Alors que la crise environnementale s’aggrave sans que le modèle économique soit infléchi d’une quelconque manière, que les mouvements sociaux sont réprimés fermement par l’État sans que les gouvernements successifs prêtent réellement attention aux revendications des manifestants, les stratégies de protestation et de résistance font débat. L’action « non-violente » emporte les faveurs d’une majorité, mais d’autres diagnostiquent son échec cuisant et estiment qu’il est désormais indispensable de déployer une diversité de tactiques et de recourir à l’action directe afin de changer la société en profondeur. C’est ce débat délicat que souhaitent mettre en lumière les Editions LIBRE en publiant les réflexions d’auteurs militants comme Peter Gelderloos ou en synthétisant le point de vue de mouvements écologistes. Nous avons cherché à comprendre leur pensée. Kevin Haddock et Nicolas Casaux, membres de la jeune maison d’édition, nous expliquent pourquoi selon eux la non-violence n’est pas la seule méthode acceptable de lutte face à la violence du capitalisme et de l’État.
Mr Mondialisation : Avant tout, pouvez-vous présenter les Éditions LIBRE ?
Éditions LIBRE : Notre maison d’édition, nouvellement créée, vise à pallier un manque que l’on observait dans le paysage littéraire militant, en France. L’écologie radicale, l’écologie dite « profonde », et d’autres critiques socio-écologiques qui nous semblent cruciales n’y figuraient que très peu. Nous avons décidé de remédier à cette carence en publiant des traductions d’ouvrages (essais, compilation d’essais, romans) d’auteurs étrangers, ainsi que des textes d’auteurs francophones. Notre maison d’édition est donc résolument militante, à visée politique. Si nous l’avons créée, c’est principalement comme un outil, une arme (le savoir), au service du changement social, de la défense de la planète.
Mr Mondialisation : Quel est votre livre le plus populaire ?
Éditions LIBRE : Le livre Comment la non-violence protège l’État de Peter Gelderloos. Nous savions, avant de le publier, qu’il intéresserait beaucoup, étant donné l’importance du sujet et son caractère très controversé. Ça n’a pas manqué. Les deux conférences-débats que nous avons organisées avec l’auteur à Paris, les 25 et 27 mai, ont été un succès, salle archi-comble chaque fois, au point que certaines personnes écoutaient la conférence de l’extérieur de la salle.
Mr Mondialisation : Justement, c’est ce livre en particulier qui a attiré notre attention. Face à une « terre en péril », Éditions LIBRE met en lumière des auteurs qui interrogent les moyens déployés par les mouvements sociaux majoritaires contemporains. Comment en arrive-t-on à considérer le pacifisme militant comme un « échec » ?
Éditions LIBRE : On en arrive à considérer le pacifisme militant comme un « échec » lorsque l’on constate (ou admet) l’échec flagrant du militantisme face à l’aggravation du désastre socio-écologique actuel. Il est assez clair (ou il devrait être assez clair) que la situation sociale, comme la situation écologique planétaire, ne cessent d’empirer. Les inégalités économiques atteignent un niveau sans précédent dans l’histoire de l’humanité (8 personnes détiennent plus d’argent que la moitié des êtres humains), et ne cessent d’empirer ; côté environnemental, le bilan est catastrophique (et c’est un euphémisme, le vocabulaire manque pour nous permettre d’exprimer la gravité de la situation) : la sixième extinction de masse (on devrait plutôt parler d’une « destruction de masse », le mot « extinction » suggère une absence de responsabilité, une sorte de fatalité) est désormais une réalité admise et discutée dans les médias de masse ; les déchets plastiques étouffent les eaux du monde entier, au point qu’on en retrouve dans un des endroits les plus inaccessibles de la planète, la fosse des Mariannes, la fosse océanique la plus profonde actuellement connue et l’endroit le plus profond de la croûte terrestre, sachant que la production de plastique devrait plus que doubler au cours des décennies à venir ; dans les océans, toujours, les zones mortes se multiplient : leur superficie a quadruplée depuis 1950 ; l’étalement urbain, un des principaux facteurs de la destruction de masse des espèces à travers la destruction de leurs habitats, notamment, n’en est qu’à ses débuts, puisque lui aussi devrait tripler, au moins, au cours des décennies à venir ; la déforestation, qui progresse inexorablement, a encore battu des records en 2017 ; en moins de trois décennies, les populations d’insectes ont chuté de près de 80 % en Europe ; la pollution des sols et leur érosion s’accentuent ; le réchauffement climatique, qui menace la continuation