L’un des arguments majeurs pour discréditer les féministes est qu’elles seraient « misandres ». Elles seraient motivées par leur « haine des hommes », prêtes à inverser les rapports de domination plutôt qu’à rechercher l’égalité. Mais cette accusation repose-t-elle sur des faits ? Spoiler : non.

Comparer la misandrie – concept récent, polémique et marginal – à la misogynie, fléau millénaire et systémique d’une violence extrême, relève d’une pure et simple malhonnêteté intellectuelle. Ces deux termes ne sauraient être mis sur le même plan, tant leurs natures, leurs portées et leurs conséquences divergent fondamentalement.

Une oppression millénaire face à un concept récent et instrumentalisé

La misogynie est une oppression systémique ancrée dans des structures patriarcales datant de plusieurs millénaires. Présente dans de nombreuses civilisations à travers l’histoire, elle s’est traduite par l’exclusion des femmes de l’éducation, leur privation de droits civiques, la restriction de leur accès à la propriété et aux professions qualifiées, ainsi que par des lois et coutumes les plaçant sous la tutelle des hommes. Par exemple, le droit marital a longtemps fait des femmes une propriété légale de leurs époux, les privant dépossédant d’autonomie économique et juridique, au même titre que les enfants. On peut notamment évoquer l’article 213 du Code Napoléon qui stipulait que « le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ».

Selon Ivan Jablonka, historien et écrivain français, la domination masculine prend ses racines à la fin du Néolithique, quelques milliers d’années avant notre ère. Il s’agit d’une caractéristique universelle et ancienne des sociétés humaines, remontant aux débuts de l’État.

Un exemple frappant de la misogynie historique est la chasse aux sorcières, qui a causé l’exécution de dizaines de milliers de femmes en Europe et en Amérique entre le XVe et le XVIIIe siècle. Ces persécutions visaient en grande partie des femmes indépendantes, guérisseuses ou marginales, et participaient à une mise au pas du corps féminin par les institutions religieuses et politiques. Pour en savoir plus à ce sujet, nous vous recommandons de lire l’excellent ouvrage Sorcières de Mona Chollet (2018).

Aujourd’hui encore, la misogynie persiste sous des formes renouvelées : féminicides, violences sexistes et sexuelles, inégalités socio-économiques, sous-représentation politique et culturelle, contrôle du corps des femmes à travers les restrictions sur l’avortement, dévalorisation sociale des femmes et de leurs compétences

À l’inverse, le terme « misandrie » est relativement récent dans le débat public. Il apparaît dans les années 1970 et est largement instrumentalisé pour discréditer le féminisme, en instaurant une fausse symétrie entre l’oppression historique des femmes et un prétendu rejet des hommes. Il n’existe ni lois, ni institutions, ni politiques économiques ou sociales visant à désavantager les hommes en raison de leur genre.

Les travaux en sociologie du genre ne reconnaissent pas la misandrie comme structure de domination. Le terme relève d’un ressenti individuel ou d’un usage polémique, mais il n’existe aucun cadre théorique sérieux qui en fait un système comparable au patriarcat.

Les discriminations genrées et les violences de genre sont en effet massivement dirigées contre les femmes : selon l’OMS, 736 millions de femmes qui avaient 15 ans ou plus en 2018 ont déjà subi des violences sexuelles et/ou physiques de la part d’un partenaire intime ou d’un agresseur extérieur. UNE FEMME SUR TROIS. Aussi, dans l’Union européenne, une femme sur deux a été confrontée à du harcèlement sexuel dès l’âge de 15 ans.

De fait, l’accusation de misandrie est souvent utilisée pour faire diversion face aux véritables inégalités et pour invalider les revendications féministes. Comme le souligne l’écrivaine féministe Pauline Harmange, la critique des comportements masculins oppressifs est trop souvent assimilée à une haine des hommes en tant que groupe, ce qui facilite l’inversion des rôles et dépeint les hommes comme des victimes d’une oppression fictive.

Cependant, à la différence de la misogynie, la misandrie ne s’appuie sur aucune structure de pouvoir systémique. Elle ne se manifeste pas par des violences institutionnalisées, des discriminations légales ou des disparités socio-économiques. Alors que la misogynie engendre des violences physiques, sexuelles et psychologiques massives à l’égard des femmes, la misandrie tend généralement à se traduire par un évitement ou une méfiance envers les hommes, en réponse à des expériences traumatiques individuelles.

