Avant même sa sortie en salles le 16 septembre dernier, « Honeyland » avait déjà reçu des distinctions prestigieuses : 2 nominations aux Oscars et 3 récompenses au festival du film Sundance ! Un engouement qui ne surprend pas tant l’histoire racontée par « Honeyland » sait provoquer chez son spectateur à la fois admiration, tristesse, mélancolie, voire un brin de colère aussi. Car « Honeyland » c’est à la fois un film et un documentaire narrant la vie de Hatidze Muratava, une des dernières personnes à récolter le miel de façon traditionnelle, à la main, dans les montagnes sauvages de Macédoine… Son histoire incroyable sortira en DVD le 19 janvier.
Hatidze est née en 1964, ce qui lui fait 56 ans en 2020. Mais son âge ne l’empêche pas de parcourir des kilomètres pour aller récolter du miel dans la nature, là où des abeilles ont choisi de s’installer, que ce soit dans des troncs d’arbres ou le flanc d’une falaise. Le film s’ouvre d’ailleurs sur une scène où Hatidze doit longer le vide pour atteindre une ruche dissimulée dans la roche. Un seul faux pas et la chute serait mortelle. Arrivée à la ruche Hatidze détache avec précaution un morceau de paroi qui la dissimule puis entreprend sa récolte, sans protection avec seulement un petit enfumoir. Elle ne prendra que la moitié du miel, laissant l’autre partie aux abeilles pour qu’elles se nourrissent.
Car c’est là toute la beauté de la relation que Hatizde a tissé avec les abeilles. Loin de les dépouiller, elle prélève uniquement ce dont elle a besoin pour gagner (modestement) sa vie et que les abeilles puissent continuer la leur. Si elle leur prenait tout leur miel, les abeilles en seraient réduites à mourir de faim, à se déplacer pour trouver du miel en attaquant d’autres ruches sauvages. Et l’année suivante Hatizde ne trouverait plus de miel à cet endroit. De toute évidence, elle n’utilise pas de compléments artificiels. L’avidité à laquelle certains cèdent au nom d’un profit immédiat, Hatizde la rejette pour privilégier une relation à long terme dans laquelle les deux formes de vie restent gagnantes. L’équilibre fragile entre la Nature et les humains est ainsi préservé par cette sagesse naturelle transmise de génération en génération dans la famille de Hatidze, mais pour combien de temps encore ? Car il y a une ombre au tableau, Hatidze, célibataire sans enfants, sera sans doute l’une des dernières apicultrices de la région à être ainsi respectueuse du travail fourni par les abeilles. La suite, nous la connaissons : l’industrialisation du secteur.
Hatidze vit dans un village abandonné de Macédoine qui n’est même pas accessible par route ni indiqué sur les cartes classiques. Les autorités avaient bien tenté de peupler la zone après la Seconde Guerre Mondiale. Mais cette région rude, désertique, sans eau et où il est difficile d’implanter des cultures a rapidement fait fuir les habitants et le territoire fut abandonné par l’État dans les années 50. Avec sa mère Nazife, elles en sont les dernières occupantes. La ville la plus proche, Skopje, où Hatidze doit se rendre pour vendre son miel et faire ses courses, est à 20 kilomètres. Au village, Hatidze doit s’occuper seule des ruches qui y sont installées et de toutes les tâches quotidiennes car sa mère, âgée de 85 ans est paralysée, quasi sourde et aveugle. Elle ne peut plus sortir de leur petite masure de pierre et Hatidze prend soin d’elle depuis des années avec un dévouement touchant.
Bientôt un évènement viendra chambouler la solitude des deux femmes. Une famille turque, un couple (Hussein et Ljutvie Sam) et leurs sept enfants viendront s’installer au village. Avec leur caravane, ils amènent un troupeau de vaches. Ils cultiveront aussi du maïs pour le bétail et Hussein installera ses propres ruches. Sa philosophie n’est pas celle de Hatidze, il a besoin d’argent pour s’occuper de sa famille nombreuse, et on ressent rapidement qu’un conflit concernant les abeilles les opposera alors que la cohabitation avait démarré sur des bases amicales. On sent Hatidze particulièrement contente de partager la compagnie des enfants, des moments de joie, légers qui ramènent de la vie au village. Elle sera particulièrement proche d’un des fils qui s’intéresse à la manière dont Hatidze s’occupe de ses abeilles et qui veut apprendre auprès d’elle plutôt qu’avec son père. Des moments qui nous font aussi ressentir le regret de Hatidze de ne pas avoir d’enfant à qui léguer son savoir (et certainement aussi la sortir de la quasi solitude qu’elle a connue toute sa vie).
