De quoi les jardins partagés et les potagers urbains sont-ils le nom ? Damien Deville, Doctorant à l’INRA SAD, enseignant à l’Université Paul Valéry et coprésident de l’association AYYA, estime que l’engouement récent pour l’agriculture urbaine marque non seulement une nouvelle prise de conscience citoyenne vis-à-vis des questions environnementales, mais aussi la volonté de certaines populations, notamment celles en situation de précarité, de se réapproprier leur existence. Car, contrairement aux idées reçues et autres caricatures confortables, l’écologie, c’est pas forcément un truc de riches… Interview.
Mr Mondialisation : Que ce soit en France ou ailleurs, les jardins partagés rencontrent un succès populaire important depuis quelques années. Comment l’expliquez-vous ?
Damien Deville : Depuis le tournant industriel, les populations se sont concentrées dans les villes. On venait y chercher des emplois jugés plus stables et plus rémunérateurs qu’à la campagne. D’année en d’année, la France et plus généralement l’Europe se sont fortement urbanisées, concentrant ainsi les flux économiques et sociaux dans les villes. Depuis peu, la tendance est même à la métropolisation : les grandes villes s’inventent par des fonctionnalités à l’échelle internationale. D’un État centralisateur, nous sommes passés à des « villes royaumes » qui ont aujourd’hui une forte influence sur la création des richesses. Alimenter cette compétitivité demande sans cesse aux villes de grandir dans les espaces géographiques et économiques en développant des pôles de compétitivité, une desserte aérienne ou encore en structurant leurs propres réseaux d’universités et de formations. Mais l’urbanisation a également d’importantes conséquences sociales : nos esprits s’urbanisent et aujourd’hui, même si nous vivons en campagne, nos regards sont tournés vers les villes pour nombre de biens et de services.
Gérer des villes si denses a demandé, aux pouvoirs publics et aux entreprises de conception de l’urbain, d’œuvrer à une forte régulation des espaces. L’aménagement des rues et des quartiers maximise la circulation et les échanges de biens et de marchandises. Mais cette optimisation croissante des villes fait naître des précarités nouvelles : un sentiment d’anonymat exacerbé, un manque d’horizon, une incapacité à s’approprier l’espace urbain, une déconnexion aux cycles de la nature et un fort accroissement des inégalités. L’urbaniste Henri Lefebvre disait déjà dans les années 1970 que « l’habité » a été uniquement placé dans « l’habitat », à savoir dans les maisons et les appartements. L’espace public n’est que zone de passage, renforçant davantage l’anonymat et le mal être des individus.
Les jardins sont aujourd’hui perçus comme des outils pouvant palier ces différentes précarités. Parce qu’ils apportent de la nature là où elle a été pendant longtemps oubliée, parce qu’ils permettent de ralentir dans une société où l’on nous demande de courir toujours plus vite, parce qu’ils créent un contact avec le vivant, ils permettent à des citadins de tout horizon de se réapproprier les espaces urbains. Mais là où je pense que les jardins en ville sont devenus indispensables, c’est qu’ils permettent de faire émerger des façons d’habiter qui créent des coexistences nouvelles entre les humains et la nature.
Mr Mondialisation : Quelle est la sociologie du mouvement ?
Damien Deville : Les jardins prennent des formes plurielles qui dépendent des enjeux propres à chaque ville et de l’idéologie des porteurs de projets. Il est donc difficile d’en faire des catégories, et je crois que cela n’est pas forcément utile : chaque jardin à son histoire et cela les rend d’autant plus beaux. Il y a néanmoins de fortes différences entre les jardins portés dans les métropoles et ceux développés dans les villes petites et moyennes.
Les jardins des métropoles sont souvent aménagés sur de petits espaces et sont souvent éphémères. La production n’y est pas importante. L’enjeu est autre : rééduquer petits et grands aux questions alimentaires. L’assiette est dans la ville le dernier chemin qui nous lie au monde du vivant. Néanmoins, plusieurs études montrent que, si petits soient ces jardins, ils apportent de nombreux services au territoire. Ils favorisent la biodiversité tant sauvage que cultivée et contribuent au maintient des corridors biologiques. Ils sont des poches de stockage de carbone et participent ainsi à la lutte contre la pollution et contre l’îlot de chaleur urbain. Ils créent du lien social et du partage, de la solidarité et des échanges. Bien sûr tout n’est pas blanc dans les jardins et ils peuvent être à l’origine de nouvelles dynamiques inégalitaires. Dans les métropoles, les jardiniers sont issus des populations moyennes et aisées qui ont tendance à cultiver l’entre soi. Autre exemple, à Détroit, ville souvent citée pour ses jardins, les communautés afro-américaines par exemple profitent des activités de jardinage pour évoquer les grandes figures de la cause noire aux États-Unis, renforçant ainsi les sentiments d’appartenance communautaires. Les jardins peuvent également participer à de nouveaux processus d’exclusion : le jardinage n’est pas encore une activité plébiscitée par tous, et les jardins en ville restent si petits qu’ils sont dans l’incapacité de répondre aux attentes de chacun. Ainsi s’instaure dans les jardins, un dialogue permanent entre partage et méfiance, inclusion et exclusion, ouverture et communautarisme.
