En 2025, 1 français sur 8 de plus de 15 ans vit à l’écart des autres, avec peu ou pas de liens sociaux. Cette réalité touche d’autant plus les foyers à faibles revenus, où l’on recense 17 % de personnes isolées, contre seulement 7 % chez les plus favorisés. Par ailleurs, un français sur quatre affirme se sentir régulièrement seul, un sentiment qui affecte davantage les personnes au chômage (44 %) que les actifs occupés (23 %). Pour beaucoup, cette solitude est douloureuse : ils sont plus de 8 sur 10 à déclarer en souffrir selon le dernier rapport de la Fondation de France.
Le ressenti d’abandon ou d’exclusion reste courant, comme en témoignent 33 % des sondés. Pour Yann Lasnier, délégué général des Petits Frères des Pauvres :
« de nombreuses personnes ont fini par considérer comme une normalité le fait d’être marginalisées et ignorées dans notre société, au point de ne plus s’attendre à recevoir de reconnaissance ou d’attention de la part des autres ».
Certains territoires favorisent l’isolement et la solitude. C’est le cas de certaines zones rurales, économiquement fragilisées par la désinstrualisation, le chômage, le manque de transport et de services au quotidien. Certains lieux urbains sont aussi particulièrement concernés, comme les quartiers prioritaires.

À Poitiers, le quartier de Beaulieu abrite un peu plus de 2000 âmes, dont plus de la moitié vit sous le seuil de pauvreté. Pendant deux ans et demi, Romain Rossard, y a travaillé en tant qu’infirmier à domicile et a été témoin de la précarité et de l’isolement de beaucoup de ses patients. Avec Agathe Gallo, journaliste du média Quartier Libre, ce passionné de photographie propose un reportage photo et podcast qui met en lumière l’histoire, la résilience et les aspirations de ces Oublié.e.s.
À travers ce projet, Romain Rossard et Agathe Gallo entendent sensibiliser à l’isolement social au-delà des clichés et alertent sur l’importance du lien et du sens de la communauté au sein de notre société. Interview.
Mr Mondialisation : En tant qu’infirmier à domicile, à quel moment avez-vous pris conscience que l’isolement social que vous observiez devait être documenté et rendu visible ?
Romain Rossard : Les patients qui ont participé à ce projet souffrent tous de précarité sociale et vivent dans un quartier populaire. Certains n’ont pas d’autres liens que les soignants, les rapports familiaux et amicaux ont été rompus. Pour d’autres, quelques contacts familiaux ou amicaux subsistent. Je crois qu’il est important de préciser que l’isolement a aussi une dimension morale. Les difficultés du quotidien prennent parfois tant de place qu’elles conduisent à une grande solitude et à l’isolement.
Je me suis très vite rendu compte que la réalité que je côtoyais était invisible de la plupart des gens. Il me suffisait de raconter mon quotidien à mes amis et de voir leur réaction pour comprendre que le monde où je travaillais était invisible.
À force de travailler auprès des mêmes personnes, de leur rendre visite pour certains deux à trois fois par jour, une relation de confiance réciproque s’est installée. Avec le temps, ils m’ont raconté leur vie, par petit bout. Ces histoires sont toutes bouleversantes. Mais bien que de l’extérieur, leur vie quotidienne puisse paraître triste, tous font preuve d’une grande capacité de résilience. J’ai été très touché par tout ce que nous avons partagé, eux et moi, et je me suis senti très vite comme une sorte de témoin privilégié de ces vies invisibles.
C’est ce que j’ai voulu photographier, l’énergie de mes patients cabossés par la vie qui vivent dans ces situations de précarité sociale. En fait c’est une sorte d’hommage que je voulais leur rendre, en les valorisant, en mettant en avant leur dignité et leur grande vitalité et surtout sans aucune forme de misérabilisme. C’est un projet qui n’aurait pas pu voir le jour sans une relation de confiance solide, réciproque et horizontale. Il y a aussi cette intention dans le podcast réalisé avec Agathe Gallo. Nous voulons mettre en avant leurs personnalités, leurs richesses personnelles, leur vitalité.

