Il est devenu courant de blâmer la machine et de condamner la technicité d’une Humanité que seul semble animer le désir insatiable d’un progrès illusoire. Et pour cause, l’Histoire a douloureusement prouvé à quel point la machine, asservissant l’Homme, pouvait s’avérer exterminatrice. Si certaines paraissent « assiégées par des songes défigurés », comme l’écrivait Malraux, il ne faut toutefois pas oublier que d’autres machines sont impulsées par « des songes admirables« . C’est poursuivant de tels songes que des inventeurs ont créé l’association Twende à Arusha, au nord-est de la Tanzanie. Chaque jour, ils pensent et repensent le rapport Homme/machine, ouvrant la voie d’une réconciliation possible. En swahili « Twende » signifie « allons-y ! » et c’est bien de ça dont il s’agit ici : créer des machines susceptibles de (ré)activer un élan collectif d’humanité. C’est la machine qui sera donc à l’honneur dans les pages qui suivent, et les images raconteront, au-delà des mots dont elles sont privées, leur histoire.
En Tanzanie, il existe une expression polysémique qui se réfère aux inventeurs du quotidien comme ceux de Twende, à tous ces entrepreneurs informels doués de ressources infinies : les « Jua Kali ». Le terme swahili « Jua » désigne à la fois et en même temps, le « soleil » et le « savoir », quant à l’adjectif « Kali », il signifie « ardent/brut ». S’il parait difficile de donner une traduction littérale exacte, il est aisé d’en saisir la sémiotique : les « Jua Kali » sont des savants de la rue, des artisans de la vie, brillants d’une intelligence tout aussi brute qu’ardente qui résiste à toute épreuve.
Les locaux de Twende se trouvent au fond d’un petit et tortueux chemin de terre, et sont aussi humbles qu’épurés : une vaste salle, deux bureaux, rien ou presque, quelques planches de bois, des outils disséminés sur les murs, des machines disposées dans un hangar, rangées en vrac, voilà à quoi ressemble le décor de ce laboratoire d’idées.
Une fabrique de bric et de broc
Cet univers a beau être minimaliste, chaque jour il se remplit d’indénombrables inventions qui reflètent une éthique rare et indéfectible. Tout a commencé avec Jim et Bernard, les deux fondateurs. Férus de mécaniques, inventeurs hors-pairs, ils ont décidé de travailler ensemble, propulsés par une même conviction que Jim résume en ces termes : « Nous voulions que tous ceux qui ont des idées, des intuitions, puissent y croire, y croire suffisamment pour les accomplir jusqu’au bout et développer des machines qui pourraient améliorer la vie des Tanzaniens ». Il était d’abord question de créer un espace de réflexion et d’expérimentation ouvert à tous ceux qui le souhaitent. La seule « condition d’admission » étant d’être détenteur d’une invention et de bien vouloir la partager et la mettre en application.
La démarche est non seulement pionnière, mais aussi parfaitement égalitaire. Chacun paye à la hauteur de ses possibilités, les plus démunis pouvant créer jusqu’à trois prototypes sans contribution. Les machines qui sont créées à Twende sont aussi minimalistes que les bureaux où elles ont été pensées : des assemblages de bric et de broc, facilement constructibles et réparables, peu chers, en somme, l’exemple même d’une « low-tech » !
Il est impossible de résumer en quelques lignes les actions de Twende tant elles affectent une pluralité d’acteurs et soulèvent une myriade de questions, tout à la fois sociales et environnementales. Aussi, quelques exemples seront sans doute plus évocateurs qu’une synthèse nécessairement parcellaire et réductrice. Voici donc l’histoire de trois hommes et de leurs machines qui, quotidiennement, s’efforcent de repenser le monde.
Franck et la « Maassai conservation agriculture technology »
Grands, beaux, ornés des plus beaux bijoux, peints de mille couleurs, vivant aux abords des grandes plaines Tanzaniennes et Kenyanes, les Maasai sont devenus une icône de la « culture africaine fantasmée ». Largement fantasmés et stéréotypés, aujourd’hui tout le monde vante leur force ou leur beauté, plus rares sont ceux qui connaissent leur fragilité.
Village d’Endulen (Ngorongoro)
L’histoire les a érigés au rang des plus grands peuples d’éleveurs, un mode de vie qui aujourd’hui n’a plus la même ampleur. Le réchauffement climatique combiné à une urbanisation grandissante, a appauvri et amoindri les vastes terres maasai, sans lesquelles l’élevage a quelque peu perdu sa raison d’être. Frank Mollel a grandi dans un de ces petits villages maasai, conscient de toutes ces difficultés, il consacre sa vie à améliorer le quotidien d’un peuple qui est le sien. Il sait et a appris à l’accepter, les Maasai ne peuvent plus se contenter d’être éleveurs et doivent désormais ajouter une nouvelle flèche à leur arc de guerriers légendaires. La machine qu’il a pensée et conçue à Twende est née de cette métamorphose plus ou moins contrainte, au regard de laquelle les Maasai doivent aussi devenir des agriculteurs.