Dans les villes petites et moyennes, la tendance est différente. Contrairement aux métropoles, les pouvoirs publics n’ont pas encore réellement mis en place des politiques favorisant l’agriculture en ville (mises à part quelques exceptions près). Depuis quelques années, la tendance semble néanmoins s’inverser : certaines petites villes s’orientent vers le développement de filières agricoles innovantes dans lesquelles les jardins peuvent avoir un rôle à jouer. Cependant, ces villes sont tout de même maillées de jardins. Ce sont souvent des parcelles héritées des jardins familiaux de l’époque industrielle. Les parcelles sont tantôt collectives, tantôt individuelles. Elles sont également souvent beaucoup plus grandes que dans les métropoles. Dans les villes que j’étudie plus particulièrement (Alès, Saint Etienne, Porto, Lodève, Nîmes), les parcelles peuvent aller jusqu’à 800 m2. Ce sont de véritables petites fermes avec une productivité alimentaire impressionnante.
Mr Mondialisation : On dit parfois que les inégalités sociales et écologiques se cumulent. L’avez-vous observé pendant vos recherches ?
Damien Deville : Bien sûr ! Ceux qui souffrent cumulent souvent exclusion sociale et exclusion spatiale. L’anthropologue Jacques Donzelot, dans son livre « la ville à trois vitesses » (2009) a montré comment les métropoles opèrent une ségrégation spatiale en fonction du pouvoir d’achat des individus : les centres villes, forts de leurs typicités, se gentrifient alors que les classes moyennes, attirées par des logements plus grands et par un accès direct à des lieux de nature, s’orientent davantage vers le périurbain. Les classes populaires, quant à elles, se concentrent dans des « quartiers de relégation » pour reprendre l’expression de l’auteur. En France, ce sont typiquement les quartiers HLM ou les anciennes ceintures rouges des grandes villes (Paris, Lyon, Montpellier, Lille…). Dans ces quartiers de la précarité, il y a peu d’espaces verts, l’urbain y est très dense et certains quartiers sont mal desservis, coupant d’autant plus ces habitants des différentes opportunités qu’offre la ville.
Dans les villes petites et moyennes, le constat est différent. Face à la concurrence exacerbée des métropoles et à un relatif enclavement géographique, nombre de ces villes connaissent aujourd’hui des processus de précarités sociales et économiques. Les petits commerces ferment, les populations aisées s’en vont. Restent les populations populaires qui sont souvent en incapacité de trouver des emplois pérennes sur le territoire. Dans son ouvrage « comment la France a tué ses villes » (2016), une enquête journalistique passionnante, Olivier Razemon explique les processus de déclin économique qui caractérisent aujourd’hui les petites villes. Elles se retrouvent désormais dans une situation particulière où le centre-ville est plus pauvre que les quartiers périphériques. Les pouvoirs publics cherchent alors à investir dans des entreprises ambitieuses pour attirer, de nouveau, les entrepreneurs. Les municipalités ont pourtant un budget limité. Orienter la majorité des finances publiques vers des politiques d’attractivité, c’est en oublier ces populations incroyables qui habitent déjà le territoire et qui ont choisi, dans la tourmente, de tout de même rester.
Mr Mondialisation : En quoi, alors, les jardins partagés répondent à certaines des problématiques rencontrées par les personnes en situation de précarité ?
Damien Deville : Dans les villes petites et moyennes, les citadins en situation de précarité mettent en place des stratégies pour répondre à leur besoin quotidien. Le retour à la terre constitue l’une de ces stratégies. Les citadins se réapproprient les espaces vacants de la ville pour y porter des projets agricoles soit via des formes collectives (type jardins partagés ou jardins familiaux géré par une association), soit via des démarches individuelles (location d’une parcelle privée sur un terrain non constructible par exemple).
