Depuis 25 ans, le lobby du vin s’est systématiquement attaqué aux principales dispositions de la loi Evin. Ces trois dernières années, de nombreux bastions de la loi ont encore été battus en brèche. Mais alors que l’alcool est responsable de 49.000 décès en France chaque année – ce qui en fait la deuxième cause de morts évitables après le tabac – et que les jeunes sont particulièrement touchés, la question reste traitée de manière marginale dans le débat public. Comment les lobbies de l’alcool, et en particulier du vin, ont gagné la bataille en France ?
Depuis la loi Evin de 1991, on pourrait croire que la prévention de l’alcoolisme chez les jeunes est une priorité en France. Dans sa forme originale, la loi était d’ailleurs accompagnée d’outils efficaces pour atteindre les objectifs fixés, c’est-à-dire la protection des jeunes face à l’alcool et le tabac, notamment par l’application de règles précises en ce qui concerne le marketing commercial et son influence néfaste. Les différentes mesures limitaient fortement les supports qui pouvaient être utilisés à des fins publicitaires et empêchaient que l’alcool puisse être associé à un message « positif » (par exemple au sport). Par ailleurs, le contenu même des publicités était limité par la loi. Contrairement à ce qui est régulièrement suggéré par les lobbies de l’alcool et les industriels, il ne s’agissait pas de dispositions contre l’alcool, encore moins contre les producteurs. D’ailleurs, toutes les formes de promotion n’ont pas été prohibées : la presse n’était pas visée (hormis la presse jeunesse) et, dans les régions de production, les affiches et les enseignes sont restées autorisées, dans le souci de préserver le tourisme.
Pourtant, quelque part, quelque chose a raté. Aujourd’hui, en France, les chiffres à propos de l’alcoolisme ne cessent d’inquiéter les professionnels du milieu. L’alcool entraîne 49.000 décès par an en France et il est l’une des premières causes de mortalité chez les jeunes (1 décès sur 4 environ). Ce n’est donc pas anecdotique. Par ailleurs, l’âge moyen des premières ivresses en France est de 15 ans et le nombre de jeunes de moins de 17 ans qui boivent de l’alcool jusqu’à l’ivresse est resté en constante augmentation pendant longtemps. On constate depuis quelques années la progression de nouvelles formes de consommation chez les jeunes, notamment le « binge drinking » (alcoolisation ponctuelle importante), qui s’observe parfois dès l’âge de 13 ans !
Par ailleurs, d’après les derniers chiffres, 44% des mineurs de 17 ans (soit près d’un sur deux), déclarent au moins une alcoolisation ponctuelle importante (API) dans le mois, 16 % le faisant de manière répétée (au moins trois fois dans le mois). On notera toutefois que les chiffres semblent s’être stabilisés selon les dernières études et témoignent même d’une légère amélioration. Est-ce la conséquence de la loi Bachelot de 2009, qui mettait en place de nouvelles dispositions de lutte contre l’alcoolisme chez les jeunes ? Depuis, les opérations commerciales de type « happy hour » sont encadrées et les open bar interdits. Enfin, l’âge minimum requis pour acheter de l’alcool fut élevé à 18 ans (contre 16 auparavant). Mais comme nous le verrons plus loin, dans le même temps, la publicité sur internet a été libéralisée en matière d’alcool.
Dans ce contexte, « les bières (63,5 % de consommations rapportées au cours de la dernière occasion) et les spiritueux (67,3 %) demeurent, comme lors des enquêtes précédentes, les boissons alcoolisées les plus populaires à 17 ans. Viennent ensuite les prémix (26,4 %), suivis du champagne (24,8 %) et des vins (18,4 %) ». Alors qu’il a été démontré que plus les jeunes boivent tôt, plus ils deviennent sujets à des maladies liées à l’alcool et que la boisson pouvait causer des dégâts irréversibles sur leur cerveau (on estime que le cerveau humain est pleinement développé à 25 ans), peut-on nier qu’il s’agisse de l’un des principaux problèmes de santé publique qui touche la jeunesse et donc les futurs adultes ?
La jeunesse, première cible des industriels
Qui n’a pas un bon souvenir d’une de ses premières soirées arrosées ? Forcément, l’alcool sonne « cool & inoffensif » dans l’esprit de bon nombre d’entre nous, et tout particulièrement à l’adolescence où nous aimons transgresser les interdits. Les lobbies du secteur le savent particulièrement bien. Tout comme dans d’autres secteurs industriels, la santé du consommateur passe au second plan, d’où l’importance du rôle des pouvoirs publics dans la protection des plus faibles. Pourtant, en France, c’est un échec manifeste.