Les réalisateurs ont fait le choix d’immerger totalement le spectateur dans la vie d’Hatidze et son environnement, tout comme eux-mêmes l’ont été sur place pendant les trois années. Ainsi, ni musique pour embellir les scènes, ni de voix off pour donner des explications complémentaires. C’est au spectateur de se laisser porter par les images, les dialogues et les attitudes des protagonistes. Hatidze et sa mère s’expriment dans un ancien dialecte local turc et pour préserver l’authenticité des scènes le film n’est pas doublé mais sous-titré. Durant le tournage, il arrivait ainsi aux membres de l’équipe de ne pas comprendre les dialogues qu’ils filmaient ! Heureusement Hatidze parle aussi macédonien, elle les renseignait alors sur ce qui s’était dit.
À l’origine de « Honeyland », il y a la commande d’une vidéo environnementale pour le Nature Conservation Project en Macédoine, financée par l’Agence Suisse pour le Développement et la Coopération. C’est lors de leurs recherches préparatoires sur le terrain que l’équipe (composée du directeur de la photographie Samir Ljuma, du réalisateur Ljubomir Stefanov et de la réalisatrice Tamara Kotevska) a rencontré Hatidze et décida alors de focaliser son film sur son histoire, ses conditions de vie plus que spartiates loin de tout et sa relation avec les abeilles. Les conditions de tournage, dans ce milieu privé du moindre confort moderne, ne furent pas de tout repos.
Sur place, l’équipe de tournage était réduite à quatre personnes maximum. Tamara relate : « L’endroit est tout à fait inhabitable pour la plupart des gens, et nous ne pouvions y rester plus de cinq jours à la suite – nous devions prévoir à chaque fois la nourriture et l’eau, et nous n’avions pas d’endroit où dormir ou prendre une douche. » L’équipe doit aussi se protéger des puces et des abeilles qui ne manquent pas de les attaquer ! Les membres racontent la difficulté à filmer la relation entre Hatidze et sa mère tant ils avaient alors l’impression d’être des intrus. Mais en trois ans, l’équipe réussit à s’adapter, ils se sont laissés « porter par le courant » comme le décrit Tamara et Ljubomir conclut : « À la fin, nous étions extrêmement enthousiastes sur le tournage ! »
On serait tenté de penser que l’équipe a eu du mal à gagner la confiance de Hatidze, qui a vécu isolée toute sa vie et qui aurait pu ne pas vouloir s’ouvrir à des étrangers. Mais au contraire, elle les a facilement laissé pénétrer son quotidien et son intimité avec bienveillance. Car en tournant ce film sur sa vie, c’est en fait un rêve qui se réalisait. Hatidze voulait qu’on vienne filmer sa vie, qu’on puisse la voir marchant dans les montagnes et récoltant le miel tant elle est consciente d’être de la dernière génération à vivre ainsi. Elle qui vit sans électricité, ni télévision a été à la fois choquée et heureuse quand elle s’est vue à l’écran, « Honeyland » lui a permis de réaliser son souhait le plus cher. La mémoire de sa relation de toute une vie avec les abeilles ne sera pas oubliée. Sa philosophie devrait même nous servir d’exemple : vivre simplement, en équilibre avec les choses qui nous entourent.
« Nous espérons que l’histoire d’Hatidze pourra provoquer chez les gens
un changement de point de vue, leur rappeler ce qu’ils savent déjà de la relation entre la nature et
l’humanité, et les motiver à trouver une force intérieure, à l’image de cette extraordinaire héroïne. » Tamara Kotevska
Pour prolonger l’aventure, un podcast de 40 minutes revient sur les conditions de tournage très particulières du film et s’interroge sur la fracture entre société moderne et environnement à travers l’exemple de Hatidze. Il est disponible gratuitement à cette adresse et peut être écouté même si l’on n’a pas (encore) vu le film. Le film complet sera disponible en DVD à partir du 19 janvier de cette année. Il comprendra en bonus un livret comportant des interviews de spécialistes de l’apiculture ainsi que des conseils et des initiatives faciles à mettre en place pour aider les abeilles.
S. Barret
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