Depuis quelques années déjà, le gouvernement chinois mène une violente politique de répression envers les minorités religieuses, majoritairement musulmanes, de la région du Xinjiang. Et notamment envers les Ouïghours. Surveillés à outrance, chacun de leurs faits et gestes peut constituer un motif pour être détenu en prison. Nombre d’entre eux sont envoyés, depuis ces « camps de rééducation », dans des usines à travers la Chine pour réaliser du travail forcé. Une main d’œuvre encore moins chère, corvéable à souhait, dont bénéficient allègrement les firmes multinationales, et plus particulièrement celles de l’industrie textile… Explications.
Depuis 2013, le gouvernement chinois mène une violente politique de répression envers les minorités religieuses, majoritairement musulmanes, de la région région autonome ouïghour du Xinjiang. Cette répression se caractérise par une surveillance intrusive de ces minorités, l’internement de masse en cas de « suspicion », l’assimilation culturelle forcée, l’endoctrinement politique, des stérilisations et avortements forcés pour les femmes. Le nombre de détenus Ouïghours dans les prisons chinoises est estimé, à ce jour, à plus d’un million (entre 1.8 et 3 millions). Le port d’un voile ou d’un foulard, les prières régulières, le jeûne, le fait de s’abstenir de boire de l’alcool… toutes les démonstrations publiques ou même privées d’appartenance religieuse et culturelle à l’islam peuvent être considérées comme « extrémistes » ; devenant ainsi un motif d’emprisonnement. Chacun de leurs faits et gestes sont espionnés, surveillés, jugés. Cette politique se justifie, selon le gouvernement chinois, par une lutte contre l’extrémisme religieux. Autrement dit, une lutte contre tout ce qui diffère de la ligne idéologique du Parti Communiste Chinois (PCC).
Cette répression se caractérise en particulier par l’enfermement dans des camps de rééducation, dont l’objectif consiste officiellement à séparer les Ouïghours de leurs croyances afin qu’ils adhèrent totalement à la doctrine du PCC. Selon Amnesty International, « Les détenus qui résistent ou ne montrent pas suffisamment de ‘progrès’ subiraient des punitions : insultes verbales, privation de nourriture, détention à l’isolement, coups, recours à des entraves et maintien dans des positions douloureuses. Des cas de mort en détention dans ces centres ont été signalés, notamment des suicides de personnes ne supportant plus les mauvais traitements. ». Pourtant connu de toutes les organisations internationales de défense des droits de l’Homme ainsi que des dirigeants du monde entier, ce génocide et cette exploitation des Ouïghours continue toujours en 2020. Pire, il fait même le jeu des firmes multinationales. Et notamment de celles de l’industrie textile. C’est ce qu’a dénoncé ces dernières semaines l’euro-député Raphaël Glucksmann. Explications.
À l’origine de la polémique : le rapport « Uyghurs for sale »
Le 1er mars 2020, l’Institut australien de stratégie politique (ASPI, un centre de réflexion australien) a rendu public un rapport détaillé dénonçant le travail forcé de 80 000 Ouïghours au service de grandes marques internationales telles que Zara, Uniqlo, Nike, Adidas, Gap, Apple ou Samsung. D’après le rapport, entre 2017 et 2019, ce sont plus de 80 000 détenus dans la région du Xinjiang (au nord-ouest de la Chine), qui auraient été transférés dans des usines « appartenant aux chaînes d’approvisionnement de 83 marques connues mondialement dans la technologie, le textile et l’automobile ».
« Les entreprises bénéficiant du travail forcé des Ouïghours dans leur chaîne de production enfreignent les lois qui interdisent l’importation de biens produits en ayant recours au travail forcé » – ASPI.
