À notre époque saturée de réseaux, d’algorithmes et de fantasmes transhumanistes, une voix essaie de faire sa place : celle des militants technocritiques. Parmi eux, il y a Anti-Tech Resistance. Pour ce collectif, il ne s’agit plus d’interroger les technologies, ni même de ralentir leur développement. Il s’agit de tout éteindre. Derrière cette prétendue radicalité, se cache une vision hors-sol, indifférente aux réalités sociales, sanitaires et politiques des plus vulnérables. Analyse.

Par une série de performances publiques, de perturbations d’événements et de prises de parole virales, le mouvement Anti-Tech Resistance a fait irruption dans le champ médiatique et militant avec une allure de rupture absolue. 

Sa cible ? L’ensemble du monde technologique, des puces 5G aux frottis, des compteurs Linky à l’assistance respiratoire. Son mot d’ordre ? Saboter l’infrastructure industrielle tout azymut, pour, selon eux, sauver la vie sur Terre. Rien que ça.

Mais qui sont ces nouveaux luddites 2.0 ? Que défendent-ils vraiment ? Et surtout, ont-ils une place dans le champ des luttes d’émancipation ou ne sont-ils que les témoins d’une impasse politique majeure, dérivée d’un désespoir bien réel, mais peu opérant ?

Quand la haine des machines devient la haine des luttes sociales

Derrière cette vidéo émouvante au slogan pacifiste du mouvement Anti-Tech Resistance ATR, l’idéologie, elle, est moins attendrissante. Elle s’inspire d’une figure plus que douteuse : Ted Kaczynski, alias Unabomber, mathématicien américain, activiste anarcho-écologiste et néo-luddiste, se moquant des luttes antiracistes, féministes et d’émancipations sociales, et qui envoyait des bombes à des personnes gravitant dans le monde de l’informatique ou de la « tech », occasionnant 3 morts, 23 blessés et le reste de sa vie en prison. C’est pourtant les citations de son livre La société industrielle et son avenir que l’on retrouve de manière récurrente sur le site d’ATR.

Cette référence à Unabomber clive. Le média Usbek&Rica souligne, dans un article sur le mouvement, que certains militants assument l’importance théorique d’un homme qui prônait très tôt un démantèlement violent de la société industrielle, tandis que d’autres tentent de conserver une distance critique.

Impossible malheureusement d’échanger avec eux sur le sujet, puisque la seule réponse que nous avons pu obtenir de leur part après les avoir sollicités, c’est que le mouvement « se méfie des journalistes suite à divers esclandres ».  

Une idéologie de rupture

Quoi qu’il en soit, la ligne de fracture est nette : pour ATR, la technologie quelle qu’elle soit n’est pas neutre, elle est un vecteur structurel d’aliénation, de domination et de destruction.

Cette vision s’inscrit dans une tradition anti-industrialiste, qui juge que toute technologie emporte avec elle une manière de faire le monde qui rend impossible son usage « émancipateur ». Dès lors, pas de distinction entre haute et basse technologie, entre numérique et mécanique : tout outil s’inscrit dans un cadre politique déterminé, et dans notre société contemporaine, ce cadre reste celui du capitalisme, d’un modèle industriel hiérarchisé, centralisé, et non démocratique. Rejeter les technologies, c’est donc, dans cette logique, refuser cet ordre du monde. A priori, on ne peut qu’adhérer à ces idées. 

Dans l’article Technocritique: peut-on tout éteindre ? À propos de l’anti-industrialisme, publié et édité par Irénée Régnauld, on retrouve cette logique implacable : la technique ne peut être contrôlée parce qu’elle est, par essence, un « système autonome », une force qui s’auto-alimente, s’auto-renforce et finit toujours par échapper à ses prétendus concepteurs. C’est, pour le dire vite, une hydre qui ne connaît pas la régulation ni la démocratie. Jusqu’ici, tout va bien. 

