Romain est infirmier de profession. Une passion l’a trop longtemps dévoré : celle des voyages à l’autre bout du monde qui lui permettait de s’évader d’un travail de plus en plus éprouvant. Puis, il a fini par réaliser à quel point son mode de vie était aliénant avec la nécessité de ralentir pour ne plus faire partie du problème. Il nous partage comment la découverte de la marche fut synonyme de retour à la raison et à une saine lenteur contre le rythme effréné de la civilisation industrielle. Récit de vie.

J’ai longtemps considéré le fait de voyager loin, de collectionner les destinations comme une assurance de liberté et d’émancipation. J’ai vécu au Canada, j’en ai fait le tour ainsi qu’un bout des USA. Je suis allé en Irlande, en Écosse, en Espagne, au Portugal, en Chine… Avion, voiture, train, toujours plus vite, toujours plus loin.

Il m’a fallu du temps pour ressentir un malaise avec cette considération de la vie. A force de vouloir fuir l’aliénation du quotidien, je n’avais force que de m’y enfermer toujours un peu plus. Attendre patiemment les jours de repos et les congés que mon cadre voudrait bien m’accorder pour aller dépenser mes maigres économies dans du kérosène, des boutiques souvenirs, et des resto surfaits, et continuer à courir sans fin après le temps, implacable, sentence irrévocable.

J’avais les deux pieds pris dans la machine.

J’avais entendu parler des chemins de Saint Jacques de Compostelle par deux amies qui s’y sont aventurées il y a maintenant 8 ans.

Pris dans l’engrenage infernal d’une vie dont le costume ne me sied pas entièrement. Infirmier, j’ai cru laisser toute mon énergie dans les méandres de l’hôpital, écrasé sous le poids d’une administration dépassant toute mesure d’absurdité, étouffé par l’esprit de compétition et la poursuite de gratification sociale qui règne au sein de bien des services hospitaliers, aliéné par la folie des rythmes de travail, des journées sans boire ni manger, aux semaines qui s’enchaînent sans un jour de repos pour profiter de vos amis, pour aller au musée, pour voir le concert du groupe que vous attendiez, ou le dernier Xavier Dolan (oui j’aime bien Xavier Dolan) au cinéma du coin.

Le rythme auquel nous parcourons nos vies ne nous laisse peu d’occasion de nous rencontrer. Je veux dire, de rencontrer notre propre intimité. Comment faire pour être un adulte libre et émancipé de nos propres structures mentales, du discours que l’on nous sert comme une louche de soupe en brique dans une écuelle en terre cuite. Comment sortir des murs, décloisonner notre créativité ? Dès les premiers instants de notre vie on nous serine d’injonction de réussite sociale, nous présentant comme schéma de constitution de l’individu un seul et unique modèle. Celui du travailleur subordonné satisfait de ce que la vie lui apporte, à savoir, un emploi, une famille, la « liberté » de se divertir et de consommer toujours plus. Une définition bien maigre du bonheur, matérialiste, superficielle, rendant l’Homme toujours plus insatisfait.

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Marcher c’est faire l’éloge de la lenteur, c’est redescendre à l’échelle de l’être humain, c’est apprendre à écarquiller les yeux sur le monde et sur la vie.

Plus qu’une véritable introspection – la marche est une invitation à la méditation. Laisser son esprit vagabonder sur les reliefs et les aspérités des paysages, ressentir son corps, respirer l’air frais et sentir les essences des arbres pénétrer, s’infiltrer dans les profondeurs de notre organisme. Partir pendant plusieurs jours, semaines, voire mois, avec son seul sac à dos, c’est s’extirper de la superficialité de la vie contemporaine pour revenir à l’essence de ce que nous sommes. J’ai d’abord passé 51 jours sur les chemins de Saint Jacques à écouter le silence, à observer les oiseaux, à enfoncer ma main dans la mousse humide et tendre des arbres. Lentement, le paysage change, les vallons deviennent des plaines, les plaines des collines, les collines des montagnes. Le désert déchiré par les vents se verdit et révèle des vignes rougies nichées aux flancs des coteaux où d’un regard vous rencontrez l’amour de votre vie. Jour après jour la chevelure des arbres passe du vert au jaune pour recouvrir le sol d’un tapis de feuilles d’or. Tous les sens s’éveillent au rythme de votre progression. Le bruissement des rameaux, le cri d’un cerf camouflé, l’écorce d’un chêne sous la caresse des doigts, l’odeur de la pluie et la brume qui mystifie monts et forets.