Frank Mollel
Son invention, comme toutes celles qui ont vu le jour à Twende, résulte d’une même certitude. Ce que nous appelons, non sans quelque réduction, des « restes », peuvent en réalité être de puissants fertilisants pour l’innovation. Les restes dont il est ici question, sont à la fois organiques et mécaniques. L’objectif de Franck est simple : favoriser l’agriculture maassai en réutilisant les excréments du bétail comme engrais naturel, grâce à un épandeur de fumier manuel « low tech ».
Épandeur de fumier manuel
Sa machine a beau être novatrice, elle ne rompt pas avec la tradition, elle la réinvente, la modèle à la lueur des préoccupations actuelles. Depuis longtemps, les Maasai ont appris à réutiliser les déjections de leur bétail. Aujourd’hui encore utilisé comme mortier dans la construction des habitations, l’excrément des vaches sert aussi de combustible pour les activités domestiques. En développant son épandeur manuel, Franck ne fait donc que valoriser cette richesse naturelle des Maasai.
Et si cette machine répand un vent d’espoir pour tous les villageois, ce sont les femmes qui sans conteste l’exhalent le plus. Traditionnellement, seuls les hommes s’occupent du bétail, et pouvaient prétendre à un revenu plus ou moins régulier que l’agriculture ne fait que favoriser. Les femmes, elles, étaient jusqu’alors recluses dans l’univers confiné de la maison, ne pouvant aspirer à une autre condition que celle d’épouse et de mère. L’agriculture devient alors pour elles le moyen de s’accomplir ailleurs et autrement, caressant l’espoir d’une émancipation en devenir.
Ainsi, la machine de Franck est épatante par son efficacité, mais elle l’est tout autant, au regard de cette symbiose harmonieuse dont elle est la matérialisation, qui parvient à allier tradition et modernité, deux phénomènes que l’on envisage trop souvent en termes de rupture ou d’antagonisme, plutôt que de continuité. Le développement de l’agriculture n’induit pas d’obstruer la culture maasai, moins encore d’y renoncer, mais seulement de se la réapproprier. Franck le sait mieux que quiconque. Pour mener à bien son activité, il vit aujourd’hui en ville, loin des campagnes maasai, et il ne dissimule pas la sensation d’avoir délaissé une part de son identité. Pourtant, convaincu qu’il faut parfois savoir s’égarer pour mieux se retrouver, il finit par se confier : « Aujourd’hui, c’est vrai, j’habite en ville, j’ai de beaux habits, mes enfants vont à l’école et j’ai une maison comme celle que vous avez en Europe. Cette maison je l’ai construite dès que j’ai pu, avant même d’être marié. Pourtant, chez les Masaai, tu ne construis pas une maison avant d’être marié et surtout quand tu le fais, tu choisis un endroit proche de chez tes parents. On pourrait croire que je me suis éloigné de ma culture, je dirai oui et non. C’est parce que je me suis égaré que j’ai pu renouer avec la culture Maasai. C’est parce que j’ai pris conscience des problèmes que j’ai fui les villages et cette fuite m’a permis d’imaginer ce projet. Je me suis perdu, pour mieux me retrouver, pour revenir, il fallait que je parte ».
Travail aux champs
Colman : des fauteuils roulant vers l’espoir
Colman est un jeune ingénieur au sourire franc qui témoigne d’un altruisme non moins sincère. C’est dans le cadre d’un stage qu’il a commencé à travailler à Twende, alors qu’il était encore étudiant à l’université. Proposés une fois par an, ces stages traduisent l’autre grande ambition de Twende : tisser des liens entre deux entités qui ont rarement l’occasion de collaborer, les ingénieurs et les communautés villageoises. L’idée sous-jacente est simple mais ambitieuse, les villageois viennent exposer à des ingénieurs les problèmes auxquels ils sont confrontés, et pendant plusieurs semaines ils dessinent, ensemble, les contours d’une machine capable d’y répondre. Aujourd’hui, plus aucun doute, c’est à Twende que Colman fera ses premiers pas d’ingénieur. Il explique les raisons de son engouement : « Ce que j’aime le plus, c’est travailler avec les communautés et pouvoir faire quelque chose qui les touche directement. Mon métier a du sens, tant que je sais que ce que je pourrais réaliser sera vraiment utilisé ».
Colman Ndetembea
Pour Colman, tout commence lorsque le thérapeute Sudi Muli entre en contact avec Twende. Porte-parole d’une autre population délaissée, Sudi Muli dirige, à Arusha, une école spécialisée pour les enfants atteints de handicaps physiques et cérébraux, la première de Tanzanie. Fatigué, consterné, mais, semble-t-il, jamais découragé, il évoque toutes les difficultés auxquelles sont confrontés les handicapés et leur famille. Des difficultés dont on ne parle pas, que certains jugent minoritaires, mais qui sont pour lui l’objet d’un combat salutaire. Si les handicapés sont privés de motricité, leurs maux doivent être écoutés : « Je rêve du jour où il existera une société capable de voir les habilités de tout le monde et non pas les incapacités de chacun » affirme en ce sens Sudi Muli. Porté par l’abnégation, l’espoir et la passion, il ne faudra pas longtemps avant qu’il convainque Colman d’agir à la faveur des handicapés. Leur objectif : fabriquer une chaise roulante polyvalente, solide, peu onéreuse et non encombrante.