Pour faire simple, les misandres veulent généralement juste qu’on leur fiche la paix. Mais apparemment, c’est déjà trop exiger, car cela heurte certains egos surdimensionnés. Résultat : une vague d’indignation chez certains hommes qui se plaignent de ne plus oser parler aux femmes, de peur d’être mal perçus. Mettons les choses au clair : personne ne vous reprochera d’engager une conversation. Le problème surgit quand on insiste après un refus, qu’on outrepasse les limites, ou qu’on ignore le consentement. En somme, il suffit d’écouter et de respecter l’autre et son intégrité. Est-ce vraiment trop demander ?

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Selon les mots de Marine-Pétroline Soichot dans Les Chroniques du Sexisme Ordinaire :

« La misogynie discrimine et violente les femmes dans une société patriarcale, et la misandrie froisse des egos fragiles. »

D’après la sociologue Christine Delphy, la misandrie est une réponse individuelle à l’oppression masculine, tandis que la misogynie est un système de domination. Par ailleurs, les études anthropologiques et historiques indiquent que les sociétés matriarcales, définies comme des structures où les femmes détiennent le pouvoir politique et économique, sont extrêmement rares, et aucune n’a jamais été démontrée comme équivalente au patriarcat en termes de domination institutionnalisée.

En revanche, des sociétés matrilinéaires, où la filiation et l’héritage se transmettent par la lignée maternelle, ont existé et existent encore, même si elles restent très minoritaires. Ces sociétés sont souvent caractérisées par un égalitarisme entre les sexes et les violences sexuelles y sont quasi-inexistantes. Nous abordons plus en détails ces cultures sans viol dans notre article Misogynie en ligne : terrain d’une culture du viol 2.0.

Une violence systémique face à quelques réactions individuelles

La misogynie n’est pas qu’un simple rejet des femmes ou un sentiment de mépris envers elles ; c’est un système structurant qui régit les rapports de pouvoir et qui a des conséquences tangibles sur la vie des femmes à travers le monde. Elle se manifeste sous de multiples formes mentionnées plus haut. Loin d’être une série de cas isolés, les violences misogynes s’inscrivent dans un système profondément ancré, où les normes sociales, les lois et les pratiques culturelles participent à maintenir la domination masculine.

Là où la misogynie constitue donc une violence systémique aux conséquences concrètes, la misandrie ne constitue pas un système d’oppression. Elle est une réaction individuelle, généralement motivée par des expériences personnelles de violence ou d’injustice. Certaines femmes expriment de la colère envers les hommes, parfois de manière virulente, mais cette colère n’a jamais débouché sur la mise en place de lois discriminantes, de politiques publiques oppressives ou de massacres de masse visant les hommes.

Un exemple souvent brandi par les détracteurs du féminisme pour accuser les femmes de misandrie est celui de Valerie Solanas, autrice du SCUM Manifesto (1967) et connue pour avoir tiré sur Andy Warhol en 1968 (précisons que ce dernier a survécu). Pourtant, réduire la question de la misandrie à cet acte isolé est un biais manifeste. Il est essentiel de contextualiser l’histoire de Valerie Solanas avant de l’ériger en symbole de la misandrie. Son enfance a été marquée par des abus sexuels de la part de son père, et sa vie adulte a été ponctuée de précarité, de marginalisation et de violence. Ces traumatismes ont profondément influencé sa vision du monde et sa défiance envers les hommes, culminant dans l’écriture du SCUM Manifesto, un texte radical et provocateur.

Loin d’être un programme d’action, ce manifeste s’inscrit dans un style volontairement outrancier – souvent interprété comme satirique ou performatif, une forme de réponse à la violence masculine omniprésente. Quant à sa tentative de meurtre sur Andy Warhol, bien que condamnable, elle doit être comprise comme le cri de désespoir d’une femme violentée dès son enfance par un système profondément oppressif. Comparer cet acte individuel aux violences systémiques perpétrées contre les femmes relève d’une inversion des responsabilités, visant à minimiser les injustices structurelles que le féminisme combat.

L’impact sociétal : une asymétrie flagrante

La misogynie tue.

Chaque année, des dizaines de milliers de femmes sont tuées dans le monde en raison de leur genre (85 000 en 2023), victimes de féminicides intentionnels perpétrés par des partenaires, ex-partenaires ou des proches. Rien qu’en France, plus de 100 femmes sont assassinées chaque année par leur conjoint ou ex-conjoint. Dans plus de 4 homicides au sein du couple sur 5, la victime est une femme et l’auteur est un homme. Et ces crimes ne sont pas des actes isolés, mais l’expression ultime d’une violence misogyne systémique, alimentée par des normes sociales qui perpétuent la domination masculine et le contrôle sur les femmes.