La Voix des oublié.es prend également position sur le plan politique et social en mettant en avant un sujet de société complexe. Si la précarité sociale apparaît comme fil rouge, les récits de vie que l’on a recueilli pour le podcast parlent de violences infantiles, de violences sexuelles, de migration, de santé mentale, d’addiction, la vie dans un quartier prioritaire.
Ce sont des sujets importants de notre société, cependant dans leur condition, ils n’ont jamais eu l’occasion de se raconter. Combien de personnes sont dans leur situation? Nous espérons que leurs témoignages feront écho à d’autres pour qu’ils sachent qu’ils ne sont pas seuls. Nous espérons aussi que notre reportage pourra interpeller et poser des questions.
Mr Mondialisation : Pourquoi avoir choisi la photographie et le podcast comme média pour mettre en lumière ces réalités ?
Romain Rossard : D’abord parce que ce sont nos médias respectifs. La photographie a un caractère très subjectif. Quelqu’un a dit quelque chose du genre que chaque photographie est un autoportrait. Mais c’est aussi un médium à travers lequel l’intention est la plus claire. En l’occurrence ici, je ne peux pas nier l’affect que j’ai mis auprès de ces personnes à travers ce travail. En revanche, pour tous les portraits, j’ai essayé de me positionner à leur hauteur, et techniquement parlant, en photographiant au 35mm pour éviter toute déformation. Ceci dans le but de transmettre cette idée d’horizontalité, d’égalité dans la relation. J’ai aussi essayé de les photographier comme j’avais l’habitude de les voir. Dans leur posture habituelle, avec leurs expressions habituelles.
Le podcast amène une autre dimension. Notre intention était d’instaurer une discussion ouverte où les participants étaient libres de raconter ce qu’ils voulaient d’eux. Nous n’avions donc pas de grille d’entretien prédéfini. En revanche, je connaissais déjà une grande partie de leur histoire, ce qui a permis d’étayer par moment les entretiens. Par contre, ils ont pu avoir dans le même temps une discussion avec Agathe, qu’ils n’avaient jamais rencontrée auparavant. Ceci a été pour eux une opportunité très importante, le monde extérieur s’intéressait à eux, à leurs histoires. Techniquement nous avons travaillé avec des micro d’ambiance qui nous ont aussi permis d’enregistrer les sons de leur environnement, le tic tac de la pendule, le son de la TV, les bruits du quartier…
Nous croyons que l’intérêt de ce projet à deux volets, la photographie et le podcast, réside dans le fait qu’il met les patients au cœur du reportage. Ils sont actifs dans leurs récits, que ce soit par l’image ou par le micro. Ce sont eux qui se racontent et qui se montrent.

Mr Mondialisation : L’isolement social est souvent invisibilisé ou réduit à une question individuelle. En quoi votre projet cherche-t-il à montrer qu’il s’agit d’un problème collectif et systémique ?
Romain Rossard : Les trajectoires de vies qui nous sont racontées sont multiples. Le profil des personnes photographiées est très différent. En terme d’âge, on va de 21 ans à 78 ans. L’isolement social est pluriforme, il a différentes raisons, différents niveaux et surtout différentes manières d’être vécu. Un des thèmes principaux de ce projet est justement ce vécu de la solitude.
Ensuite on comprend que les traumatismes, en fonction de leur violence ou de leur répétition dans le temps, peuvent conduire à une forme de défiance et de retrait de la vie sociale. La maladie, les problèmes de santé mentale, le handicap ou l’âge isolent. Ici je crois que ce qu’on voit c’est que ces trajectoires personnelles pourraient être celle de tout le monde.
En cela, avec ce caractère hétérogène, je crois qu’on peut dire que l’isolement social est collectif et systémique. La Voix des Oublié.es rappellent à la fois l’importance et la complexité du lien social.
Enfin, dans les futures expositions à venir, on espère sensibiliser le grand public à ce problème, mais surtout on aimerait vraiment que ce reportage, ces photos et ces témoignages viennent toucher d’autres personnes qui subissent des situations similaires.
Mr Mondialisation : Vous parlez de déconstruire les stéréotypes sociaux à travers votre travail. Quels clichés ou préjugés avez-vous rencontrés sur vos patients et comment espérez-vous les combattre à travers votre reportage ?
Romain Rossard : Les principaux clichés rencontrés dans la réalisation de ce projet, ce sont ceux que les participants portent sur eux-même. Certains ont peu d’estime d’eux-même, n’ont pas conscience de leurs richesses intérieures, de leurs qualités. Certains ont perdu toutes formes de dignité vis-à-vis d’eux-même. Ce travail a aussi pour but de changer ce regard sur eux-même.

