Dimanche 13 octobre 2019, à 21h40, des coups de feu, chants et concerts de casseroles retentissent dans les rues de Quito. Nouvelle insurrection ? Ou répression policière ? Non, cette fois-ci, ces bruits sont annonciateurs d’une bonne nouvelle : ces individus fêtent la suppression du décret 883 (mettant fin aux subventions sur le carburant) suite au soulèvement, lequel avait fait polémique au point d’avoir généré un climat insurrectionnel puisqu’il promettait une forte augmentation du prix des carburants. Confronté à la pire crise de son mandat depuis 2017, le président Lenin Moreno a trouvé un accord avec la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Equateur (CONAIE), après 12 jours de crise sans précédent. Jaime Vargas, président de la CONAIE, a alors annoncé l’arrêt de la grève en territoires indigènes. Mais ce calme sera-t-il durable ?
Depuis le 1er octobre, le pays était secoué par un climat d’insurrection. La raison ? La fin des subventions sur le prix des carburants, qui existaient depuis plus de 40 ans, en contrepartie d’un accord passé avec le Fonds Monétaire International (FMI). Celui-ci vise à accorder un prêt important à l’Équateur avec la promesse d’endiguer l’importante dette publique à laquelle le pays fait face. Or, cette aide doit s’accompagner de réformes politiques néolibérales, entendez : une cure d’austérité. Et c’est bien là où réside le fond du problème. Les conditions posées par le FMI sont jugées inacceptables pour les équatoriens. Or, de la simple grève des transports, la protestation s’est transformée en insurrection en quelques jours : trafic paralysé par les blocages de routes, feux, agressions et manifestations sont devenus partie intégrante du quotidien en Equateur.
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Face à cela, le président fait le choix d’une forte répression étatique ; laquelle était peu conforme aux droits énoncés par la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH). Profitant de la faiblesse du gouvernement, un coup d’Etat de la part de l’ex-président R.Correa était pressenti … jusqu’à ce que cet accord de sauvage ne signe la fin de la crise de justesse. Or, doit-on vraiment se réjouir de cette fin de crise ? Il semble encore difficilement imaginable, pour tous, que celle-ci puisse s’arrêter du jour au lendemain alors même que les causes – la politique d’austérité et l’emprise du FMI sur la politique du pays – restent intactes.
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Aux origines de la crise
Le retour du FMI dans la politique équatorienne
Le 21 mars 2019, L. Moreno annonçait avoir trouvé un accord avec le FMI dans l’objectif de recevoir un crédit de 4,2 milliards de dollars, en échange de la mise en œuvre d’une grande politique d’austérité. Or, l’ex-président, Rafael Correa avait rompu tout lien avec le FMI en 2006. De ce fait, quand L. Moreno a annoncé le 1er octobre la série de réformes néolibérales qui allaient être mises en place pour honorer cet accord, la population équatorienne s’y est tout de suite opposée, se sentant trahie. Au-delà de la fin des subventions à l’essence (qui s’est traduite concrètement par une hausse immédiate des prix de 123%), c’est le retour du rôle du FMI dans la politique équatorienne qui est dénoncé. En effet, parmi les mesures annoncées, il y a également une réforme du Code du travail, notamment la réduction des congés payés des fonctionnaires de 30 à 15 jours, ou bien la réduction des taxes d’importation sur les téléphones cellulaires, les ordinateurs et les tablettes. L’objectif de ces mesures est le suivant : libéraliser l’économie et flexibiliser le travail en Equateur.
L. Moreno, un candidat libéral portant une casquette socialiste
Cette politique d’austérité n’était pourtant pas dans le programme politique du candidat lors des élections présidentielles en 2017. Officiellement, il a été élu pour son ambition de relancer la « révolution citoyenne » de son prédécesseur. Ce programme politique social et écologique a été porté par R. Correa quelques temps, avant de virer vers une politique totalement contraire et particulièrement autoritaire (cf: l’inscription de force de la réélection indéfinie des autorités publiques dans la Constitution). L. Moreno est alors arrivé comme un “sauveur” ou du moins présenté comme tel. Or, l’espoir a été de très courte durée. Après avoir pris quelques mesures populaires, telle que la suppression dudit amendement dans la Constitution, le tournant libéral a été rapidement engagé via des politiques d’austérité. Bien que ces mesures économiques impopulaires aient été présentées comme nécessaires pour faire face à la situation financière délicate dans laquelle R. Correa avait laissé le pays, elles n’ont fait en réalité qu’amorcer sa néo-libéralisation à marche forcée. Un phénomène qu’on serait tenté de mettre en parallèle avec l’élection d’Emmanuel Macron, d’abord présenté dans les médias comme un candidat progressiste, tourné vers l’avenir et engagé sur les questions écologiques, pour finalement engager un processus classique de libéralisation : austérité, réformes et privatisations.