De Saint Jacques, ou après, sur les sentiers italiens, sur les sommets alpins, les Abruzzes ou la Toscane, la nature vous absorbe, vous contient dans tout ce qu’elle a de majestueux. Se dévoilant ainsi sous nos yeux, qu’elle accepte avec humilité et pudeur de nous dévoiler son intimité et sa nudité nous rappelle à quel point elle est précieuse. Enveloppée dans sa lumière, elle nous force à la déférence. Elle est le sujet, le personnage principal du voyage.

Compte tenu de son empreinte carbone, la marche est le moyen de voyager le plus vert qu’il nous ait été donné. C’est aussi le plus naturel, nos jambes sont faites pour nous porter. Mais de par le respect que la nature inspire, de par le minimalisme que la marche requiert, elle aspire à un autre mode de vie. Elle nous rappelle les valeurs de solidarité et d’égalité, l’esprit de communauté, de simplicité. Elle replace la valeur de l’Homme en ce qu’il est, et non en ce qu’il a et montre. En plus d’être écolo, la marche est anti-capitaliste dans tous ses aspects. Nul besoin d’hyper consommer, d’acheter et de jeter à outrance, loin des besoins superficiels inventés par les médias et la publicité. Les rapports humains sont libérés de cet esprit de compétition, de comparaison et d’identification, c’est libre que l’on peut se présenter à l’autre. Marcher délivre de l’aliénation quotidienne, c’est une issue de secours à l’impasse holistique, psychologique, sociale et culturelle, dans laquelle on se trouve.

On s’habitue rapidement à vivre avec le minimum contenu dans son sac à dos, on apprend très vite à se satisfaire de très peu. Boire un verre le soir avec ses amis, trouver un matelas pour dormir, cuisiner et manger ensemble et se raconter nos histoires de vie. La marche c’est une rencontre permanente avec le monde, soi et les autres, où l’apparence n’importe pas.

Rencontre avec soi car la marche est une nouvelle peau. Une peau neuve et vierge qui vous présentera aux autres tel que vous êtes, et non tel que vous voudriez être ou tel que les autres attendent. On passe souvent notre vie dans une quête permanente d’appartenance, on s’octroie les idées des autres, on s’habille de la même manière, on aime et on déteste au nom du groupe. Détaché de toute superficialité, la simplicité de la marche impose un retour à des valeurs élémentaires, oubliées de la vie normale. Ainsi, c’est avec la fontanelle d’un nouveau-né que l’on se présente et que l’on reçoit l’autre. Et les échanges authentiques qui se font, les amitiés qui se construisent, exercent sur vous ce travail, cette modification en profondeur, cette remise à plat de vous-même. Je pense à Daniel, James, Cordula, Rafaela, Kristina, Carola, Eleonora, Elia… et tous ces bipèdes, qui un jour de leur vie ont décidé de claquer la porte et d’utiliser ce dont la nature les a pourvus, de se laisser porter, dépouillés, et dont les mots, les sourires, résonnent toujours sur les chemins – au moins intérieurs.

Rencontre avec son corps également. Plus vous avancez plus vous apprenez à le connaître, à le ressentir. Douleurs aux pieds, aux genoux, mais également rencontre du corps avec son environnement, toucher un arbre, tenir un caillou humide dans le creux de sa main, sentir son dos sous le poids d’un sac, sentir sa peau frémir sous la pluie. Rencontre du corps de l’autre, par les blessures, la solidarité quand on se soigne, masser un genou, bander une ampoule. Croisement des corps également, quand l’amour vous tombe dessus et que sous une pluie fine vous déposez timidement un baiser mouillé sur les lèvres entrouvertes de la personne la plus extraordinaire que la vie vous ait fait rencontrer.