Mais comment en est on arrivé là, alors que l’Hexagone s’est doté d’une loi en matière de protection des jeunes face à l’alcoolisme enviée dans sa forme originale par nos voisins européens ? Si les évolutions sociales récentes, le désir d’émancipation précoce, les nouveaux moyens de communication et l’avènement des réseaux sociaux pourraient en partie expliquer ces chiffres inquiétants, les spécialistes regardent ailleurs et pointent surtout le long et méticuleux « détricotage » de la loi Evin. Force est de constater, nous sommes désormais noyés par ces publicités qui devaient pourtant se montrer discrètes ! Désormais, les marques d’alcool sont autorisées à s’afficher quasiment partout, y compris devant les établissements scolaires (depuis un amendement de 1994) et sur Internet (2009), un média particulièrement prisé des plus jeunes. Alors que les jeunes devaient être protégés de la publicité, les industriels peuvent désormais spécifiquement viser ce public à grand renfort d’affiches colorées qui présentent des alcools étudiés pour leur goût, en particulier via des mélanges sucrés. Et, merci le Big Data, le ciblage de cette tranche d’âge n’a jamais été aussi simple.
D’ailleurs, les industriels ne manquent pas de tout faire pour parler aux jeunes. Une étude de l’Observatoire Français des drogues et des toxicomanies témoigne de l’efficacité de cette stratégie. Elle montre qu’aujourd’hui, les enfants et les adolescents en France ont une vision totalement banalisée de l’alcool qu’ils associent aux mots « convivialité », « fête », « tradition », « culture », certainement pas à la maladie ou à la mort. Autrement dit, les mots clefs des publicités pour les boissons alcoolisées auxquelles ils sont exposés quotidiennement. Les statistiques de mortalité influencent peu l’imaginaire, tant qu’un proche ou soi-même n’est pas concernés. Quand ils pensent à l’alcool, les adolescents français ne l’associent pas à ses risques. Et pourtant : la substance est bien l’une des premières causes de mortalité dans leur tranche d’âge et c’est la première cause d’hospitalisation en France. Par comparaison, en ce qui concerne le tabac, dont le marketing tombe également sous le joug de la loi de 1991 mais qui à la différence de l’alcool, n’a pas vu sa législation « flexibilisée », lorsqu’on les interroge sur le sujet, les mots « dangers » et « mort » leur viennent immédiatement à l’esprit. Ces éléments suggèrent que l’encadrement de la publicité est une mesure efficace de prévention, car le marketing façonne l’imaginaire d’une population, même de manière inconsciente !
D’aucuns seraient tentés de dire que l’éducation appartient aux parents et aux enseignants : pourtant, face à des budgets publicitaires qui explosent – plus de 450 millions d’euros en 2011, un chiffre qui n’a cessé de croître – leurs avertissements restent bien faibles. D’autant que, les premières études à ce sujet montrent que les jeunes sont de plus en plus exposés aux publicités pour les boissons alcoolisées et que cette exposition les encourage à boire. Il s’agit donc bien d’une question de politiques publiques et non d’un sujet qui relève de la sphère domestique. Mais les politiques publiques sont elles vraiment à la hauteur ? « Aujourd’hui, quand les pouvoirs publics dépensent 4 millions d’euros pour la prévention, l’industrie de l’alcool dépense 450 millions d’euros pour la publicité pour l’alcool. Nous ne luttons pas tout à fait à armes égales », admettait Anne Buzyn, ministre de la Santé, le 7 février sur France 2.
Un coup d’œil plus attentif laisse entrevoir l’important travail des lobbies qui a conduit au long (mais efficace) démantèlement de la loi Evin. La partie consacrée à l’alcool a été en grande partie vidée de sa substance. Pour rappel, trois ans à peine après son adoption en 1991, elle subit un premier “détricotage” avec le rétablissement de l‘autorisation de publicités par affichage partout en France et non seulement dans les régions de production (Amendement voté par l’Assemblée nationale 1994) et perdait donc une grande partie de son sens. Par la suite, entre 2003 à 2015, plus de 25 propositions de loi ou amendements ont été déposés par des élus originaires de départements viticoles, avec pour objectif de limiter une fois de plus sa portée. En 2009, un nouveau coup dur lui est porté avec l’autorisation de la publicité pour l’alcool sur Internet. Plus le temps passe, plus les gouvernements successifs s’attaquent à la loi au profit des entreprises du secteur. Qui voudrait nier que la loi dérangeait les industriels, car elle ne leur permettait pas de s’afficher suffisamment dans l’espace public ?
