Dans notre monde d’échanges et de circulation ininterrompue des biens, des hommes, de l’argent, le concept de vitesse est une idée éminemment positive. Dans le panthéon idéologique moderne, il côtoie allègrement les notions de progrès, de dynamisme, de libre-échange, puisqu’il est un des éléments qui a rendu possible la mondialisation. Aujourd’hui, l’être humain ne cesse de se torturer les méninges afin d’inventer des moyens illimités d’augmenter sa vitesse, des technologies capables d’abattre les kilomètres. Mais à vouloir aller toujours plus vite, ne risque-t-on pas, tôt ou tard, de rencontrer un mur ?
Vitesse et voyages : une utopie concrète
Longtemps, une grande majorité d’êtres humains a vécu dans un horizon limité : de là découle inévitablement un vieux désir de l’humanité, celui de pouvoir se rendre rapidement à un autre endroit, de s’extraire d’un cadre de vie circonscrit à quelques hectares. Les hommes ont toujours souhaité repousser leurs limites, et ont pour cela inventé des moyens techniques pour se surpasser. Des siècles durant, ces inventions sont restées à l’état de projets : on peut par exemple penser aux nombreux croquis réalisés par Léonard de Vinci entre le XIV° et le XV° siècle représentant des prototypes d’hélicoptères, ou encore de sous-marins. Ce rêve est éminemment légitime.
Les sciences se construisant peu à peu, les terres et les océans étant de mieux en mieux connus, l’humanité commence à comprendre qu’elle a davantage de moyens pour prendre son destin en main. A cet égard, le XIX° siècle sera le théâtre d’un progrès technique important, qui transformera le rapport que les hommes entretiennent avec la distance. Chemin de fer, locomotive et train sont les symboles de cette période d’expansion du capitalisme, et concurrencent rapidement le transport par voie fluviale ou maritime. Un siècle plus tard, les transports aériens annoncent de plus grands voyages encore. Dans la seconde moitié du XX° siècle, l’automobile se répand et devient un moyen de transport privilégié, parce qu’individuel et de plus en plus accessible financièrement. Tout devient de plus en plus rapide.
Image : Lord Strathcona inaugure la Canadian Pacific Railway à Craigellachie le 7 Novembre 1885. (wikimédia)
On constate qu’en seulement deux siècles, les moyens techniques permettant le franchissement de longues distances se sont multipliés et successivement concurrencés. A la profusion de véhicules et de modes de transports différents répondent inévitablement de profonds changements économiques et sociaux. L’avènement du « tout-voiture » entraîne un allongement des trajets dans tous les domaines de la vie (travail, loisir…) et provoque un besoin pour chaque individu de s’équiper et de s’adapter aux nouvelles injonctions de la modernité.
Progrès technique, mais à quel prix ? L’exemple américain
Rétrospectivement, ne peut-on pas dire que l’humanité a brûlé des étapes ? Le progrès technique exponentiel de ces deux derniers siècles a-t-il toujours été accompagné d’un progrès social ? Dans le secteur du transport, la réponse est loin d’être évidente.
L’exemple de l’édification du réseau ferroviaire américain est, à ce titre, édifiant. A partir des années 1850, hommes politiques et industriels américains se mettent d’accord pour engager de gigantesques travaux d’aménagement du territoire des États-Unis. L’objectif est, d’une part, de relier l’Atlantique au Pacifique, mais aussi de permettre le désenclavement de certaines régions ou villes reculées. Derrière cette volonté d’amélioration du transport ferroviaire se cachent cependant des intentions moins philanthropiques de certains industriels peu scrupuleux, qui battissent leur fortune sur ce vaste chantier.
Les quelques décennies qui séparent la guerre de Sécession des premières années du XX° siècle constituent une période de modernisation de l’État sans précédent aux États-Unis, mais aussi un moment où le recours à une main d’œuvre mal payée et surexploitée est devenu une norme, et où les inégalités se sont considérablement creusées entre les différentes catégories de la population américaine. De nombreux ouvriers irlandais, afro-américains, chinois, sont recrutés sur les chantiers de l’Union Pacific et de la Central Pacific où ils connaissent une situation de quasi-esclavage, travaillant dans des conditions insupportables, jusqu’à l’épuisement. C’est donc au prix de nombreux morts que les chemins de fer américains sortent de terre.