Les 83 marques sont les suivantes : Abercrombie & Fitch, Acer, Adidas, Alstom, Amazon, Apple, ASUS, BAIC Motor, BMW, Bombardier, Bosch, BYD, Calvin Klein, Candy, Carter’s, Cerruti 1881, Changan Automobile, Cisco, CRRC, Dell, Electrolux, Fila, Founder Group, GAC Group (automobiles), Gap, Geely Auto, General Motors, Google, Goertek, H&M, Haier, Hart Schaffner Marx, Hisense, Hitachi, HP, HTC, Huawei, iFlyTek, Jack & Jones, Jaguar, Japan Display Inc., L.L.Bean, Lacoste, Land Rover, Lenovo, LG, Li-Ning, Mayor, Meizu, Mercedes-Benz, MG, Microsoft, Mitsubishi, Mitsumi, Nike, Nintendo, Nokia, Oculus, Oppo, Panasonic, Polo Ralph Lauren, Puma, Roewe, SAIC Motor, Samsung, SGMW, Sharp, Siemens, Skechers, Sony, TDK, Tommy Hilfiger, Toshiba, Tsinghua Tongfang, Uniqlo, Victoria’s Secret, Vivo, Volkswagen, Xiaomi, Zara, Zegna, ZTE.
Ces 83 marques, bien qu’elles ne soient « officiellement » pas toujours au courant de ce qu’il se passe dans leur propre chaîne de production, sont responsables. En recherchant sans cesse le coût le plus bas possible, en faisant pression sur les fournisseurs, elles provoquent la violation de droits humains, sociaux et environnementaux. La maison-mère d’une firme multinationale doit théoriquement être responsable juridiquement de l’ensemble de sa chaîne de production. C’est ce qu’on nomme : le devoir de vigilance. Autrement dit, si elle ne peut pas prouver que son fournisseur chinois n’exploite pas des esclaves, elle doit cesser les relations avec son fournisseur immédiatement une fois les faits reconnus. À l’inverse, elle devient responsable du comportement qui viole les droits humains les plus élémentaires de son fournisseur chinois tant qu’elle valide leur collaboration. C’est afin de rétablir cette responsabilité pénale qu’un eurodéputé, nous le verrons plus tard, mène actuellement une campagne de mobilisation.
Le rapport insiste notamment sur l’une des usines fabriquant pour Nike – Quingdao Taekwang Shoes – , laquelle produit 7 millions de paires de chaussures par an, révélant « des tours de guet, du fil de fer à rasoir et des clôtures barbelées orientées vers l’intérieur ». Pour effectuer une surveillance continue des allers et venues des Ouïghours détenus dans un périmètre restreint, les autorités de l’usine font appel à des caméras équipées de reconnaissance faciale. En 2020. En 2020, des personnes sont arrêtées pour leur conviction religieuse, détenues puis envoyées de force dans des usines où les heures de travail sont sans limites, et les conditions inhumaines. Pour couronner le tout, ce génocide profite à des firmes multinationales qui n’ont que très peu de considération d’ordre social ou éthique (ni environnemental d’ailleurs). Ces marques tirent leurs revenus de marges astronomiques permises par une externalisation radicale. De quoi produire à très bas coûts hors Occident et revendre à prix élevés en Occident en usant du prestige de la marque. Un fonctionnement profondément immoral, basé sur une approche coloniale et dominatrice de la mondialisation, qui ne profite qu’à une poignée d’investisseurs tout en renforçant le pouvoir économique de la Chine.
« On a là ce que Staline qualifiait de matériel humain, c’est-à-dire des êtres humains sans droits, envoyés pour produire nos chaussures, nos marques, nos chemises ou nos téléphones. C’est un système qui s’est complètement mis en place depuis 2013, où les Ouïghours sont déportés dans des camps non pas pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils sont. Parce qu’ils sont musulmans, parce qu’ils sont Ouïghours, parce qu’ils ont leur langue, leur identité. Ils sont visés en tant que peuple et mis à disposition de la demande mondiale. Et même mis à disposition de la demande mondiale d’organes.» – Raphaël Glucksmann
Le travail forcé des Ouïghours profite à cette industrie textile puisque la main d’œuvre est peu chère, efficace et docile (comparé à une main d’œuvre chinoise déjà très malléable). Les responsables chinois l’ont bien compris, et c’est pourquoi les Ouïghours détenus de camps d’internement sont forcés à travailler pour des marques internationales. Du moins, c’est l’explication officieuse. Car officiellement, c’est au nom de la lutte contre le terrorisme que la Chine traque les Ouïghours, viole les libertés fondamentales et que des « forces de travail excédentaires » auraient été transférées. Le gouvernement chinois nie donc en bloc les accusations du rapport, affirmant que le rapport ne s’appuyait sur « aucune base factuelle » et avait pour simple objectif de « dénigrer les efforts de la Chine pour combattre le terrorisme et l’extrémisme au Xinjiang ». Des mots qui peinent à convaincre quand on sait à quel point, même en occident, l’excuse du spectre terroriste est toujours utilisée pour brimer des libertés ou asseoir un empire économique.
