contre les fonctionnaires, ce genre de poncif repose sur un anti-intellectualisme qui voudrait que seuls les emplois manuels soient un « vrai travail » et que les individus exerçant dans un bureau passent leurs journées à ne rien faire.

Pourtant, toute société moderne a besoin d’une administration pour de nombreuses tâches indispensables. Ainsi, le respect des lois et des règles (et en conséquence la démocratie), la structuration et le financement des services publics, la planification de l’avenir collectif, la redistribution des richesses, la protection des citoyens, ou encore la transparence et la conservation sont autant de missions nécessaires remplies par la bureaucratie.

Retour aux pouvoirs privés ?

Or, s’attaquer à cette frange du pays, par exemple, en réduisant le nombre d’individus au service de l’État, c’est inévitablement dégrader la qualité des services publics. Si une certaine bureaucratie est souvent pointée du doigt, ce n’est sans doute pas parce qu’elle « paie des gens à ne rien faire », mais au contraire en raison d’un manque de moyens et donc d’efficacité.

« Qui pourrait ainsi souhaiter que des sociétés à but lucratif soient aux manettes concernant nos prestations nationales ? »

De plus, si ces tâches indispensables ne sont plus assumées par la France, elles le seront par des organismes privés, ce qui pourrait poser de multiples problèmes à un niveau démocratique. La privatisation massive de la bureaucratie consiste, en effet, en un retour au système médiéval féodal où des seigneurs avaient la responsabilité d’administrer un territoire sous leur contrôle. Qui pourrait ainsi souhaiter que des sociétés à but lucratif soient aux manettes concernant nos prestations nationales ?

À l’inverse, l’administration publique, établie avec des règles communes, permet de conserver un rôle de protection et de transparence face aux entreprises dont le profit reste la principale boussole. De fait, la bureaucratie, au même degré que tous les autres services publics, mériterait d’être améliorée pour devenir plus efficace, et non pas d’être déconstruite pour revenir moins cher. Par conséquent, la solution de la droite de « faire mieux avec moins » apparaît encore et toujours comme contre-productive.

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Un coût indirect pour les entreprises ?

Par ailleurs, on a aussi souvent pu entendre, dans la bouche des libéraux, que l’administration déposséderait le pays de 3 et 4 % de son PIB. Or ces calculs, réalisés au sein d’une étude de la non moins libérale OCDE, sont basés sur le manque à gagner que les sociétés privées subiraient à cause de l’administration et non pas sur son poids budgétaire pour la France.

Pour obtenir ce chiffre, on s’est ainsi contenté de multiplier le temps nécessaire pour faire une tâche administrative par le coût horaire des employés dédiés à cet effort. Ces données n’ont donc d’abord rien à voir avec l’administration publique et permettent d’entretenir une confusion dans la tête des observateurs les moins avisés.

On peut de surcroît remettre en cause sa pertinence, puisqu’une affaire administrative n’est pas forcément négative pour une entreprise, y compris d’un point de vue financier. Remplir par exemple des demandes d’aides aux sociétés ou d’indemnisation rapporte, au contraire, de l’argent.

Objectif démolition des normes

De fait, lorsque les libéraux réclament moins d’administration, ce n’est en aucun cas pour acquitter l’État d’une charge financière, mais bien pour affranchir les sociétés et le patronat de contraintes qui les empêchent de générer plus de bénéfices.

De cette façon, derrière une diatribe populiste « anti-bureaucratie » et anti-fonctionnaires, se cache une gigantesque « chasse aux normes ». Pour « simplifier » ou « libérer les énergies », il faudrait ainsi renoncer à tout un tas de lois qui existent pourtant souvent pour de bonnes raisons, comme protéger les salariés, l’environnement ou les consommateurs. Autant de marqueurs du bien commun qui sont assimilés à des freins aux profits par certains entrepreneurs.

Les plus riches, toujours les grands gagnants

Que ce soit par la privatisation, la destruction des normes, la stigmatisation des « bureaucrates » ou des fonctionnaires, l’objectif est toujours le même : enrichir les plus fortunés. C’est d’ailleurs précisément pour ce motif que les raisons réelles de l’augmentation de la dette française ne sont jamais pointées du doigt.

Quand le macronisme préfère s’attaquer aux services publics, aux retraites, à l’assurance maladie, aux chômeurs ou aux immigrés, c’est bien pour ne pas désigner l’éléphant présent au milieu du couloir : la diminution constante des recettes de l’État.

Des centaines de milliards qui partent en fumée

Ainsi, depuis l’accès au pouvoir d’Emmanuel Macron, les allègements d’impôts pour les plus grandes fortunes ainsi que les aides et exonérations pour les sociétés n’ont cessé de se multiplier. Attac estime même le préjudice à 450 milliards de recettes en moins depuis l’arrivée du fondateur d’En Marche à l’Élysée. Quant aux soutiens aux entreprises sans aucune contrepartie, ils forment un trou de pas moins de 211 milliards par an. Un état de fait auquel les libéraux n’ont aucun autre argument à opposer que le sempiternel « la France est déjà championne des prélèvements obligatoires », prétexte démonté par un précédent article de Mr Mondialisation.

À ce tableau consternant, on peut ajouter les chiffres de l’évasion fiscale qui est estimée en France entre 80 et 120 milliards d’euros par an. Un phénomène contre lequel les partisans du capitalisme ne font pas grand-chose, au contraire, puisqu’ils ont même réduit l’administration de contrôle dans le domaine (il s’agit ici sans doute de la fameuse lutte contre la « bureaucrate inutile »…). Et c’est sans compter l’optimisation fiscale qui reste, elle, légale, mais contre laquelle le gouvernement ne fait rien non plus.

Une dette nécessaire

On l’aura compris, face à ces chiffres colossaux, le poids de la « bureaucratie » ne représente pas grand-chose. Et si cette comparaison met au jour la malhonnêteté de l’argumentation libérale, elle peut aussi permettre de saisir que les dépenses publiques restent essentielles et qu’elles pourraient être financées sans problème, à condition que chacun contribue réellement à hauteur de ses moyens.

En outre, la dette en soi n’est pas forcément néfaste, tant qu’elle demeure en dessous d’un certain seuil (ce qui est largement le cas actuellement, puisque les actifs de l’État français sont bien supérieurs). Plus encore, elle est même nécessaire pour entretenir nos services publics.

Par ailleurs, au-delà des absurdes parallèles entre dette nationale et PIB dont nous abreuvent les éditorialistes des médias de masse, l’emprunt, au contraire de l’austérité budgétaire, est sans aucun doute une façon d’investir dans des besoins indispensables et sur l’avenir des citoyens français (notamment écologique). Et le procédé n’a rien d’insoutenable, seulement si les plus fortunés rendent enfin une part de la richesse obtenue sur le dos des salariés.

– Simon Verdière


Image d’entête @Pavel Danilyuk/pexels

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