Dans un nouvel essai engagé, Christophe Gatineau alerte sur l’appauvrissement croissant des sols agricoles. Pour contrer la tendance, l’agronome mise sur une solution aussi évidente qu’audacieuse : le recyclage de nos déjections, riches en phosphore. Dans Ne tirons plus la chasse !, l’auteur s’attaque aux résistances culturelles et aux controverses scientifiques qui entourent l’usage de ces engrais naturels. 

« Une agriculture sans humus n’a pas plus d’avenir qu’un arbre sans racines ». C’est par ce constat sans ménagement que commence le nouvel essai de Christophe Gatineau, intitulé Ne tirons plus la chasse ! et publié aux éditions Ulmer

Connu du grand public pour son ouvrage Éloge du ver de terre publié quelques années plus tôt, l’agronome spécialiste des modèles de production non conventionnels revient pour tirer une nouvelle fois la sonnette d’alarme face à l’épuisement des sols nourriciers, et plus précisément de l’humus. 

 

L’humus, fondement invisible de notre civilisation

« L’humus, c’est cette fine couche supérieure du sol, les quinze premiers centimètres où la vie souterraine se concentre et transforme la matière organique en engrais naturel pour les plantes. C’est l’habitat des vers de terre et des microbes, l’intestin des plantes, le berceau de notre civilisation », explique l’agronome issu d’une longue lignée de paysans saintongeais, « Et pour être vivant, l’humus a besoin d’être nourri »

Entre alors en jeu le phosphore (P), ainsi que d’autres éléments chimiques indispensables à la fertilisation des sols. Comme l’azote (N) ou le potassium (K), le phosphore est un engrais précieux pour assurer la santé des cultures et des rendements suffisants. Depuis la Révolution verte, il est pourtant extrait à un rythme tel qu’il pourrait disparaître à l’échelle de quelques générations. Certains scientifiques estiment que son pic de production devrait être atteint entre 2030 et 2040, marquant le début d’un dépassement de l’offre par la demande et la fin de l’abondance. 

Cette perspective fait peser une menace directe sur la sécurité alimentaire mondiale. Alors que les dernières réserves mondiales s’amenuisent, seuls 6,5 % des sols de la planète sont cultivables et fertiles — et plus de la moitié d’entre eux sont aujourd’hui dégradés, dépendants des intrants chimiques pour rester productifs.

Et si nos toilettes nourrissaient les champs ?

Face à cette tendance inquiétante, Christophe Gatineau propose de se reconnecter aux pratiques paysannes : « tout ce qui vit a besoin de phosphore, tout ce qui vit en rejette. Nos corps en rejettent, et nous le jetons à l’égout en tirant la chasse… », regrette l’auteur. Il nous alerte alors sur « la nécessité impérieuse d’arrêter de tirer la chasse » et de repenser la gestion des 3 milliards de tonnes d’urine et des 300 millions de tonnes de matières fécales que nous rejetons tous les ans dans les eaux d’évacuation.

Alors que nos déjections contiennent « environ un quart des besoins en azote et phosphore de notre agriculture », les valoriser en engrais destinés aux champs constitue une arme redoutable dans la lutte contre la disparition de l’humus et « la survie de l’humanité ».

Une pratique paysanne tombée dans l’oubli

Cette solution ne date pas d’hier. « L’histoire agricole révèle clairement que nos déjections étaient vues comme des biodéchets et qu’elles étaient recyclées dans les champs au même titre que toutes les autres déjections animales ». En Europe, cette méthode a connu un essor particulier au XIXe siècle, notamment en région parisienne ou en Flandre.

Dans les pays anglophones, on parlait de night soil, un euphémisme désignant les matières fécales collectées encore fraîches, souvent non diluées, issues des égouts, fosses ou latrines, puis transportées – souvent de nuit – hors des villes pour être vendues comme engrais. En périphérie parisienne, cette pratique donnait lieu à la fabrication de poudrette, un fertilisant dont l’utilisation permettait plusieurs récoltes maraîchères par an, malgré les nuisances olfactives qu’elle entraînait.

Je m'abonne à Mr Mondialisation
 
Certaines études démontrent que les déjections humaines, sous certaines conditions, se révèlent tout aussi efficaces que des engrais commerciaux, voire davantage. Crédits : Pixabay.