de la vie sur Terre telle que nous la connaissons, n’est pas prêt d’être enrayé vu que la consommation de combustibles fossiles ne fait que croître, et avec elle les émissions de gaz à effet de serre (là aussi, de nouveaux records ont été observés en 2017) ; l’empoisonnement et la surexploitation des ressources en eau potable (nous consommons l’eau des nappes phréatiques et des aquifères plus rapidement qu’ils ne se remplissent, ainsi qu’un rapport de la NASA le soulignait en 2015 : 21 des 37 aquifères les plus importants sont passés en-dessous du seuil de durabilité — ils perdent plus d’eau qu’ils n’en accumulent) ; les centrales nucléaires sont autant de bombes à retardement (six ans après le cataclysme, rien n’est réglé à Fukushima) ; les déchets nucléaires s’accumulent, et l’industrie du nucléaire continue de se développer (les États-Unis cherchent à se procurer des « mini-armes nucléaires », la Chine et la Russie se lancent dans le nucléaire flottant, etc.) ; la consommation des ressources naturelles par la civilisation industrielle a triplé au cours des quarante dernières années ; et ainsi de suite (impossible de proposer ici une liste exhaustive des problèmes sociaux et environnementaux, il y en a beaucoup trop, et de plus en plus). Face à cette avalanche de calamités qui n’en finissent pas d’empirer, difficile de ne pas conclure que le militantisme actuel (pacifiste, en grande majorité) est un échec patent. Non seulement les mouvements sociaux n’ont rien résolu, mais ils ne sont même pas parvenus à freiner l’aggravation du désastre socio-écologique en cours.
Mr Mondialisation : Moralement, n’est-il pas particulièrement délicat de défendre voire de légitimer une violence matérielle, en dépit de l’urgence actuelle ?
Editions LIBRE : Non, au contraire, au vu de l’urgence actuelle, il serait immoral de refuser de considérer l’éventail des tactiques militantes dans sa totalité. Mais, bien sûr, avant de parler de « légitimer la violence », il faudrait définir « la violence ». Or, en tentant de le faire, on se rend vite compte que ce n’est pas chose aisée, et que l’on fait face à un problème de sémantique. Ce qui est violent aux yeux de certains ne l’est pas nécessairement aux yeux de certains autres. Les médias appartenant à l’oligarchie des ultrariches utilisent le mot « violence » d’une manière très spécifique, d’une manière qui sert (évidemment) davantage les ultrariches que les militants. Pour reprendre la formule de Bertolt Brecht, construire une banque implique et génère toutes sortes de choses qu’on peut aisément qualifier de « violentes ». Détruire une banque permet de mettre fin à ces violences, et pourtant s’attaquer à une banque sera décrit comme « violent » par les médias de masse. L’existence et le fonctionnement de la multinationale McDonald’s implique de nombreuses formes de violences (des violences sociales, à l’encontre d’êtres humains, mais aussi d’autres formes de violences, par exemple à l’encontre d’autres espèces animales exploitées et tuées en masse par la compagnie), mais les médias de masse n’en parleront pas ainsi. Par contre, ils s’empresseront d’affirmer qu’il est violent de casser la vitrine d’un magasin McDonald’s. Lorsque Vinci et Lafarge bétonnent la planète, les médias grand public ne parlent pas de violence. Mais lorsque leurs engins de chantiers sont incendiés, ils se dépêchent de parler d’actes violents. Lorsque des descendants de colons (principalement) — des Békés — ravagent les Antilles françaises pour au moins un demi-millénaire, à travers la catastrophe du chlordéconei, une molécule qui s’attaque au système nerveux central des humains, les dirigeants et les grands médias parlent, au mieux, d’un scandale et d’un problème sanitaire, mais pas de violence. Lorsque des Guadeloupéens, exaspérés par les conditions économiques et sociales terriblement injustes et délétères qui règnent sur leur île, se révoltent, les médias de masse et les dirigeants n’hésitent pas une seconde et parlent de « violences ». La violence, c’est donc un concept fourre-tout, relatif, indéfinissable. Ce que nous voudrions légitimer, c’est plutôt le fait d’envisager toutes les tactiques militantes qui existent, et qui pourraient être efficaces dans nos luttes, peu importe leur caractère soi-disant « violent » ou non. Le mouvement de lutte pour l’indépendance de l’Inde, le mouvement pour les droits civiques aux États-Unis, le mouvement de lutte pour la libération de l’Afrique du Sud et de nombreux autres mouvements anticoloniaux ont eu recours à une diversité de tactiques dont certaines ont été qualifiées de violentes par les médias et les dirigeants étatiques. Aucun problème moral ici.