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Une crise qui s’enlise
De la grève à l’insurrection, il n’y a qu’un pas
Le 2 octobre, une grève des transports éclate en réponse à la hausse des carburants. Ni bus, ni taxis. Le trafic est paralysé. Toute personne qui tenterait de ne pas respecter le mouvement est alors sanctionnée : lancers de pierres sur les taxis actifs, agressions et vols massifs, mise à feu de pneus et blocage de toutes les routes du pays. Le lendemain, face à l’explosion de violence, L. Moreno déclarait l’État d’urgence. De leur côté, les chauffeurs de taxis et bus lèvent la grève : le gouvernement promet d’augmenter le prix des transports publics pour compenser la hausse des carburants. La mesure devient donc handicapante non plus pour eux, mais pour l’ensemble des usagers. Qui plus est, les mouvements indigènes et syndicaux redoublent d’énergie dans les protestations. Ainsi, face à l’annonce de grève générale des travailleurs, indigènes et syndicats le mercredi 9 octobre, le président décide deux jours avant de transférer le siège du gouvernement à Guayaquil, la capitale économique du pays.
Ce jour-ci, le lundi 7 octobre, des milliers d’indigènes arrivent pour manifester à Quito. L’Assemblée Nationale est envahie, les violences continuent ; ce à quoi le président répond par l’établissement d’un couvre-feu autour des lieux de pouvoir, de 20h à 5h du matin tous les jours de la semaine. Or, le mécontentement se poursuit, notamment face à la répression policière : tel est le cas lorsque des bombes lacrymogènes ont été lancées dans des universités, alors que celles-ci sont des lieux dits “neutres” où sont logés, soignés et nourris les manifestants. Le samedi 12 octobre, le point culminant de la crise a lieu. Le bureau de l’Inspection générale des finances prend feu. Les infiltrés corréistes, soupçonnés d’être à l’origine de l’incendie et de tous les dégâts qu’il a occasionnés, en profitent pour faire disparaître tous les documents de procédures judiciaires concernant la corruption de R.Correa.
Coupure d’eau et électricité menacent la ville pour 3 jours. Les magasins se vident, les files d’attente aux caisses s’allongent. Le gouvernement annonce alors, via son ministre de la défense que les armes non-létales ne sont plus les seules armes à disposition des forces armées, et que celles-ci sont « prêtes à défendre les sites stratégiques » (entendez : tirer à balles réelles si besoin). Partout dans le pays, tout est fermé avant 15h, heure du couvre-feu annoncé par le président afin de « faciliter l’action de la force publique face aux intolérables excès de violence ». Le soir, un cacerolazo (soit, littéralement, un concert de casseroles) s’organise dans les quartiers éloignés du centre historique, symbole de la faim que la population subit depuis le début de la crise. Ce rassemblement, au-delà de soutenir les manifestants contre la répression policière, démontre un “ras-le-bol” général appelant à l’arrêt de la crise.
Mais pourquoi les indigènes auraient-ils intérêt à défendre les subventions à l’essence ?
L. Moreno justifie la fin des subventions à l’essence par le coût qu’elles représentent pour l’économie du pays, à savoir une dépense de 60.000 millions de dollars en 40 ans. Or, la suppression de ces subventions devait se faire de manière graduelle, et non du jour au lendemain. C’est la brutalité de la réforme qui est critiquée par les équatoriens. Par ailleurs, le président use comme autre argument des nécessités environnementales pour imposer une simple mesure d’austérité voilée. Pour cause, il soutient également l’augmentation de la production de pétrole et l’ouverture de nouveaux puits depuis le début de son mandat. Surtout, cet argument écologique n’est pas valable pour la population. Il faut savoir que, si le pétrole est extrait en Équateur, il est raffiné à l’étranger ; ce qui en fait un produit très cher et explique pourquoi ces subventions avaient été mises en place. Les Équatoriens dépendent fortement des camions, bus et voitures pour se déplacer, car leur système ferroviaire est peu développé. Concernant les indigènes (soit 7 % des équatoriens, mais aussi 68 % des personnes pauvres), ce décret les affecte d’autant plus qu’ils travaillent principalement dans l’agriculture et ne peuvent faire face à la hausse des coûts de transports pour l’écoulement de leurs produits ou les récoltes mécaniques. C’est notamment pour cette raison qu’ont été bloqués des barrages hydroélectriques, des entreprises horticoles et puits pétroliers.