Image : Gainesville Midland et son équipe, 1890.
Avec le réseau ferroviaire américain, le pays entre dans une période de dynamisme sans précédent, grâce au désenclavement de ses vastes territoires. Cependant, tout le monde n’a pas les moyens de s’offrir un titre de transport : celui-ci coûte, à la fin du XIX° siècle, plus d’un mois de salaire pour la plupart des travailleurs de l’époque. Ainsi, cela entraîne une fraude importante et un creusement des inégalités entre ceux qui ont les moyens de voyager et les autres.
Lors de l’édification du chemin de fer américain, c’est toujours l’intérêt particulier des compagnies ferroviaires qui a prévalu, empêchant le train de devenir un instrument démocratique bénéfique à la population américaine. A ce titre, Richard White, historien du chemin de fer américain, déclare : « Si le pays n’avait pas construit le chemin de fer transcontinental, il n’en aurait pas eu besoin avant beaucoup plus tard, à un moment où il aurait pu le construire à meilleur marché, plus efficacement, à un coût social et politique moins élevé ». A ce jour, les États-Unis ne possèdent aucun train à grande vitesse mais 14 947 aéroports. A force de vouloir aller trop vite, nous négligeons la manière de le faire.
Progrès technique et progrès humain : l’analyse d’Ivan Illich
Philosophe et objecteur de croissance s’intéressant aux concepts de vitesse et de progrès, Ivan Illich écrit en 1973 Énergie et équité, ouvrage dans lequel il s’interdit de traiter la question du progrès indépendamment de celle de la justice sociale. Pour lui, il existe une évidente contradiction entre la volonté d’équité de l’État démocratique et sa volonté de croissance industrielle sans limite. Un progrès technique mal maîtrisé par l’homme peut donc se retourner contre lui, et une société inégalitaire et individualiste ne peut développer d’innovation qui profiterait au plus grand nombre sans recréer de nouvelles inégalités.
Image : qz.com
« Chaque nouveau réseau a pour effet la dégradation des réseaux de moindre vitesse. Ceux qui ne peuvent compter que sur leur propre corps pour se déplacer sont considérés comme des marginaux ou des infirmes. » Par cette phrase, Illich accuse les artisans du train, poussés par l’appât du gain, d’avoir voulu brûler les étapes, de croire en un progrès continu sans en mesurer les conséquences, d’aller toujours plus loin, plus vite, sans éviter les éventuels murs. Selon sa grille de lecture, le développement du réseau ferroviaire américain a contribué de façon importante au creusement des inégalités aux États-Unis alors qu’il aurait dû, à l’inverse, être un instrument d’égalisation de la société. C’est bien l’introduction, très tôt, d’un capitalisme sauvage dans la société américaine qui a transformé ce que l’on peut appeler le « progrès » en moyen d’asservir et de bâtir de colossaux empires financiers.
Ivan Illich est un penseur radical, car il s’est toujours battu contre l’industrialisation sans barrière des états et de leurs services publics, et leur oppose une « recherche politiquement subversive de la vitesse optimale ». La vitesse, dans ce cadre de pensée, n’a pas à être recherchée incessamment mais contrôlée, et désirée seulement lorsqu’elle est bénéfique à l’homme et qu’elle ne détruit pas ses repères. Dans cette logique, plutôt que de parler de pays sous-développés, Illich parle de pays « sur-industrialisés », à l’exemple des États-Unis.
Aujourd’hui, la voiture s’impose partout et devient toujours plus obligatoire et aliénante sur le plan économique ; dans le même temps, de nombreuses gares ferment, et des territoires entiers deviennent inaccessibles par le train. La coexistence de plusieurs modes de transport semble donc être remise en question. Si le progrès technique demeure exponentiel, il n’est pas nécessairement synonyme de progrès social. Par conte, il est toujours utilisé à profit par ceux qui en détiennent le monopole. Où est le juste milieu ?
Si nous voulons prendre le virage écologique sereinement, il y aurait sans doute des limites à refonder, des logiques à repenser dans notre rapport contemporain à la vitesse et aux distances. D’un point de vue social, écologique, économique, reconsidérer en profondeur notre vision des transports n’est peut-être pas une hérésie.
– R. N.