Ces dernières dizaines d’années, on a aussi vu émerger une autre forme de violence misogyne extrême : les attentats masculinistes. Ces actes terroristes – meurtres de masse pourtant bien loin de la une des journaux (peut être parce que les meurtriers sont des hommes blancs cisgenres ?) – perpétrés par des hommes, souvent des incels, motivés par leur haine des femmes, visent notamment à punir celles-ci pour leur émancipation et leur refus de se soumettre à la domination masculine. Un rappel brutal de la violence radicale que peut engendrer la misogynie.

La misandrie, quant à elle, agace.

Son impact sociétal est quasi-nul. Elle ne prive pas les hommes de droits fondamentaux, ne les exclut pas du pouvoir, ne les précarise pas économiquement. La misandrie peut exprimer un rejet légitime de la domination masculine et des comportements sexistes, mais elle ne se traduit pas par une violence systémique et meurtrière. Il est crucial de distinguer la colère légitime face à l’oppression misogyne, de la haine qui cherche à détruire et à contrôler.

S’il existe des cas d’homicides conjugaux où des hommes sont victimes, ceux-ci restent largement minoritaires et s’inscrivent souvent dans un contexte de violences conjugales préexistantes, où la femme était elle-même victime avant de passer à l’acte. Plusieurs études montrent que dans la majorité des cas où une femme tue son conjoint, il s’agit d’une réponse à des années de violences subies, et non d’un acte de domination ou de prédation, contrairement aux féminicides qui relèvent d’un schéma patriarcal de contrôle et de possession (par exemple, le cas de figure de l’homme qui tue sa partenaire parce qu’elle a décidé de le quitter est très fréquent parmi les féminicides).

L’argument du « Not all men » : une diversion

À chaque dénonciation des violences sexistes et sexuelles, un réflexe défensif émerge chez beaucoup d’hommes : le fameux « Not all men » (« Tous les hommes ne sont pas comme ça »). Une réaction dictée par l’ego, qui passe à côté de l’enjeu central : quand on parle de violences faites aux femmes, il ne s’agit pas d’accuser individuellement chaque homme, mais de reconnaître un problème systémique. Bien évidemment (et heureusement), tous les hommes ne sont pas auteurs de ce type de violences. Cependant, tous évoluent dans une société qui les tolère, les banalise, voire les encourage sous certaines formes. Et le nombre de femmes qui subissent ces violences est effarant.

Cette tolérance sociale ne tombe pas du ciel : elle est produite par la socialisation genrée, les représentations médiatiques, l’inégalité économique, et la place disproportionnée des hommes aux postes de pouvoir qui façonnent les normes à leur avantage.

Plutôt que de se disculper individuellement, ne serait-il pas plus constructif de reconnaître la nature systémique des violences misogynes et de s’engager collectivement pour y mettre fin ? Parce qu’opposer un déni individuel à une réalité collective revient à détourner l’attention du véritable problème. Qu’on le veuille ou non, nous faisons toutes et tous partie de cette société qui conditionne nos comportements. Le but est de la faire évoluer ensemble.

Il ne s’agit pas d’accabler des individus pris malgré eux dans une société patriarcale, mais de remettre en question les structures qui perpétuent ces dynamiques, prendre conscience du conditionnement social qui nourrit ces violences et d’agir pour y mettre fin. Et cela commence par l’éducation, en déconstruisant dès le plus jeune âge les stéréotypes de genre, en enseignant l’égalité et en encourageant une remise en question collective des comportements toxiques.

En définitive, tenter de faire passer la misandrie pour l’équivalent de la misogynie n’est rien d’autre qu’une manœuvre dilatoire visant à minimiser l’oppression des femmes et à détourner l’attention d’enjeux cruciaux. La misogynie s’enracine dans des structures de pouvoir millénaires, tandis que la misandrie, lorsqu’elle se manifeste, demeure une réaction marginale sans incidence significative sur la société.

Le but du féminisme n’est pas de dominer les hommes, mais de démanteler un système qui perpétue les inégalités et les violences, nuisant, in fine, à la majorité des hommes eux-mêmes, soumis à ces mêmes diktats. La véritable question n’est donc pas de débattre de l’équivalence entre misandrie et misogynie, mais de comprendre pourquoi tant d’individus préfèrent occulter l’oppression des femmes en agitant un spectre fallacieux.

Elena Meilune


Photographie de couverture : Reportage de Tiphaine Blot (manifestation contre les violences sexistes et sexuelles à Paris, 23 novembre 2024)

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