Des fauteuils roulants, il y en a en Tanzanie, mais la plupart importés d’Inde ou de Chine sont parfaitement inadaptés au contexte africain. Particulièrement coûteux, ces fauteuils sont également dépourvus de la robustesse nécessaire pour résister aux routes terreuses et épineuses de Tanzanie. Ces fauteuils nécessitent par ailleurs tout un tas d’accessoires indispensables pour coucher, asseoir et lever l’enfant, des accessoires qui s’entreposent difficilement dans les petites maisonnées qui parsèment les villages. A la lueur de toutes ces inadéquations, reflets d’une solidarité internationale louable, mais lacunaire, Colman et Sudi Muli décident d’agir ensemble afin de créer une chaise roulante qui, cette fois, correspondra aux attentes des communautés locales. Pendant des semaines, ils se retrouvent, discutent, dessinent, construisent, déconstruisent et reconstruisent différents prototypes, jusqu’à réaliser une chaise fabriquée à partir de matériaux locaux, robustes et peu chers (câbles de freins, roues de vélo, ceintures, récupérés ici et là) mais surtout capable d’offrir les trois positions indispensables au bon développement physique et psychique des enfants, sans avoir recours à d’autres accessoires.
Aujourd’hui, le sourire qui jonche les visages des quatre familles bénéficiaires de ces chaises suffit à justifier le bienfondé de l’entreprise Twende, et réactive en lui seul cet élan d’humanité sur lequel elle s’est fondée.
Fauteuil roulant polyvalent
Bernard : la transmission ou le moteur de l’innovation
La maison de Bernard
Bernard, cofondateur de Twende, est l’un des inventeurs les plus passionnés qu’il est sans doute possible de rencontrer. Sa maison est en elle seule un lieu d’inspiration pour les savants et les passants. Sillonner son jardin engendre un enchantement peu commun. Derrière un bananier se cache une éolienne enclenchant une machine à laver qui elle-même fait face à un frigo fonctionnant sans électricité, derrière lequel se trouve un vélo recyclé capable de pomper l’eau… Quelques machines parmi tant d’autres qui témoignent de la prodigieuse ingéniosité de Bernard.
Créer des machines n’est pas un métier, c’est une vocation à laquelle il s’adonne quotidiennement, pour lui, sa famille et l’humanité tout entière. Depuis sa plus tendre enfance, Bernard est fasciné par les machines et leurs mécanismes. Petit, il observe, démonte, remonte et répare tout ce qu’il trouve, au point de fabriquer, à l’âge de 16 ans, un projecteur de film avec des matériaux récupérés ! Ses études d’électricien ne font que confirmer son goût, et de toute évidence son talent, pour la réparation et la création. Quelques années plus tard, Bernard fonde Twende avec la ferme conviction que « la transmission » est à la base de toute invention, postulant que l’on ne crée jamais à partir de rien et que l’inspiration puise d’abord sa force créatrice dans l’apprentissage. Après avoir mis en place des ateliers pour les adultes, il choisit de consacrer son temps aux enfants qui sont à ses yeux une matière, jamais brute, mais plus facilement modelable. Il est vrai, les jeunes ont encore ce savoir précieux de pouvoir renégocier constamment leurs pensées et leurs certitudes. Un doute existentiel que retranscrit parfaitement l’interrogation universelle « et pourquoi ? », véritable leitmotiv de l’enfance. Or, douter, imaginer, rêver, croire, ne plus croire, essayer, se tromper, réessayer sont la matière première de l’innovation.
Play in progress
Depuis plusieurs années Bernard fabrique toutes sortes de jeux, machines prototypiques miniatures, afin de transmettre, ou plutôt cultiver, l’intelligence ardente des enfants, l’art du doute et de l’expérience. Chaque semaine, il rencontre de jeunes enfants, muni de sa mallette, plus proche du sac de Mary Poppins que du cartable de l’enseignant, et déploie son attirail ludique. Dans les jeux qu’il propose, point de gagnant, point de perdant, seulement des apprentis savants.
Cet article, empli d’espoirs innovants, invite à penser que l’Homme, comme la machine, est toujours susceptible d’amélioration…si tant est qu’il concède d’avoir été abîmé, et d’avoir abîmé à son tour, acceptant désormais de se réparer pour réparer le monde.
– Inès Pasqueron de Fommervault (Docteure en anthropologie)
Illustrateur : Rémi Leroy (Ingénieur-Illustrateur)
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