De Victor Hugo à Zola, en passant par de nombreux témoignages plus anonymes évoqués dans son ouvrage, Christophe Gatineau multiplie les références pour démontrer les bienfaits de l’utilisation de cet engrais naturel, connus depuis des décennies par les paysans et jardiniers.

Réglementations : un casse-tête pour les agriculteurs

Pourtant, aujourd’hui, l’utilisation des déjections humaines comme engrais fertilisant est strictement réglementée, voire carrément interdite. Si leur valorisation est tolérée en agriculture conventionnelle, les autorisations requises, accompagnées de lourdes démarches administratives, en découragent plus d’un. 

« Pire, les agriculteurs n’ont même pas le droit d’épandre eux-mêmes nos déjections, ils sont obligés de faire appel à des sociétés agrééesFinalement, il est plus simple d’épandre du glyphosate que des engrais naturels », regrette l’auteur. Paradoxalement, l’utilisation de fertilisants issus d’excrétats humains est complètement interdite en agriculture biologique. 

Dans un contexte géopolitique instable et le renouveau du concept de souveraineté alimentaire sur la scène politique, l’Union européenne affiche une volonté de favoriser l’économie circulaire et de réduire la dépendance aux engrais chimiques importés. Cependant, l’utilisation des excrétats humains comme engrais reste un sujet sensible et relativement controversé.

Polluants, médicaments : entre objections et controverses

Les principales raisons invoquées par les détracteurs d’une telle pratique sont la présence potentielle de résidus médicamenteux et de micropolluants contenus dans nos déjections, qui polluerait à leur tour les sols et les plantes qui y sont cultivées, avant de contaminer potentiellement le reste de la chaîne alimentaire. 

En 2012, une étude menée par le chimiste Chad Kinney de l’Université d’État du Colorado a montré que les vers de terre présents dans les sols arrosés de biosolides contenaient un grand nombre de substances synthétiques, dont des médicaments et des produits d’hygiène. Vice Media dans un article plutôt réfractaire à la pratique, relève :

« Kinney s’est inquiété tout particulièrement de la présence de triméthoprime (un antibiotique utilisé notamment pour soigner les infections urinaires) et de triclosan (un biocide courant dans le savon pour les mains) dans les organismes des animaux »

Pour Christophe Gatineau, ces arguments ne semblent pas réellement pertinents au vu de la pollution déjà massive des eaux et des sols par des polluants divers : « En additionnant tous les produits de santé destinés aux plantes, aux animaux et aux humains, et à l’image d’un mégot jeté par la fenêtre d’une voiture, plus de 100 000 tonnes de molécules chimiques sont ainsi jetées chaque année dans la nature ; 100 000 tonnes rien qu’en France, et des dizaines de millions à l’échelle mondiale ». L’agronome dénonce en outre le lobbying implacable des industries de l’agro-chimie, opposées par essence à une alternative naturelle, moins coûteuse (et moins polluante ?) que leurs produits pour la fertilisation des sols. 

Un plaidoyer percutant, entre bon sens et radicalité

En moins d’une centaine de pages, Christophe Gatineau nous invite à redécouvrir un pan méconnu du cycle alimentaire, en mêlant vulgarisation scientifique et éthologie végétale. Ce détour inattendu par le monde des plantes permet au lecteur de questionner les tabous culturels qui rendent difficile l’idée de recycler nos excréments dans les champs. Porté par un style direct et sans détour, nourri de nombreuses références, l’essai parvient à éveiller la curiosité : « et pourquoi pas ? », se surprend-on à penser, alors que débute la saison des potagers.

Couverture de l’ouvrage. Crédits : Editions Ulmer.

On peut toutefois regretter un ton parfois abrupt et quelques jugements plutôt hâtifs sur des pratiques ou personnages, qui risquent d’en rebuter certains. De plus, l’ouvrage reste centré sur la faisabilité locale du compostage des déjections humaines à l’échelle domestique, sans parvenir à s’aventurer pleinement dans les implications systémiques d’un tel changement pour notre modèle agricole. À la recherche du coup de pouce qu’il vous manquait pour sauter le pas au jardin, dans votre foyer ou au sein de votre communauté ? Foncez !

– Aure Gemiot

- Cet article gratuit, indépendant et sans IA existe grâce aux abonnés -
Donation