C’est davantage la deuxième approche qui m’intéresse : les associations qui gèrent les jardins imposent toute une série de normes et de conditions aux jardiniers qui sont alors limités dans leurs pratiques. Dans les jardins individuels, une fois le bail signé, le jardinier fait ce qu’il veut ! En ressort des formes de jardinage très originales et souvent très productives. Lorsque j’échange avec les jardiniers, ils m’expliquent pour la plupart qu’ils sont retournés à la terre majoritairement pour des raisons économiques : il fallait se nourrir et éventuellement gagner un peu d’argent. Mais, au fil de la pratique, un apprentissage se met en place, et quelques années après l’accès à la parcelle, cette motivation devient indissociable de toute une série d’autres motivations : d’ordre social par exemple lorsque les jardins sont des lieux de rencontre, d’ordre paysager lorsque les jardins offrent des lieux où les individus se ressourcent. Le contraste est d’autant plus important que la plupart de ces jardiniers vivent en HLM, dans des quartiers oppressant souvent oubliés de l’action publique. Les jardins sont également les échappatoires des pressions du quotidien. Cet apprentissage est si prégnant que l’aménagement du jardin change au fil du temps : au début de l’exploitation, l’intégralité des parcelles est destinée à la production agricole. Quelques années plus tard, il n’est pas rare d’y observer des espaces de repos pour accueillir les amis autour d’un thé, des espaces réservés à des fleurs d’ornement, où simplement un bout de terre qu’on laisse évoluer de manière autonome pour sentir la nature s’épanouir d’elle même.
Plus important encore, émerge dans ces espaces, ce que j’appelle, « des agencements de la liberté ». Dans les jardins, il existe ce plaisir indéfinissable de construire quelque chose de ses propres mains et d’être libre de faire ses propres choix. Cette dimension prend davantage de force dans la vie des jardiniers lorsque ces derniers sont issus d’une longue période de chômage et d’une vie antérieure à l’usine souvent ressentie comme aliénante. Le travail est constitutif à l’homme, disait Marx, à condition qu’il ne génère pas des dynamiques d’exploitation. Les jardins, comme antithèse de l’usine, offrent à ceux qui les pratiquent des opportunités nouvelles de travail. Je me rappelle de cette rencontre qui a radicalement changé ma manière d’orienter ma recherche mais également ma façon de voir les liens entre nature et culture : un jour, un jardinier m’a dit qu’avant d’avoir accès à son jardin, il passait l’intégralité de son temps au bistrot. Aujourd’hui il partage, avec ses voisins et sa communauté, les pieds de menthe qu’il a cultivé : pour lui-même comme pour les autres, cela change tout !
Mr Mondialisation : En termes de politiques publiques et d’aménagement des villes, quelles sont les conséquences de vos résultats ?
Damien Deville : De mes recherches, je tire un premier constat important : l’écologie n’est pas qu’un problème de riches, elle peut participer à l’émancipation des populations les plus modestes. J’en avais déjà la conviction politique, mais je suis très heureux aujourd’hui d’en avoir la confirmation scientifique. Bien sûr, les jardins en ville ont également des limites. J’évoquais précédemment l’entre soi, mais nous pouvons aussi évoquer, dans les jardins individuels, les pratiques mobilisées qui ne sont pas toujours durables. Dans tous les cas, je pense quand même que ces jardins sont porteurs d’espoir ! Ils renseignent les pouvoirs publics sur la possibilité de porter des politiques écologiques. Les villes petites et moyennes ne rattraperont pas les métropoles et quelque part c’est tant mieux : elles peuvent s’inventer par la construction d’une identité écologique nouvelle participant à leur attractivité.
Enfin, si tout le monde s’accorde aujourd’hui sur l’importance de l’écologie, la façon dont nous devons porter l’écologie en société reste floue. Je suis de ceux qui défendent l’écologie comme un système intégral de développement, mais plus particulièrement je crois que la clé se situe dans des relations renouvelées entre les humains et les non-humains. C’est là le deuxième constat que je tire de mes recherches et plus généralement de mes expériences de vie. Nous devons inventer des façons d’habiter qui sont en capacité de créer des espaces de libertés communs entre les humains et la nature. C’est uniquement de cette réconciliation que pourra émerger une société qui s’invente par l’écologie. Nous avons tout à y gagner : la nature est nécessaire à l’émancipation de tous, et les humains, lorsque la sagesse les gagne, sont capables de créer et de maintenir la biodiversité. Le jardinage est la première étape de coexistences renouvelées entre la nature et la culture.
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