Pourtant, le mot d’ordre — « tout éteindre » — ne constitue pas une stratégie, mais une injonction vide d’opérabilité. Il s’agit moins d’un plan politique que d’un geste symbolique, difficilement applicable dans un monde complexe où les infrastructures techniques sont imbriquées dans chaque aspect de la vie quotidienne. Cette radicalité relève davantage du fantasme que d’un projet structuré de société.

Envers et contre toustes

Le problème vient en fait des œillères du mouvement puisque ATR rejette explicitement l’intersectionnalité des luttes, considérant qu’elle n’est « pas stratégique » dans le cadre de leur lutte contre le système technologique, peut-on lire sur leur site.

Pour ATR, la priorité absolue est l’efficacité et la concentration sur un objectif unique : le démantèlement du système techno-industriel. Les membres du collectif estiment que multiplier les combats ou intégrer des enjeux de justice sociale (féminisme, antiracisme, validisme, etc.) diluerait leur action et risquerait de nuire à leur objectif central.

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« préférer une victoire impure à une défaite inclusive »

Leur position est d’ailleurs résumée sur leurs réseaux par cet inquiétant slogan : « préférer une victoire impure à une défaite inclusive » et par l’idée que « les émotions ou la morale ne doivent en aucun cas interférer avec la réalisation de notre objectif ».

Cette focalisation sur le combat anti-technologique au détriment de toutes les autres luttes ne répond qu’à un seul impératif : réussir leur objectif, quel qu’en soit le prix, même celle de la vie de celles et ceux qui ne pourront survivre à ce black-out. Un étrange paradoxe par rapport au but initial qui est de sauver la vie Terre.

Avec toutes autorisations – Unsplash -Chanhee Lee

Ce positionnement révèle plusieurs impasses majeures :

  • D’abord, une posture marquée par un certain privilège, car peu de personnes ont concrètement les moyens de « tout éteindre ». Ceux qui dépendent des technologies pour survivre (soins, mobilité, communication) sont les grands absents de cette vision.

  • Ensuite, une vision de la technique désincarnée, comme si elle ne pouvait jamais être gouvernée collectivement, contournée ou détournée.

  • Enfin, cette radicalité peut glisser vers une forme de repli identitaire, en valorisant des récits de pureté, de nature sauvage, voire de retour à une société idéalisée, où seuls les plus forts (valides, autosuffisants, ruraux) survivraient.

Autant de points qui soulignent que ATR échoue à penser le social, la gouvernance et l’inclusion.

Une posture qui isole plus qu’elle ne fédère

Cet absolutisme rigide et sacrificiel place immédiatement ATR dans une position politique intenable. le texte Ni de gauche ni de droite, mais bien réac, issu d’un travail collectif entre des membres des collectifs l’AG Antifa Paris 20e, Extinction Rebellion, Désert’Heureuxses, le Mouton Numérique, la SAMBA (Section Antifasciste Montreuil Bagnolet et Alentours), Soin Collectif Île-de-France, Technopolice Paris Banlieue, Voix Déterres … et des allié·es d’autres horizons – souligne cette impasse. 

En refusant tout compromis – y compris les alliances stratégiques avec des mouvements écolos, antiracistes, anticapitalistes et féministes – ATR se retrouve enfermé dans une forme de pureté idéologique autarcique et hors sol.

Dans sa critique de la « gauche technophile », ATR flirte avec le mépris. Les militants écolos qui discutent d’énergies renouvelables, les collectifs antiracistes qui utilisent les réseaux pour s’organiser, ou même les associations trans qui défendent l’accès à certaines technologies médicales sont renvoyés à leur supposée compromission avec le « système techno-industriel ». Autant dire que l’ambition de ATR de « refonder les luttes » est plutôt mal partie puisqu’elle refuse toute stratégie collective qui prend en compte les réalités de chacun. 