Mr Mondialisation : Par ailleurs, en quoi la violence pourrait-elle, plus que le pacifisme exclusif, infléchir le modèle économique actuel ? N’est-ce pas un leurre que de considérer un changement de « stratégie » comme une solution, alors que ce ne sont pas seulement les gouvernements, mais aussi une bonne partie de la population qui se satisfont des règles du jeu ?
Editions LIBRE : Encore une fois, la violence est une expression problématique. On parle plutôt de tactiques militantes plus radicales, comme les actions directes. Sachant que l’idée n’est pas de les opposer aux tactiques non violentes, ce que font certains promoteurs absolutistes de la non-violence, mais de les considérer comme d’autres manières de lutter. Et sachant que nous ne visons pas spécialement une « révolution des valeurs », que nous ne pensons pas qu’il soit possible et donc stratégique de compter sur un mouvement de masse, mais qu’il nous paraît plus réaliste de compter sur la détermination d’un plus petit nombre — conclusion logique de l’observation que vous faites selon laquelle « ce ne sont pas seulement les gouvernements, mais aussi une bonne partie de la population qui se satisfont des règles du jeu ». L’action directe, ainsi que le nom le suggère, consiste à atteindre un objectif sans passer par un intermédiaire : il s’agit de résoudre soi-même les problèmes auxquels on est confronté, quitte à recourir à l’usage de la force. Par définition, son impact diffère de celui de tactiques résolument non violentes. Il est potentiellement plus décisif que celui des pétitions ou des manifestations pacifiques : pour prendre un exemple, disons, l’implantation d’une usine de produits chimiques toxiques, il s’agit de la faire fermer ou de la mettre hors d’état de nuire par des moyens plus directs, comme le sabotage.
Mr Mondialisation : Dans ce contexte, quel est l’avenir des mouvements sociaux selon vous ?
Editions LIBRE : Vaste question. Vraisemblablement, il n’est pas rose. Ainsi que Peter Gelderloos l’explique dans Comment la non-violence protège l’État, les gouvernements de toutes les pseudo-démocraties modernes (pour une analyse honnête de la nature des régimes qu’on associe aujourd’hui à des « démocraties », vous pouvez lire le travail de Francis Dupuis-Déri qui expose très bien le caractère antidémocratique de la modernité) et de tous les autres régimes ont compris depuis longtemps qu’ils devraient faire face, pour un certain temps, du moins, à des résistances et oppositions populaires. Dans le cas de nos fausses démocraties modernes, les dirigeants sont passés maîtres dans l’art de les tolérer, afin de maintenir une illusion de liberté, mais aussi de les gérer, de les neutraliser. L’appui de la non-violence est d’ailleurs une des manières qu’ils ont de le faire. Lorsqu’une universitaire américaine qui travaille également pour le Peace Research Institute Oslo (Institut de recherche sur la paix d’Oslo), un organisme financé par la Banque mondiale, l’Union européenne et diverses fondations privées, co-écrit, avec une dirigeante du département de la défense du gouvernement des États-Unis, un livre vantant les mérites de la non-violence, le conflit d’intérêt est flagrant et la manipulation évidente. Et pourtant le travail de promotion de la non-violence d’Erica Chenoweth et de Maria J. Stephan est mis en avant par trop de militants qui s’opposent, ou pensent s’opposer, à l’ordre socioéconomique dominant, mais qui sont insidieusement séduits par sa propagande. On retombe sur le problème des médias et de la fabrication de l’opinion publique, et de l’opinion de beaucoup (trop) de militants, manifestement. L’histoire de la neutralisation du mouvement pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis dans les années 1960 et de la transformation effective du Black Power en Black Capitalism constitue un autre exemple de la manière dont les fondations et les corporations stérilisent la résistance. Arundhati Roy, une auteure et activiste indienne, le rapporte ainsi dans son excellent livre Capitalisme, une histoire de fantômes :
« La fondation Rockefeller, dans la lignée des idéaux de John D. Rockefeller, avait travaillé en étroite collaboration avec Martin Luther King Sr. (le père de Martin Luther King Jr.). Mais son influence déclina avec la montée des organisations plus militantes — le Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC) et les Panthères noires [Black Panthers]. Les fondations Ford et Rockefeller entrèrent en action. En 1970, elles firent un don de 15 millions de dollars aux organisations noires ”modérées”, à distribuer en subventions, bourses de toutes sortes, formations professionnelles pour ceux qui avaient abandonné leurs études, et mises de fonds initiales pour les entreprises appartenant à des Noirs. La répression, les luttes intestines et les sirènes du financement conduisirent à l’atrophie progressive des organisations noires radicales.