Pendant les trois dernières années, le processus s’est donc poursuivi comme si de rien n’était. Tout d’abord, l’article 62 ter de la loi dite « Macron » prévoyait de faire la distinction entre « information » et « publicité » sur l’alcool. D’abord censurée par le Conseil Constitutionnel, qui a vu dans la disposition un “cavalier législatif” (la mesure n’avait rien à voir avec l’objet de la “loi Macron” qui portait sur l’économie), la disposition est finalement entrée en vigueur début 2016 avec la “loi de modernisation de notre système de santé” et ce malgré l’opposition de la ministre de la santé de l’époque, Marisol Touraine, et de l’ensemble des acteurs de santé publique. François Bourdillon, directeur de l’Institut National de Prévention et d’Education à la santé (INPES), n’aura pas de mots assez durs contre cette évolution législative : « D’année en année, la Loi Evin a été minutieusement déconstruite sous la pression des lobbys des alcooliers. L’amendement à la loi Macron voté à l’Assemblée Nationale vide définitivement de sa substance la loi Evin ; c’est la goutte de trop ! », s’insurgeait-t-il alors. Le nouvel article aura fait déborder le vase, laissant la porte ouverte à toutes les dérives.
Se fondant sur cette nouveauté, les professionnels peuvent désormais jouer sur l’ambiguïté et la difficulté de bien dissocier ces deux notions, et donc s’afficher plus facilement dans les médias et notamment à la télévision. Faut-il s’étonner de voir à nouveau fleurir depuis, de manière plus ou moins subtile, les bouteilles dans les magazines et journaux ? Exemple parmi d’autres de la victoire des lobbies de l’alcool, la courte émission “Une minute un vignoble” diffusée sur France 2, après le JT de 20 heures, à une des heures où l’audience est la plus importante. Dans l’esprit et le texte de la loi de 1991, cela aurait été impossible. Aujourd’hui, il est possible de communiquer de manière très positive sur l’alcool à la télévision sans le moindre problème.
Une lobbyiste fait son entrée à l’Elysée
En filigrane, on observe les importants moyens déployés par les industriels, mais aussi, à certains endroits, la dérangeante proximité entre lobbies et politiques. En 2013, une campagne de lobbying appelée « Ce qui va vraiment saouler les Français » (Le contenu du site interne de la campagne a été supprimé depuis) et menée par Audrey Bourolleau, alors déléguée générale de Vin et Société, puissant représentant des entreprises de l’alcool, avait fait reculer le Ministère de la santé, qui envisageait d’adopter des mesures de prévention. L’un des fondements de la campagne a été de présenter le discours des acteurs de la santé publique comme dépassé et « moralisateur », contraire à l’économie viticole et ses emplois et plus encore, la culture française.
Peu après, en 2015, une campagne publicitaire lancée par Audrey Bourolleau avait été dénoncée par la Haute Autorité de santé qui lui reprochait de détourner un outil médical de repérage des « consommations à risques » à des fins publicitaires. Cela n’a pas empêché Vin & Société d’obtenir l’amendement Macron de 2015 par l’intermédiaire de députés et sénateurs issus de régions viticoles et un coup de force : deux députés récalcitrants à l’amendement au sein de la commission des affaires sociales avaient été échangés contre deux élus acquis à la cause des vignerons.
Une dynamique qui se confirmere depuis que Macron a été élu président. Quelques mois plus tard, la même Audrey Bourolleau, d’abord active dans le mouvement « La Transition » – qui s’avérera finalement être l’une des plateformes de lancement d’En Marche -, participera activement à la rédaction de la partie « Agriculture » du programme du candidat Macron avant de devenir, peu après l’élection de ce dernier, sa conseillère agriculture. Sa présence au plus proche du Président porterait-elle une nouvelle fois ses fruits ? En effet, cette fuite en avant semble avoir pris une nouvelle dimension récemment. Reçu à l’Élysée par les deux conseillères viticulture de la présidence lundi dernier, le sénateur de l’Aude Roland Courteau, vice-président de la commission Vigne et Vin, a affirmé que la filière viticole serait désormais associée aux campagnes de prévention contre l’alcoolisme. L’information a de quoi étonner et l’annonce n’a pas manqué de susciter de nouvelles craintes parmi les professionnels de santé et notamment l’Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie (ANPAA).
