Alors qu’un changement radical du modèle alimentaire global s’impose comme une nécessité absolue pour l’avenir, il semble de plus en plus évident que les grandes surfaces traditionnelles doivent être évitées autant que possible. Si elle tente parfois de s’inscrire dans les évolutions actuelles, la grande distribution participe toujours activement à un système alimentaire mondialisé aux impacts sociaux et environnementaux délétères. Face à ce constat, des initiatives voient le jour pour permettre au plus grand nombre d’accéder à des produits de qualité, issus de l’agriculture durable et de circuits courts. C’est le pari de Poll’n, une épicerie coopérative installée dans une ville étudiante et gérée par ses membres, ce qui lui permet d’afficher des prix accessibles tout en rémunérant justement les producteurs. Découverte.
Promotion de l’agriculture industrielle, greenwashing, suremballage, gaspillage alimentaire, importations massives,… nombreux sont les écueils de la grande distribution. Le principal d’entre eux demeure sûrement la pression sur les prix exercée par les entreprises du secteur. Alors que les agriculteurs voient leurs revenus diminuer de manière systémique ces dernières décennies, la grande distribution s’appuie sur sa position dominante pour tirer les prix des denrées alimentaires à la baisse. Les grandes firmes du secteur engrangent pourtant chaque année des bénéfices considérables, que le contexte actuel de pandémie vient encore augmenter.
Récompenser les actionnaires plutôt que les producteurs
Une étude d’Oxfam publiée en 2018 et intitulée « Derrière le code-barre, des inégalités en chaîne », notait ainsi que les 8 plus importantes entreprises de la grande distribution cotées en bourse ont réalisé pas moins de 22 milliards de dollars de bénéfices dans le monde. Loin de participer à une plus juste rémunération des producteurs, une large partie de ces profits (plus de 15 milliards de dollars) ont été reversés sous forme de dividendes à leurs actionnaires. Dans le secteur de l’agroalimentaire, de nombreux fournisseurs de la grande distribution autour du globe subissent pourtant des violations graves des droits de l’homme et du droit du travail, toujours d’après le rapport d’Oxfam.
Plus généralement, les agriculteurs sont souvent livrés à une précarisation grandissante, entre endettement massif et dépendance accrue aux aides. Or l’une des causes principales de cette situation demeure la pression sur les prix exercée par le marché mondialisé et les entreprises de la grande distribution. Les coûts peu élevés des aliments sont en effet un argument de vente phare pour les grandes surfaces. A l’inverse, les produits plus éthiques ou plus écoresponsables proposés par d’autres magasins se révèlent parfois aussi plus chers. Cette différence de prix se justifie par une meilleure qualité des aliments, des méthodes de production plus respectueuses de l’environnement et une plus juste rémunération des producteurs. Elle exige aujourd’hui de redonner une place adaptée à l’alimentation dans le budget des ménages, mais constitue un frein pour certains publics, comme les étudiants.
Des produits bio et locaux à prix abordable
Pour rendre ces produits accessibles au plus grand nombre, de nombreux projets voient le jour, comme l’épicerie coopérative et participative Poll’n, actuellement en phase de test dans la ville étudiante de Louvain-la-Neuve, proche de la capitale belge. Comme l’explique son fondateur Pierre Dubuisson, « le projet s’inscrit dans une démarche à finalité sociale. Il est géré par ses membres et pour ses membres : les coopérateurs. » La participation active de tous les membres-coopérateurs à la gestion de l’épicerie permet de proposer des produits bio et locaux à prix abordables, tout en rémunérant les producteurs au prix juste.
Pour être client de l’épicerie Poll’n, il faut ainsi être coopérateur et travailler dans le magasin à hauteur de trois heures chaque mois. Ce modèle réduit drastiquement les coûts de la structure et permet au magasin de vendre ses produits avec une marge unique et fixe de 20%. Le modèle est autogéré, et chaque coopérateur possède également un droit de vote en assemblée générale, il est ainsi propriétaire, client et gérant de l’épicerie. Chacun est encouragé à donner son avis et à suggérer des pistes d’amélioration pour le projet via divers mécanismes de participation. « Ce qui démarque les supermarchés coopératifs, c’est l’accessibilité économique du modèle, sa transparence et sa gouvernance partagée », résume Pierre Dubuisson.
Recréer du lien et sensibiliser
Pour favoriser les démarches respectueuses de l’humain et de l’environnement, Poll’n donne en outre la priorité à des produits durables. L’épicerie privilégie ainsi les producteurs locaux, les circuits courts, les produits cultivés de manière écologique, les aliments de saison, la lutte contre le gaspillage alimentaire et la réduction des emballages alimentaires via un vaste choix de produits en vrac. Ce modèle est déjà en place notamment à Paris (La Louve) et à Bruxelles (Bees Coop), mais le fait de l’implanter à Louvain-la-Neuve, une ville-campus, permet de donner aux étudiants convaincus de la nécessité de changer leur façon de consommer, les moyens de sauter le pas.
« Au-delà de lever le frein économique à la transition alimentaire, nous voulons créer une agora où citoyens et étudiants pourront se rencontrer, travailler main dans la main, se réapproprier leur alimentation et surtout rétablir le dialogue » déclare Pierre Dubuisson. Tout en redonnant du sens à la consommation, Poll’n renforce ainsi la cohésion sociale en étant un lieu d’échanges et de sensibilisation aux enjeux alimentaires actuels. L’épicerie souhaite participer à la création d’une dynamique positive dans la ville en promouvant un modèle participatif, durable et ouvert à tous. Ses actions visent à favoriser la création de liens, le décloisonnement social ainsi que le dialogue intergénérationnel et interculturel via des activités diverses autour de l’alimentation.
L’objectif : essaimer ce modèle
L’autre objectif en implantant ce type d’épicerie dans une ville comme Louvain-la-Neuve, c’est de faire rayonner les initiatives similaires partout ailleurs. « