Avec 750 000 prédateurs sexuels estimés en permanence à l’affût d’enfants sur internet, la cyberpédophilie est un fléau grandissant qui ne rencontre que très peu d’obstacles. En France, les autorités ont du mal à maîtriser le phénomène et peinent à camoufler ce manque d’investissement. Une situation doublement sidérante quand on songe aux efforts surhumains entrepris pour traquer et poursuivre – avec succès – les personnes accusées d’avoir téléchargé quelques misérables films sur Internet. Révolté par cette insuffisance, un collectif de quelques citoyens dénommé la Team Moore a décidé de piéger les prédateurs à travers la création de faux profils de fillettes sur Facebook. En un laps de cinq mois, ces lanceurs d’alerte ont déjà dénoncé une dizaine d’individus qu’ils ont parfois confrontés dans la réalité. Bien que moins agressives que celles des « paedophile hunters » au Royaume-Uni, les méthodes de ce collectif ne recueillent pourtant pas l’assentiment des services de police. (Image d’entête extraite d’une campagne d’Action innocence).
Alicia a 12 ans. C’est une jolie petite fille qui fait de l’équitation, qui a une famille et un chien mais peu de copains et copines, parce qu’ils sont méchants avec elle… Du moins c’est ce qu’on apprend de son profil Facebook où Alicia De Luca partage des photos de son cheval, de son chien mais aussi ses humeurs, ou encore des musiques. Sur Facebook, elle n’a pas que des copains de son âge. Elle a aussi Franco comme ami et aussi Pierre-Luc et John, Jimmy, ou encore Mehdi et beaucoup beaucoup d’autres. Ils sont bien plus âgés qu’elle et tous ont un point commun, celui de s’intéresser de très près à la jeune mineure. Ce sont des pédophiles. Ils communiquent chaque jour avec l’enfant sur Messenger. Ils lui font des déclarations d’amour, des propositions de cadeaux, d’argent, et envoient parfois des photos ou des vidéos où ils se masturbent devant l’objectif… Mais ce que ces hommes ne savent pas, c’est qu’Alicia n’est pas réelle. Derrière ce faux profil, se cachait Steven Moore, un père de famille de 38 ans vivant à la Réunion et qui se revendique lanceur d’alerte avec l’objectif de piéger les pédophiles qui sévissent sur les réseaux sociaux. L’homme qui souhaite garder l’anonymat pour protéger sa famille nous a contactés pour qu’on évoque son combat pour les enfants. [NB : le profil d’Alicia type n’est plus diffusé et sert aujourd’hui exemple pour la presse à la demande de Steven Moore].
Steven, qui travaille de jour dans un commerce de Saint-Denis, s’intéresse à ce fléau depuis plusieurs années tout en nourrissant le sentiment que les autorités sont quasi absentes sur le sujet. Selon les chiffres de l’ONU, 750 000 prédateurs sexuels sont en permanence sur internet à la recherche d’enfants. À travers ses blogs sur les réseaux pédocriminels, Steven reçoit d’innombrables appels à l’aide de victimes ou de leurs familles qui expriment leur désarroi face à l’impunité dont bénéficient les abuseurs d’enfants en général en France : “j’ai même les rapports médicaux qui ont été faits sur certains enfants physiquement abusés mais je ne vous les envoie pas car il y a des noms dessus, et aussi parce que vous ne dormirez pas la nuit…” nous dit Steven selon qui la plupart des agresseurs sont encore dans la nature.