Une forte mobilisation de la société civile …
En réaction à la publication de ce rapport, Youth for Climate Paris a réalisé une action choc dans les magasins de la capitale. Les militants ont recouvert les produits des enseignes parisiennes de GAP, H&M, Zara et Samsung d’étiquettes dénonçant le lien entre travail forcé des Ouïghours et industrie textile.
Cinq militants ont été contrôlés et fouillés par la police, après que le directeur du magasin C&A ait menacé de porter plainte. Une intimidation qui n’a pas empêché le succès de l’intervention, bien au contraire. Les réactions des personnes venues dans ces magasins ce jour-là ne se sont pas faites attendre, avec un volonté marquée pour le boycott des marques concernées. Si l’on ajoute le coût social, humain, de fabrication de ces produits, l’addition est effectivement bien plus salée. Si cette action militante a eu les effets escomptés, elle ne peut cependant pas se substituer à un réel engagement des gouvernements à travers le monde, et notamment la France, au sujet de l’exploitation des Ouïghours. Tant que les grands dirigeants se taisent, ils demeureront complices des firmes multinationales en cause et, plus largement, de ce génocide.
C’est pourquoi quelques rares personnalités politiques ont pris la parole. Sur un sujet certes tabou, mais qu’il n’est plus possible d’ignorer aujourd’hui lorsque l’on a des responsabilités politiques. Très engagée sur les réseaux sociaux, la députée bruxelloise Margaux de Ré a partagé la photo d’un pull avec, en gros plan, l’étiquette mise par Youthforclimate « ce produit a été conçu par des esclaves ouïghoures. Acheter, c’est être complice du génocide ». Sur une autre photo, l’étiquette fait référence aux soldes et annonce « -50% sur une vie ». Surtout, c’est la campagne lancée par l’eurodéputé Raphaël Glucksmann afin d’interpeller les 83 marques mises en cause dans le rapport, qui a donné de la visibilité à ce rapport. Il explique sa démarche :
« On a décidé, après quelques mois de silence assourdissant, de lancer une campagne publique visant à interpeller ces marques et à exiger d’elles qu’elles modifient leurs chaînes de production pour ne plus être bénéficiaires de la mise en esclavage d’un peuple. On parle de marques mondialement connues, depuis Adidas jusqu’à Nike, en passant par Apple, Mercedes ou Lacoste. L’idée est de montrer que le public peut avoir une influence sur ces marques qui cultivent justement leur ‘branding’, leurs noms, qui font des pubs humanistes qui expliquent qu’elles ont des valeurs, des principes et qui, dans le même temps, bénéficient via leurs fournisseurs de la réduction en esclavage d’un peuple. On a voulu montrer que le public pouvait avoir une influence sur la chaîne de production de ces multinationales qui fuient toute forme de responsabilité en se déchargeant sur leurs fournisseurs ou leurs filiales. »
Avec l’aide des internautes, le député socialiste n’a cessé de faire pression sur les entreprises. Une mobilisation qui semble porter ses fruits, au vu des engagements déjà pris par certaines marques. Il faut croire qu’être associé au génocide des Ouïghours fait mauvais genre … et ne fait que renforcer encore plus la mauvaise réputation de la fast fashion, dont les conséquences sociales et environnementales ne cessent d’être décriées depuis deux décennies.
