Chaque année, certaines œuvres se vendent sur le marché international à plusieurs millions d’euros. Bien souvent, ce sont les grandes fortunes elles-mêmes qui établissent la côte d’un artiste en décidant d’investir sur lui, imposant leur point de vue par l’argent et privatisant la culture par la même occasion. L’art peut-il s’extirper du marché capitaliste ? Quel rôle les pouvoirs publics peuvent-il prendre pour cela ? Décryptage.
Comme dans tous les secteurs, le capitalisme a imprégné le marché de l’art, offrant toute puissance aux élites économiques de valoriser les œuvres de leurs choix et de les transformer en investissements financiers. Toutefois, les citoyens et l’État disposent de plusieurs leviers pour redonner un aspect populaire à un milieu préempté par les grandes fortunes.

La marchandisation de l’art
En 2017, un tableau de Léonard de Vinci se vendait à 450 millions de dollars, un record mondial. On évoquait alors le poids de l’Histoire et l’importance du maître à travers le temps. Mais d’autres fois, certaines transactions laissent le grand public plus perplexe. C’est le cas par exemple d’artistes comme Cy Twombly au style très controversé, ou encore de Maurizio Cattelan qui a cédé en 2019 une simple banane scotchée à un mur pour 6,2 millions de dollars.
Des œuvres qui ne doivent sans doute pas leur prix à un engouement populaire, mais plutôt à la volonté d’une élite financière qui a décidé de spéculer sur leur valeur, en les achetant à pour des sommes exorbitantes. De ce fait, certaines d’entre elles deviennent de véritables placements comme le seraient des actions en bourse.
En s’offrant en masse les productions d’un artiste, ils peuvent même espérer faire grimper artificiellement sa côte et donc l’estimation des pièces qu’ils possèdent. L’art contemporain est alors perçu par quelques-uns non plus comme une forme créative, mais bien comme une simple valeur refuge destinée aux capitalistes.
L’art comme bien commun ?
Le coût de plus en plus délirant des objets d’art est aussi un frein à la culture en général puisque de nombreuses œuvres sont préemptées par des riches collectionneurs ou investisseurs. De fait, si une grande fortune le décide, elle peut mettre la main sur certaines pièces qui entreront dans son domaine privé et qui ne seront tout bonnement plus visibles par le public.
Or, à l’inverse, le but de l’art n’est-il pas de provoquer des émotions chez les gens et de les faire réfléchir ? Comment pourrait-il en être ainsi si une élite financière accapare les productions pour son intérêt personnel ?
Plus loin encore, le fait que les plus riches eux-mêmes établissent la valeur des œuvres pose un gros problème pour la liberté des artistes. Ceux qui tiennent par exemple à dénoncer les méfaits du capitalisme et des dominations économiques risquent d’être boudés par les grands acheteurs et donc d’être invisible. De fait, certains d’entre eux peuvent choisir de se brider pour aller dans le sens de leurs mécènes. Pire, ils pourraient même devenir de simples exécutants de commandes réalisées par des clients aisés.
Un investissement public crucial
Pour que l’art reste accessible à tous, il apparaît donc évident que les États, représentants des peuples, doivent fortement s’impliquer et soutenir financièrement les lieux de culture, et en particulier les musées.
Si ce phénomène existe sans doute déjà, il est néanmoins en régression, comme le prouve encore en France le récent abaissement du budget de la culture. Or, il aurait pourtant à l’inverse besoin d’être massivement augmenté pour mettre en valeur l’immense patrimoine dont dispose le pays.
Une décentralisation nécessaire
Les centaines de milliers de pièces détenues par les grands musées laissent d’ailleurs songeur sur le manque de décentralisation de la culture. Lorsque l’on sait que ceux-ci ne montrent que 5 % de leur collection et que le reste dort dans des réserves, on ne peut que regretter que l’État n’investisse pas plus pour créer de nouveaux sites d’exposition sur tout le territoire. Et ce, sans évoquer le nombre d’objets obtenus par la colonisation ou la dépossession.
On pense par exemple au Louvre qui, il y a quelques années, a ouvert une antenne dans la ville de Lens. Ce genre d’initiative pourrait ainsi permettre de faire circuler la culture en dehors des grandes métropoles si on le développait partout dans les communes. Et le besoin semble bien réel, puisque selon une enquête, 77 % des parisiens se disent satisfaits de leur accès à la culture, contre 42 % des ruraux .
L’art populaire par d’autres biais ?
Enfin, au-delà de la question de l’accès à la culture, on peut également évoquer des solutions pour que le peuple puisse reprendre du poids sur le choix des créations à mettre en valeur. Dans cette optique, le numérique et en particulier internet ont sans aucun doute un rôle à jouer.
En ligne, on peut ainsi retrouver une multitude d’œuvres numériques qui peuvent même circuler gratuitement en dehors du cadre de musées ou des griffes de riches propriétaires. Par ce biais, le soutien matériel peut être plus collectif et permettre une expression plus indépendante pour les artistes. C’est notamment le cas des modèles de financements participatifs ou chacun est libre d’aider un créateur.
Depuis l’époque classique, les vecteurs d’art se sont aussi multipliés et l’influence des citoyens a malgré tout repris de l’importance dans certains domaines comme le cinéma, la musique ou le jeu vidéo. Et ce même si, comme dans tous les secteurs générateurs de grosses sommes d’argent, la répercussion de la publicité, des médias et du marketing reste considérable sur l’avis des gens.
Avec l’aide de l’État, un modèle plus démocratique sur la valorisation des œuvres d’art pourrait cependant permettre à des musées ou à des structures communes d’exposer des objets plébiscités par la population sans que les grands mécènes n’imposent leurs opinions et leurs goûts par le poids de la finance. Une petite révolution qui reste encore à construire.
– Simon Verdière
Photo de couverture de Elanor Blackburn sur Unsplash