En début d’année, il est contacté par une mère dont la fille a reçu plusieurs messages à connotation sexuelle de la part d’un responsable d’une association pour handicapés. Elle demande à Steven de mettre la main sur cet individu qu’elle aurait signalé en vain à la plateforme officielle Pharos dédiée aux contenus illicites ou suspects sur internet. “J’attendais qu’un mouvement citoyen se crée sur la question mais il fallait bien que quelqu’un commence. Alors je me suis lancé” nous dit-il. Steven décide alors de traquer cet homme qui s’avère être très présent sur les réseaux sociaux. C’est là que naît le prototype d’Alicia. Steven ajoute Jimmy N, l’homme incriminé, parmi ses contacts : “c’est le seul à qui j’ai fait un envoi. Pour les autres, je n’ai pas eu besoin. D’ailleurs avant même de finir le profil Facebook de la jeune fille, j’avais déjà une demande d’ami d’un multirécidiviste de 54 ans vivant à Metz…”. Jimmy N, la quarantaine, entame le premier les conversations avec la mineure. “Au début il me raconte sa vie et moi je fais la gamine avec des réponses naïves. Il me dit de ne rien répéter à mes parents, et puis après quelques échanges, ses messages deviennent très tendancieux ». Alicia se lie également d’amitié virtuelle avec Franco C, lui aussi membre de l’association pour handicapés et pédophile. Les messages qu’il envoie rapidement à la petite fille font froid dans le dos. Après réflexion, nous avons décidé d’afficher ces échanges sans filtre car ils exposent un malaise profond que peuvent ressentir de nombreux enfants et la nécessité d’agir pour les aider :
Pour Steven, il est très important de ne jamais rendre Alicia aguicheuse ou incitatrice au risque d’être accusé de pousse au crime. “Alicia est un appât et j’attends que ça morde. Ce sont eux qui mènent la conversation et qui font des demandes, je ne fais que leur répondre naïvement mais je ne ferme jamais la porte. Ce sont des techniques professionnelles employées par les gendarmes dans ce genre de cas.” Steven Moore semble maîtriser sa technique et ne laisse rien au hasard.
Après deux mois d’échanges, et une fois qu’il a pu créer un dossier bien ficelé, avec toutes les preuves nécessaires pour ne pas être mis en faute ( photos de sexe exhibé, textes explicitement tendancieux, adresses, potentielles victimes antérieures, éventuels complices… ), Steven va finalement coincer les deux individus, dans le monde bien réel. Par l’intermédiaire d’un journaliste il remet le dossier à la justice et accepte le rendez-vous que Franco C propose à Alicia et s’y rend caméra à l’appui accompagné de journalistes. L’affaire fera la Une de la presse réunionnaise tandis qu’une enquête a été ouverte avec des perquisitions :
Steven n’opère aujourd’hui plus tout seul. Il y a aussi Jagger en Belgique et Neila en France. À trois, ils forment le noyau dur de la “Team Moore”, mais en tout ils sont une trentaine d’individus – parents d’enfants pour la plupart – à opérer sur la toile. Grâce aux faux profils qu’ils créent sur Facebook, ils ont dénoncé depuis mars une dizaine d’individus dont Pierre-Luc B, un canadien vivant au Québec qui voulait “vivre avec Alicia et la mettre enceinte”. Le signalement de cet homme aux autorités canadiennes a été suivi du démantèlement d’un réseau pédophile. Il y a aussi le cas du Jean V. dénoncé lui à Europol. Le prédateur voulait faire disparaître la petite pour lui faire des enfants dans son chalet des Vosges. Dans ses échanges avec Alicia, il a avoué au fil des semaines le viol de quatre fillettes dont ses deux propres enfants pour “les initier” selon ses propres termes. La dernière opération de la Team Moore est signée Neila. Femme de petit gabarit, elle s’est rendue par elle-même déguisée en fillette au rendez-vous que lui a proposé le pédophile. “Tout membre de la Team Moore se rend à ces guet-apens escorté par des hommes qui veillent à sa sécurité” nous assure Steven. La confrontation aura lieu le 17 septembre à Bordeaux en présence d’une équipe télévisée et le dossier a été transmis au procureur de la République de Bordeaux.
Les prédateurs sont déjà dans la poche de vos enfants via leur smartphone
Autrefois, les pédophiles devaient prendre le risque de s’exposer pour approcher des enfants dans le monde physique, mais aujourd’hui internet leur permet de sévir en prenant n’importe quelle identité. Facebook, snapchat, instagram, Tik Tok… les mineurs sont devenus des proies faciles. Par ses opérations, la Team Moore essaie de renverser la tendance en inoculant la peur chez le pédophile qui voudrait aborder un enfant derrière son écran. À chaque instant, celui-ci doit songer qu’il est peut-être tombé dans un piège ! “Nous voulons que la peur change de camp, car les prédateurs eux n’ont pas froid aux yeux lorsqu’il s’agit d’écrire des propos abjects à une fillette” affirme Steven. “La France ne dispose que de 20 cyberpatrouilleurs pour débusquer ces criminels. Il faut que notre mouvement prenne de l’ampleur et que des cellules citoyennes comme la nôtre se créent un peu partout sur le territoire à l’image de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis.”