Peut-on raisonnablement attendre d’une structure dont l’objectif est de défendre les intérêts économiques des industriels d’encourager à boire moins ? D’aucuns se permettront d’en douter. Par comparaison, s’imagine t-on un instant que l’on puisse demander aux fabricants de cigarettes de pousser les individus à fumer moins en les invitant au cœur du pouvoir, ou encore à Mac Donalds de faire des cours sur une alimentation saine et équilibrée sans pousser les jeunes à manger du burger ?
L’alcool, la France et le terroir : comment les lobbies ont brouillé le débat et les esprits
Le fin mot de l’histoire ? Nous pouvons constater qu’il est aujourd’hui difficile d’aborder la question de l’alcool sans s’écharper. Il faut dire que les lobbies de l’alcool n’ont pas hésité à entretenir la confusion, notamment entre le caractère culturel du vin et l’industrialisation à outrance précisément déconnectée de la culture locale, dans le débat public depuis plusieurs années déjà. Dans le livre Comment l’alcool détruit la jeunesse (Albin Michel), l’addictologue Pr Amine Benyamina et la journaliste Marie Pierre Samitier montrent comment les lobbies de l’alcool ont savamment et minutieusement brouillé le débat à propos de l’alcool. Alors que l’enjeu (en particulier de la loi Evin) était de mettre en place des dispositions pour protéger la santé des jeunes et éviter l’alcoolisme précoce, leur discours a consisté à défendre des “produits identitaires” associés à la “culture” de la France et à systématiquement mettre en avant l’importance de la filière d’un point de vue économique (notamment en ce qui concerne les emplois – cet éternel chantage dans tous les secteurs). Des arguments qui ont pour objectif de jouer sur les émotions et les sensibilités de chacun tout en détournant le débat de ses aspects scientifiques ou sanitaires.
« Un petit verre de vin, c’est bon pour la santé ! » Hmmm, non, pas vraiment.
Mais leur coup de maître, c’est d’avoir réussi à insuffler dans le débat public l’idée qu’à doses limitées (le fameux « un verre de rouge »), le vin pouvait avoir des effets positifs sur la santé. Alors que ce dernier élément est régulièrement repris dans le discours des acteurs (y compris des médias), les deux auteurs cités précédemment rappellent que si les différents effets du vin sur la santé sont juxtaposés (risques de maladies cardio-vasculaires, cancer…), rien n’indique dans les faits que cet aliment protège des maladies ou allonge l’espérance de vie. Bien au contraire, “les études scientifiques montrent une augmentation du risque de cancer dès la consommation moyenne d’un verre par jour ; cette augmentation du risque est proportionnelle à la quantité d’alcool consommée. Ainsi, toute consommation régulière d’alcool, même faible, est à risque”, note l’Institut National du Cancer. Mais les multiples manœuvres des industriels pour associer l’alcool à un message positif rendent particulièrement difficile d’aborder le sujet, tant les critiques sont associées à une attaque contre la “culture française” et que l’idée qu’un « petit verre de vin rouge » est bon pour la santé est répandue. Qu’on s’entende bien. L’idée n’est pas de diaboliser l’alcool, mais d’en revenir aux faits, que chacun connaisse les risques, et cesser de mentir aux consommateurs pour lui faire avaler n’importe quoi, souvent au détriment de leur santé.
Le regard des Français sur l’alcool changera t-il dans les années à venir ? De nouvelles mesures seront-elles prises par le législateur contre les publicités qui visent les jeunes ? Face aux conséquences de l’alcool sur les jeunes et les moins jeunes, l’État aura t-il le courage de politiques de prévention à la hauteur ? Alors que les regards des addictologues se portent vers la ministre de la santé Anne Buzyn, qui leur envoyait cette semaine des signaux encourageants, d’autres se demandent combien de temps encore les intérêts économiques privés auront la priorité sur la santé des jeunes.
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Pour aller plus loin : Benech, Guylaine, Les jeunes et l’Alcool, Dunod, 2014.
Benyamina, Amine et Samitier, Marie-Pierre, Comment l’alcool détruit la jeunesse, Albin Michel, 2017.