… dont le succès est certain, mais à relativiser tant qu’elle n’est pas appuyée par les dirigeants politiques
Si l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 a eu pour conséquence de sensibiliser une part croissante de personnes quant aux conditions de travail ingrates au sein de l’industrie de la mode, les grandes marques n’ont, elles, pris que très peu d’engagements concrets. Autant sur le plan social que écologique. Le socialwashing, ainsi que le greenwashing, a pourtant bien fonctionné ces huit dernières années : à en croire les publicités de Zara, H&M ou encore Nike, ce sont des champions de l’éthique. Mais les révélations du rapport viennent salir cette image minutieusement construite. Plusieurs marques se sont alors empressées de répondre à LA question posée par l’eurodéputé Raphaël Glucksmann et relayée avec force sur les réseaux sociaux : « Vous engagez-vous à cesser toute activité avec des fournisseurs et sous-traitants impliqués dans l’exploitation de travailleurs forcés Ouïghours ? ». À commencer par Adidas, la première marque à avoir répondu. Elle s’est engagée publiquement à cesser toute activité avec des fournisseurs et sous-traitants chinois impliqués dans l’exploitation des travailleurs forcés Ouïghours. Ce fut ensuite au tour de Lacoste de répondre et de prendre le même engagement. Avant même d’être interpellés par la « communauté d’opinion » de l’eurodéputé, Tommy Hilfiger et Calvin Klein se sont engagées à mettre fin dans les douze prochains mois à toute relation commerciale avec leurs fournisseurs mis en cause.En revanche Nike, pourtant fortement incriminée concernant son usine sous-traitante Taekwang, a refusé toute exigence visant à mettre fin à l’esclavage des Ouïghours.
D’où la nécessité de donner une forme non seulement politique mais aussi juridique à ce combat. Contraindre ces 83 marques par des obligations légales : c’est ce pourquoi plaide Raphaël Glucksmann au sein du Parlement européen. Sans cet appui légal, les engagements pris par les marques suite à la campagne lancée par l’eurodéputé n’ont aucune valeur contraignante. Le rapport de l’ASPI conclut en ce sens : « Les gouvernements étrangers, les entreprises et les groupes de la société civile devraient identifier les opportunités d’augmenter la pression sur le gouvernement chinois pour qu’il mette fin au travail forcé ouïghour et aux détentions extrajudiciaires. »
C’est pourquoi Raphaël Glucksmann, en plus de sa campagne pour interpeller la société civile et les entreprises, interpelle directement Emmanuel Macron : « La France, ‘pays des droits de l’Homme’ … pas un mot pour les Ouïghours ». Deux jours après les commémorations du 14 juillet, il écrit le post suivant :
« Réveillons notre France ! Commémorer le 14 juillet, c’est bien. Etre fidèle à la quête de liberté, d’égalité, de fraternité de la Révolution, c’est mieux ! […] Etre fidèle à notre France, c’est lutter contre les inégalités et les discriminations chez nous. C’est combattre pour les déportés et les massacrés ailleurs : lutter pour les Ouïghours de Chine. »
Il faut croire que les accords commerciaux avec la Chine dépassent toute considération d’ordre sociale dans la diplomatie internationale. Pire que le silence de certains dirigeants, d’autres approuvent même la politique chinoise contre les musulmans ouïghours. Lors de la 44e session du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, le 1er juillet 2020, 46 gouvernements ont signé une déclaration de soutien à la Chine. En voici quelques extraits : « Nous notons avec satisfaction que la Chine a pris une série de mesures en réponse aux menaces, conformément à la loi, pour protéger les droits de l’homme de tous les groupes ethniques du Xinjiang […] Nous demandons instamment de s’abstenir de faire des allégations non fondées contre la Chine ». Pendant que la majorité reste silencieuse, les rares gouvernements à élever la voix le font en faveur de la Chine, un partenaire économique de choix. Raphaël Glucksmann s’insurge :
« Il y a ceux qui soutiennent le crime comme ces 46 gouvernements. Il y a ceux qui se taisent et le permettent en se taisant, comme nos dirigeants européens. »
La publication de ce rapport nous le rappelle vivement : injustice sociale et catastrophes écologiques sont intimement liées. Acheter des produits fabriqués à l’autre bout du monde, faits de matières peu chères et peu écologiques, sans véritable surveillance et réglementation, c’est cautionner l’exploitation de l’Homme et détruire notre écosystème-Terre. Garder son silence, en tant que dirigeant politique, au sujet de l’exploitation des Ouïghours, c’est cautionner à son tour l’esclavagisme moderne. Il n’y a pas de vêtement bon marché sans coût humain et environnemental important.
– Camille Bouko-levy
Photo d’entête – Crédits : Geoffroy Van der Hasselt – AFP