Martin Luther King Jr. fit des rapprochements tabous entre capitalisme, impérialisme, racisme et guerre du Vietnam. Du coup, après son assassinat, son souvenir même devint toxique, une menace pour l’ordre public. Les fondations et les entreprises ont travaillé dur pour remanier son héritage afin qu’il cadre avec l’économie de marché. Le Martin Luther King Jr. Center for Nonviolent Social Change [Centre Martin Luther King pour le changement social], avec une subvention d’exploitation de 2 millions de dollars, a été créé, entre autres, par Ford, General Motors, Mobil, Western Electric, Proctor & Gamble, U.S. Steel et Monsanto. Le centre entretient la bibliothèque et les archives du mouvement pour les droits civiques. Parmi les nombreux programmes gérés par le centre King se trouvent des projets qui ”travaillent étroitement avec le département de la Défense américain, le Comité des aumôniers des forces armées, et autres”. Il fut l’un des sponsors de la série de séminaires Martin Luther King Jr., intitulée : ”Le système de libre entreprise : un agent pour le changement social non violent”.
Amen. »
Dans le livre, elle rapporte d’autres histoires du même genre, qui prennent place en Afrique du Sud, en Inde, et ailleurs, et qui témoignent de la manière dont des entreprises privées et des ploutocrates comme les Rockefeller encouragent (financent) les organisations militantes modérées au détriment des plus radicales. C’est-à-dire que la neutralisation des mouvements sociaux au moyen de leur pacification est une tactique couramment employée par l’État, les multinationales et les ploutocrates.
Cela nous amène à un autre problème majeur pour les mouvements sociaux : l’ONGisation (de la résistance contre l’ordre établi) — également dénoncée, entre autres, par Arundhati Roy. Son emprise va croissante.
D’autres problèmes menacent les mouvements de lutte, comme les divisions issues de l’identity politics : cette tendance à la segmentation de l’opposition en une myriade de groupes, représentant autant de motifs de contestation de l’ordre établi, et ayant du mal à s’associer, à faire front ensemble. Pour ces raisons, l’avenir des mouvements sociaux est assez terne. Mais d’un autre côté, même s’il existe une tendance à l’accoutumance à l’empirement continuel de la situation, on peut espérer que certains seuils ou évènements mettront le feu aux poudres. C’est peut-être ce qui commence à se produire avec le grossissement des rangs du cortège de tête, dont une partie toujours plus importante soutient l’action du black bloc, qui tend lui aussi à se multiplier. Même si son action reste dans le domaine du symbolique, cela témoigne d’un engouement populaire croissant pour des méthodes d’action plus radicales.
Avec les éditions LIBRE, nous voulons encourager et favoriser cet engouement, en déboulonnant certains mythes, comme celui de l’efficacité et la supériorité de la non-violence, dont l’emprise étouffe le potentiel des mouvements de lutte.
Mr Mondialisation : Quels sont vos futurs projets éditoriaux ?
Editions LIBRE : D’ici la fin de cette année 2018, nous allons publier plusieurs livres très importants. En octobre, nous publierons le Manuel d’action directe de Earth First! et en novembre, un roman et best-seller international : Ishmael de Daniel Quinn. Et d’autres publications sont déjà prévues pour 2019, dont un livre de Derrick Jensen sur les illusions vertes (les industries du solaire, de l’éolien, de l’hydroélectrique, de la biomasse, etc., ces avatars du développement durable, qu’on nous présente comme des solutions à tous nos problèmes, tandis qu’elles ne font que perpétuer ou aggraver la situation mortifère dans laquelle nous nous enlisons), si tout se passe bien. En février 2019, nous organisons un festival sur le thème de l’écologie et des résistances contre la civilisation industrielle, avec projections-débats autour de longs métrages documentaires, et concours de réalisation de courts métrages. Vous pouvez dès à présent aller sur le site du festival www.ecologieenresistance.com.
i Voir : http://fabrice-nicolino.com/?p=2985
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