Rencontre avec l’Homme car elle nous invite à traverser l’histoire. Sur les pas des pèlerins en direction de Saint Jacques de Compostelle, sur les traces des Romains sur la Via degli Dei, et dans la foulée des explorateurs anglais qui ont ouvert bien des voies et sentiers dans les Alpes italiens.

La marche nous guide implacablement à travers monts et forets, mais aussi villes et villages. Et nous voilà les premiers témoins de l’influence de l’Homme sur son environnement. L’organisation des villes, toujours semblables, de zones industrielles en zones commerciales, jusqu’à atteindre son cœur, et rencontrer finalement son âme que ses habitants font vivre depuis des siècles. Témoins aussi, de l’abandon des campagnes, et de ces villages et hameaux où déambulent quelques fantômes dont on distingue le reflet dans les vitrines poussiéreuses des anciens commerces, où la vie fût, prospère et heureuse sans doute, avant d’être balayé par l’abandon du monde et de tomber dans la mélancolie grise et monotone d’un temps révolu.

Ce devrait être un pied de nez aux injonctions à se montrer toujours plus extraordinaires. Cependant, à l’heure des réseaux sociaux, de la culture du corps parfait, esthétique, sexualisé, normé, au moment où se mettre en scène et s’afficher, et où le retour à la nature devient une mode plus qu’une philosophie, on peut s’inquiéter des conséquences d’une surmédiatisation des espaces naturels qui accueillent des marcheurs et randonneurs. La course au sensationnel ne doit pas transformer cette activité en une nouvelle forme de tourisme de masse avec les conséquences que l’on peut imaginer. Et il suffit d’aller faire un tour sur instagram pour s’en rendre compte.

La marche, dans sa fuite et son abandon, dans toute sa symbolique, est peut être un acte de révolte, mais à l’heure de la course folle du capitalisme sans pitié, quel espace avons-nous pour penser la vie, pour penser l’avenir, pour imaginer le monde avec plus de justesse ? L’homme est réduit à sacrifier son temps et son énergie pour un travail, un labeur qu’il n’aime pas toujours, soumis inconsciemment à des normes, à des impératifs de genre, avec le mirage du bonheur sur l’autel de la consommation et du divertissement. Et puis, à l’heure du covid, de restrictions en restrictions, les impératifs économiques et politiques nous rappellent la valeur que représente l’épanouissement personnel dans notre société contemporaine. Quand le monde se repli sur soi, que la méfiance et la xénophobie s’impose comme une normalité, que les espaces de libertés et d’autonomie s’amenuisent au point de n’être qu’une peau de chagrin, un mythe illusoire brandi avec autant de démagogie. Quand le monde brûle, que les unes après les autres, les espèces du vivant disparaissent au profit d’un capitalisme se voulant immortel et supérieur à tout ordre naturel, quand l’exploitation du corps de l’âme et du temps de chacun s’impose dans l’ignorance, quand plus rien n’a de sens d’autre que l’absurde et la privation, que nous reste-t-il ?

Partez marcher, débarrassez-vous du bagage pesant que vous traînez derrière vous. Prenez conscience de la richesse du monde, de la beauté qu’il a à offrir, de sa fragilité et de la futilité de l’Homme. Laissez tomber ce rocher du haut de la colline, une bonne fois pour toute, et prenez votre baluchon. Laissez votre esprit vagabonder, comme un voilier libre et torturé, arpente les mers habitées de créatures bariolées, de poissons dorés, de sirènes argentées, laissez votre imagination s’envoler parmi les branches de peupliers, contemplez, admirez, fuyez.

Romain Rossard
Ne manquez pas de visiter le blog et le compte instagram de Romain pour admirer ses photographies qui illustrent son texte.

 


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