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Un bilan incitant à la sortie de crise
Des conséquences néfastes VS violences inacceptables
Au bout de onze jours de crise, le bilan fait froid dans le dos : 1340 blessés, 1152 détenus et 7 morts (mais bien plus en réalité, puisque plus de 15 morts d’indigènes ont déjà été recensées). Comme précisé, outre les violences physiques, la police a lancé des bombes lacrymogènes dans des lieux dits “neutres” fournissant de l’aide humanitaire, et utilise des fusils à plomb ou grenades pour disperser la foule dans les manifestations. Le médiateur de l’Equateur, un bureau du gouvernement dédié à la promotion des droits humains, a d’ailleurs condamné une répression « sans aucun précédent historique » et a invité le gouvernement à arrêter toute violence pour « ramener le pays à la paix ». La Haute Commission aux Droits de l’Homme de l’ONU, tout comme la CIDH, a exprimé le même avis. Du côté des manifestants, il y a eu des débordements, notamment le 10 octobre à la Maison de la culture, lieu abritant le musée national de l’Equateur et de nombreux événements culturels. La CONAIE y a retenu dix policiers et vingt travailleurs de la communication, dont le journaliste Freddy Paredes qui fut blessé par un lancer de pierre au crâne. Dans la confusion, les agressions de journalistes sont devenues monnaie courante, à un tel point que les bureaux de la chaîne Ecuavisa sont maintenant protégés par des policiers depuis l’agression d’une journaliste alors qu’elle y entrait. De la même manière, un incendie a été déclenché envers la chaîne Teleamazonas, et les responsables ont refusé de laisser rentrer tout pompier. D’autres personnes ont tenté d’entrer de force dans le siège de El Comercio, le journal le plus populaire du pays.
Or, parmi toutes ces violences, il est important de notifier la part de responsabilité des « infiltrés » de R. Correa. Ces infiltrés étrangers, seraient, selon L. Moreno, entraînés par le Vénezuela de N. Maduro. Les dirigeants indigènes ont fait observer qu’ils n’ont jamais participé aux attaques des médias cités ci-dessus, ou du bureau de l’Inspection générale des finances et des attaques contre magasins, personnes dans leurs voitures, biens publics et privés. La confusion règne donc sur l’origine exacte de certaines violences avec un risque de récupération politique. Certes, des actes de délinquance gratuite et des pillages ont été menés par certains manifestants. Mais les opposants suggèrent que ces débordements violents seraient organisés et pensés par ces infiltrés afin de faire régner le chaos ; incitation à justifier la répression policière et à activer un cercle vicieux de “manifestation-débordement-répression”.
Quelle sortie de crise ?
Après plusieurs refus, la CONAIE a accepté le 12 octobre le « dialogue » proposé par le gouvernement ; alors même que le gouvernement n’avait pas supprimé le décret concernant les subventions à l’essence, pourtant annoncé comme condition sine qua non à l’apaisement. En parallèle, le gouvernement a sollicité l’Organisation des Nations Unies (ONU) pour faciliter le dialogue avec les divers secteurs de la société civile, afin de trouver une sortie de crise. Ce dialogue, prévu initialement le lendemain à 15h, s’est vu retardé par de nombreuses manifestations et la répression policière qui a suivi. Il a cependant eu lieu en fin d’après-midi et a débouché sur un accord entre la CONAIE et le gouvernement : la suppression du décret 883 et la réécriture d’un nouveau, en échange de quoi Jaime Vargas a annoncé la fin de la grève en territoires indigènes. Victoire ? Peut-être. Car il conviendra de rester vigilant à la suite des événements. Les tensions restent vives et le gouvernement devra faire face aux attentes du FMI.
Par ailleurs, ce soulèvement s’est doublé d’intérêts politiques sur le plan national, notamment dénoncés par L. Moreno. Celui-ci a publiquement dénoncé R. Correa, candidat aux prochaines élections présidentielles, de profiter de la faiblesse du pouvoir pour fomenter un coup d’État. L’ex-président a d’ailleurs demandé à l’Assemblée nationale de convoquer des élections anticipées, ce qui a été refusé ; or cela laisse entrevoir d’autres futures tentatives de gagner le pouvoir. Il estime que L. Moreno, affiché à l’origine comme son successeur, l’a trahi en se rapprochant de l’opposition et de la droite équatorienne, qui est très puissante. Moreno a rapidement perdu la cohésion de sa majorité politique au Parlement. Alors, même si les négociations ont abouti avec la société civile, la paix reste fragile. Le renversement de L. Moreno a été évoqué durant toute la crise. Par qui ? Cela reste difficile à définir. « C’est pourquoi on peut qualifier ce mouvement de dégagiste : il s’est cimenté pour destituer un pouvoir considéré comme illégitime. Il n’a pas de colonne vertébrale organisée politiquement, même s’il est fort par nature. », explique Mathieu Dejean.
Les équatoriens criait victoire cette nuit là, le dimanche 13 octobre, dans les rues de Quito. Or, difficile de savoir si cette paix sera durable après douze jours de crise d’une telle ampleur. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que le gouvernement équatorien aura plus perdu que gagné à vouloir imposer à son peuple cet accord avec le FMI. La néo-libéralisation du pays est une chose, mais nier la capacité de mobilisation et de résistance de ses habitants en est une autre ; et cette erreur peut toujours être fatale à un gouvernement en place, malgré l’accord obtenu, en Équateur comme ailleurs…
– Camille Bouko-levy