La posture ATR érige des murs là où d’autres tentent de bâtir des ponts. Irénée Régnauld résumé ainsi le problème :

« Chez les anti-industrialistes, admettre qu’il peut exister autre chose que “tout ou rien” confine à la trahison technophile, puisque cela revient, en définitive, à faire des compromis avec la grosse industrie ».

En cultivant un rejet systématique des luttes intersectionnelles et des alliances sociales, ATR entretient un imaginaire de pureté politique, qui peut facilement dériver vers des imaginaires réactionnaires. Comme le souligne Régnauld, certains discours anti-tech reprennent des codes proches de l’écologie identitaire ou du néo-primitivisme masculiniste, en valorisant la virilité, l’ascétisme, la nature sauvage et une autonomie coupée du collectif. Le danger n’est pas théorique : il réside dans les convergences idéologiques potentielles entre ce radicalisme hors-sol et certains courants conservateurs.

« Tout éteindre » : une injonction mortifère ?

La pseudo-radicalité de la contestation attire l’attention médiatique. Le choc produit par les interruptions positionne ATR dans un registre de performativité politique. Pourtant, au-delà du symbole, que reste-t-il ? L’autosatisfaction de ceux qui dérangent, ou une réelle capacité à construire autre chose que du rejet ?

Il est en effet permis de douter que l’appel à « éteindre toutes les machines » parle aux soignants à l’hôpital, aux personnes sous assistance respiratoire, aux enfants en bas âge, aux personnes atteintes de maladies chroniques, aux personnes qui ont besoin d’avorter, etc. 

Un bébé prématuré. Photo de Alexander Grey sur Unsplash

C’est souvent là que la critique ATR révèle son angle mort central : l’oubli du social. Comme si la technique constituait une entité autonome, détachée des usages concrets, des dépendances réelles, des rapports de pouvoir. Or, comme rappelé dans les critiques plus réalistes de la technique, avec Gilbert Simondon, Bruno Latour, ou Donna Haraway, la technique est un milieu habité, traversé, négocié. Elle peut aliéner, certes, mais elle peut aussi émanciper, si ses conditions politiques et sociales sont mises en débat.

C’est là qu’intervient l’idée défendue par des penseurs technocritiques comme Simondon ou Haraway : la technique n’est pas un bloc à rejeter, mais un milieu à transformer, à politiser, à démocratiser. Il ne s’agit pas de tout éteindre, mais de reprendre en main les choix techniques, de créer des outils autonomes, de soutenir les formes d’innovation coopératives, locales, low-tech, égalitaires. C’est une vision politique de la technique, et non son anéantissement, qui permet de poser les bons termes du débat.

Que faire de la technique ?

Ici se joue toute la tension contemporaine. Car critiquer la technique est légitime. Les géants du numérique nous consument, les dispositifs de surveillance algorithmique nous épient, l’exploitation minière des sols pour fabriquer des batteries tuent humain et sols, la dépendance aux serveurs et aux réseaux propriétaires nous anéantit : tout cela doit impérativement être interrogé, démantelé parfois, régulé toujours.

Mais une critique de la technique qui ne prend pas en compte les rapports sociaux dans lesquels elle s’insère finit par faire fausse route. En prônant le rejet total, ATR devient une dystopie régressive, incapable d’articuler son refus à un programme politique. Que signifie concrètement une société post-technique dans un monde où les soins, les communications, la nourriture, l’eau potable, dépendent des outils qu’ATR souhaite faire disparaître ?

Faut-il retourner à l’âge du feu, de la mortalité infantile et de l’espérance de vie à 35 ans ? Abandonner les vaccins ? Que propose ATR de concret comme organisation sociale alternative hormis l’autogestion et les assemblées ? Silence, ou éloge d’un effondrement purificateur aux relents identitaires.

Photo de Sidde. Pexels.

Défaire le mythe d’un effondrement « libérateur » pour le Sud

L’un des impensés majeurs du discours ATR est la fable d’un effondrement technologique salvateur pour le Sud global. Ce récit romantique imagine que, libérées de la domination techno-industrielle du Nord, les sociétés du Sud retournaient à des formes de vie plus simples, plus proches de la nature, voire plus authentiques.