Ensuite, la société porte un jugement général sur les quartiers populaires et ses habitants. Que ce soit les personnes issues de la migration, les chômeurs, les alcooliques, la société véhicule quotidiennement son lot de clichés à l’encontre des gens qui vivent dans ces immeubles. Ce reportage va à l’encontre de ça et démontre l’infini mosaïque de personnalités et de vies qui peuplent les quartiers.
Les récits que l’on a reçus témoignent de la complexité des individus, de la multitude de trajectoires de vies, des stratégies de résilience qu’ils peuvent déployer, de leurs aspirations, de leurs rêves, de ce qu’ils sont maintenant et de ce qu’ils furent. Cette perspective à mon avis nous permet de prendre du recul et de comprendre des trajectoires de vie qui nous concernent tous.
Nous nous avons pris une posture la plus horizontale possible, nous contentant de restituer en image et en podcast les témoignages de vie de ces personnes. Nous voulons éviter à tout prix l’écueil du misérabilisme et une forme d’exhibitionnisme. Plus que des interviews, nous avons eu des discussions ouvertes et libres avec eux et c’est ce que nous avons enregistré. Pour la réalisation des photos en amont, c’est la même chose, j’ai d’abord discuté avec eux, d’eux de moi, avant de les prendre en photo. C’est important cette dimension humaine, elle est au cœur de notre projet.
De plus, il y a quelque chose de politique au vu des thèmes qui y sont traités et un écho qui vient faire contre pied au climat politique actuel. On y comprend par exemple le déchirement de l’immigration et le sentiment d’abandon que cela peut laisser derrière soi, ou bien les difficultés à se reconstruire lorsqu’on a été victime de violences sexuelles.
Mr Mondialisation : Comment les personnes photographiées et interviewées ont-elles vécu leur participation à ce projet ? Quels ressentis ont-elles exprimé sur cette expérience ?
Romain Rossard : J’ai eu la chance de les connaître par mon activité professionnelle. Sans cette relation de confiance je n’aurais jamais pu les photographier. Ensuite il a fallu bien leur expliquer nos intentions. Nous avons fait preuve d’une très grande prudence par rapport au consentement éclairé en demandant à plusieurs reprises s’ils avaient bien compris de quoi il s’agissait, ce que nous voulions faire et dans quel but. Nous avons aussi anticipé en amont avec certains d’entre eux le fait de ne pas aborder certains sujets et nous avons aussi modifié des prénoms.
La plupart des participants ont été très enthousiastes que ce soit pour le reportage photo ou ensuite les interviews. Pour certains il y a eu quelque chose de très libérateur, pour d’autres il s’agissait plus peut-être d’une forme de curiosité, mais tous ont apprécié l’expérience.
D’ailleurs il est très intéressant de noter que pour les enregistrements du podcast, en faisant venir Agathe, nous faisions entrer une partie du monde extérieur chez eux. Et c’était pour certains la première fois qu’ils avaient l’occasion de se confier à quelqu’un d’autre que des soignants.
Une seule personne que j’avais photographiée a refusé de témoigner. Elle ne comprenait pas pourquoi l’on voulait s’intéresser à elle, ce qu’elle pourrait bien nous dire. En fait, cela fait écho à ce que je disais plus tôt sur le regard que les gens portent sur eux-même.
Mr Mondialisation : Quel retour avez-vous eu jusqu’à présent, que ce soit de la part du public, des acteurs sociaux ou des institutions ?
Romain Rossard : Nous n’avons eu que des bons retours. Le public a très bien reçu La Voix des Oublié.es. Nous avons reçu pas mal de commentaires positifs que ce soit sur le fond ou la forme du projet. On a commencé à sortir les épisodes progressivement sur les plateformes d’écoutes et les gens nous suivent bien. On publie aussi les photos en même temps. Le portfolio a d’ailleurs été sélectionné pour être exposé au VIF festival du 15 mai au 16 juin à Vincennes.

Au niveau institutionnel, nous sommes aussi suivis. On est soutenu pour le moment symboliquement, mais nous attendons une réponse des subventions de la Politique de la ville. Pour le moment ce projet est 100% bénévole et nous avons besoin d’aide si nous souhaitons pouvoir le prolonger. Cependant nous avons reçu un peu de mécénat de la part d’un cabinet dentaire qui est sensible aux problématiques sociales, il s’agit du Cabinet des Docteurs Moreau et Sadler à Poitiers. Mais pour le moment cela ne nous suffit pas pour porter le projet sur du long terme.
Enfin pour le moment nous avons une exposition de programmée au Centre d’Animation de Beaulieu à Poitiers du 22 septembre au 17 octobre. Cela aura la forme d’une installation visuelle et sonore. Il y aura un vernissage avec une écoute publique suivi d’une discussion le 24 septembre 2025 à partir de 18h. Nous cherchons d’autres lieux susceptibles de nous accueillir à Poitiers ou ailleurs.
Mr Mondialisation : Finalement, quel message aimeriez-vous que le public retienne après avoir vu vos photos et écouté votre podcast ?
Romain Rossard : Nous on aimerait déjà que ce projet puisse être vu par des personnes ayant vécu les mêmes situations et qu’elles puissent s’y reconnaître. Ensuite nous voudrions que ce projet permette de sensibiliser à la précarité sociale, à sa complexité et aux dynamiques qui la traversent et puissent ouvrir des débats sur l’importance du lien et de la communauté. Enfin, nous espérons qu’il puisse contribuer à détricoter les stéréotypes sociaux sur les personnes vivant dans les quartiers populaires.
Dans le fond il s’agit d’un projet très personnel et très intime dont il est difficile de parler sans affect. J’ai une profonde affection pour ces personnes qui furent mes patients. Agathe a appris à les connaitres également, et entre eux aussi s’est installée cette relation. Notre objectif principal est pour eux, qu’ils puissent se voir tels qu’ils sont, beaux et dignes.
La voix des Oublié.e.s et leurs auteurs sont à retrouver ici :
- En podcast : https://open.spotify.com/show/5mbkuIRVsVhhAUjBb2eyKJ
- En photos : https://romainrossard.my.canva.site/
- Sur Instagram : @romain_rsd et @_quartier_libre
– Aure Gemiot
Note : Photo de couverture de l’article issue du reportage La Voix des Oublié.e.s / Crédits : Romain Rossard