La Team Moore s’est montée sur le modèle de collectifs existant déjà Outre-Manche ( voir documentaire The Paedophile Hunter ) avec l’objectif de pallier au laxisme et aux dysfonctionnements des services de l’Etat. Au Royaume-Uni, ils seraient 250 citoyens “piégeurs” de cyberpédophiles. Toutefois, leurs méthodes sont plus agressives que celles employées par la Team Moore. Dans un reportage diffusé sur Arte, un des “hunters” ne se retient pas de jouer une fillette séduite dans ses échanges avec son interlocuteur, ce qui revient à provoquer le pédophile à passer l’acte et éventuellement compromettre une enquête officielle. En outre, l’Angleterre autorise les citoyens à opérer des arrestations (citizen’s arrest) et à les filmer. Selon la pratique du « name and shame” – nommer pour humilier – les hunters vont mettre en ligne les visages et l’identité des hommes qu’ils confrontent, ce qui a pu aboutir à des cas extrêmes comme le suicide d’un des suspects.
Même si à plus haute échelle, la police britannique se montre déstabilisée par ces actions, ses antennes locales collaborent largement avec ces groupes et les suspects sont embarqués à l’issue de chaque dénonciation établie par les “paedophile hunters”. Il n’y a pas de rejet structurel de ces initiatives populaires par les autorités. En France, où la législation et la culture juridique sont différentes, les citizen’s arrests sont interdits et la Team Moore, bien qu’opérant différemment, est vue d’un mauvais oeil par les services de police. Sur France Info, Véronique Béchut, cheffe des cyberpatrouilleurs à la Police Judiciaire, a critiqué ouvertement ces méthodes. Ces techniques d’enquête sont, en France, réservées à des policiers extrêmement spécialisés et non à monsieur et madame tout le monde, affirmait-elle. Elle confesse pourtant un manque de moyens de tous les services de police mais dénonce une tentative contre-productive d’y pallier puisque les actions de la Team Moore feraient courir de graves risques à ces citoyens et aux victimes des prédateurs.
Une réaction qui hérisse les poils de Steven : “nous commençons toujours par signaler ces hommes par les voies légales mais rien ne se passe, aucune poursuite ! C’est pour cela que nous avons organisé des confrontations médiatisées. Je demande aux services de cybercriminalité français de nous fournir un cadre légal, qu’on puisse travailler conjointement avec la police même bénévolement”. Le collectif a récemment mis la main sur quatre pédophiles travaillant tous dans la même compagnie à Reims mais le procureur de la République refuse d’ouvrir l’enquête. La scission semble manifeste, au plus grand dam des enfants.
[#TousSecNum] Piéger des pédophiles sur internet vous met en danger et peut nuire à l'enquête. Si vous êtes témoin d’une infraction, rendez-vous au commissariat.https://t.co/2QrhNORoMz
— Police nationale (@PoliceNationale) July 1, 2019
Avec le slogan « les prédateurs sont déjà dans la poche de vos enfants, la Team Moore essaie aussi de responsabiliser les parents qui n’ont pas toujours conscience des risques encourus par leurs enfants via téléphones et tablettes. « Dans la vie toutes les mamans connaissent les amis de leurs enfants, et ça doit être la même chose sur internet. Il faut que les parents surveillent cela peut sauver un enfant ! » nous dit fermement Christine Djamila Allaf, directrice de l’association L’enfance au coeur selon laquelle les smartphones sont devenus les nouvelles nounous. « Les parents se croient tranquilles car leurs enfants sont occupés devant un écran, mais cette tranquillité pourrait avoir un sérieux prix”. En 2014, Innocence en Danger, association très active sur le sujet depuis sa création en 1998, avait lancé la campagne « Emoticones » au sein de la presse pour sensibiliser les parents, peu formés sur ces questions:
La France est-elle laxiste sur le sujet des pédophiles ?
La question tombe inévitablement. Combien de pédophiles sévissent sur les réseaux sociaux en France ? Combien passent à l’acte ? Combien d’entre eux sont poursuivis en justice ? Ces chiffres nous ne les connaîtrons jamais car le ministère de l’intérieur a refusé de répondre à nos questions malgré de nombreuses sollicitations. Pourtant, il serait crucial de les avoir pour évaluer l’efficacité des autorités. “Si votre enquête concerne la situation en France, alors bon courage ! Comment voulez-vous avoir des chiffres sur un sujet qui n’intéresse personne ?” nous affirme désabusée Homayra Sellier, la présidente de l’association qui est présente aujourd’hui dans 8 pays différents. “Aucune enquête nationale n’aurait été menée car la protection de l’enfance sous toutes ses formes n’a pas l’air d’être une priorité en France” nous dit-elle. Il faudra alors se contenter de l’enquête européenne de 2017 selon laquelle un enfant sur cinq a été sollicité sexuellement sur internet.