Il nie une réalité fondamentale : le Sud est lui aussi structuré par les dépendances techniques globales, à travers les chaînes d’approvisionnement, les infrastructures énergétiques, les réseaux de communication, la santé, l’agriculture, etc. Faire « disparaître » la technique par un grand black-out ne libérerait pas le Sud, il le priverait d’accès à l’eau, aux soins, aux médicaments, à la nourriture stockée et distribuée, souvent déjà précaires dans de nombreuses régions.

Ce discours postule que les populations du Sud seraient culturellement moins « aliénées » par la technologie — une idée dangereusement essentialiste. En réalité, les sociétés du Sud ne demandent pas moins de technologie, mais plus d’accès, plus de contrôle, plus d’autonomie sur les technologies utiles, via des formes locales d’innovation, de mutualisation ou de low-tech adaptées. La question n’est pas d’éteindre, mais de réapproprier.

Enfin, cette vision d’un effondrement égalitaire oublie qui paiera le prix de l’interruption brutale du système techno-industriel. Ce sont, encore une fois, les plus pauvres, les femmes, les enfants, les personnes racisées, les personnes malades ou handicapées qui subiront le plus violemment l’effondrement des infrastructures. Ce sont ces populations — souvent au Sud — qui ont le moins de marges de résilience immédiate, et pour qui la technologie, même imparfaite, reste vitale au quotidien.

Supprimer la technique, ce n’est pas supprimer les rapports de domination. C’est parfois les aggraver, en retirant aux opprimé·es un des rares leviers d’organisation, de survie ou de résistance. Ce n’est pas la technologie en elle-même qui domine, mais la manière dont elle est intégrée à des systèmes politiques et sociaux injustes. On ne libère pas une société en lui coupant l’électricité ; on la libère en lui donnant les moyens de choisir ce qu’elle veut faire avec ses outils.

Se libérer de la fascination pour le refus

Le refus comme stratégie politique peut parfois être puissant – mais il ne sauve rien à lui seul. Dans un monde de réseaux, de crises imbriquées, de luttes dispersées, la résistance exige plus que des slogans flamboyants. 

Elle nécessite de bâtir des alliances entre luttes écologiques, syndicales, féministes, antiracistes : c’est dans ces convergences que naît une autre intelligence technique. Ni technocratie, ni technophobie, mais démocratie technique.

Ce que rate ATR, c’est d’avoir pris la technique pour l’ennemi plutôt que comme l’enjeu du conflit. Une erreur stratégique aux lourdes conséquences politiques. Car pendant que l’on hurle « tout éteindre », les data centers tournent, l’IA s’implante, les dominants captent les technologies pour renforcer leur pouvoir. Le seul moyen d’y résister durablement n’est pas de se retirer, mais d’en reprendre le contrôle.

Anti Tech Resistance constitue un symptôme de notre époque : une révolte légitime contre l’emprise numérique, le capitalisme de surveillance, la fuite en avant techno-scientifique. Mais sa solution – le rejet inconditionnel – ne peut convaincre que ceux qui ont encore le luxe de choisir entre « on » ou « off ». Pour tous les autres, il faudra bien une autre politique de la technique. Ni optimiste, ni catastrophiste, mais humaine et collective.

En définitive, le problème n’est pas la technique en elle-même, mais qui la contrôle, pourquoi, et comment. La question cruciale n’est pas de refuser la technique, mais de reprendre le pouvoir dessus. Plutôt que de tout éteindre, il s’agirait de rebrancher autrement : sur des logiques de solidarité, de soin, d’inclusion. Autrement dit, réconcilier la technocritique avec le social, et faire de la technique un champ de lutte politique, pas un terrain abandonné aux dominants.

– Maureen Damman


Photo de couverture de Saleh Bakhshiyev. Pexels.

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