La France semble également lacunaire concernant les peines prononcées à l’encontre des abuseurs d’enfants. « Elles sont ridicules et encore plus lorsqu’il s’agit de cybercriminalité » partagent les deux associations que nous avons contactées. Elles plaident pour que la consommation de matériel pédopornographique et toute forme de cyberpédophilie soient condamnables au même titre que le viol puisque ces pratiques sont complices du viol des enfants que l’on voit à l’image. “Et qu’en est-il de ces milliers, voire millions de fichiers à caractère pédophile que l’on retrouve dans les ordinateurs des personnes interpellées ? Sait-on qui sont ces enfants et s’ils appartiennent à des réseaux ? Il faut impérativement rechercher ces enfants !“ nous déclare révoltée la directrice de L’enfance au coeur.
On sait également que la plateforme Pharos dédiée à toutes formes de signalements de contenus illicites ou suspects sur internet a enregistré 163 000 plaintes en 2018 dont 12% pour pédocriminalité. Seulement 20 enquêteurs sont habilités à traiter ces signalements du lundi au vendredi alors que certains, à l’instar de la cyberpédophilie, relèvent du caractère d’urgence. “Comparée à des pays comme les Etats-Unis, la France est très en retard” selon Homayra Sellier qui se souvient avoir visité les locaux de ces cyberpoliciers à l’époque de Nicolas Sarkozy: “j’espère vraiment que les choses ont évolué pour eux depuis, car je me rappelle de bureaux vétustes, ils manquaient de moyens, de logiciels et certains devaient apporter leur ordinateur personnel…”. Est-ce en raison de ces insuffisances que les signalements effectués par les membres de la Team Moore sur Pharos, avant qu’ils ne décident de passer à l’acte, n’ont pas été suivis d’enquête ? Ou alors parce qu’une proposition sexuelle faite à un mineur sur un chat Messenger ne rentre pas dans la catégorie des signalements traités par la plateforme française ? Et dans ce cas, la police transfère-t-elle le dossier au service compétent ? Nous n’aurons pas non plus les réponses à ces questions.
Il est toutefois légitime de s’interroger sur les raisons du refus de la France – alors qu’elle manque de moyens – de prendre au sérieux le travail d’enquête et le cumul de preuves fournis par ces citoyens alors qu’ils pourraient être d’une utilité cruciale pour les policiers. Un article du Code Pénal donne pourtant légitimité à la Team Moore, non pas dans ses actions de confrontation avec les suspects mais dans celles qu’elle mène derrière l’écran. En effet selon l’article 227-22-21, est caractérisé comme une infraction “le fait pour un majeur de faire des propositions sexuelles à un mineur de quinze ans ou à une personne se présentant comme telle en utilisant un moyen de communication électronique”. Elle est punie de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende et cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende lorsque les propositions ont été suivies d’une rencontre.
En d’autres termes, les avances sexuelles faites par les pédophiles aux avatars de la Team Moore sur Facebook sont réellement passibles de poursuites judiciaires selon la loi, d’autant plus que les mineures virtuelles gérées par ce collectif ne sont pas dans l’incitation à l’infraction. Les services de police français seraient-ils embarrassés de reconnaître le travail de ces collectifs citoyens au risque de voir se multiplier des brigades de chasseurs de pédophile ? Déjà la Team Moore affirme avoir reçu des centaines de candidatures de bénévoles. “Afin d’éviter toute dérive il apparaît urgent d’instaurer un relais plus efficace entre ces citoyens et les autorités publiques notamment dans la prise en compte des éléments de preuve qu’ils auraient obtenus” nous déclare Nathalie Bucquet avocate au Barreau de Paris pour l’association Innocence en Danger. “Si ces citoyens peuvent être des lanceurs d’alerte sur le manque de moyens actuels et la prolifération des pédocriminels sur internet, ils ne peuvent en aucun cas se substituer aux autorités policières et judiciaires.” De son côté, l’association espère sensibiliser au plus haut point l’État français sur le sujet. Elle devrait présenter prochainement au gouvernement un logiciel d’enquête très performant utilisé déjà dans les pays anglo-saxons. Des solutions coûteuses certes, mais qui dépendent uniquement – comme souvent – de la volonté politique… Alors, jusqu’à quand le web français restera-t-il ce paradis pour pédophiles ?
PAN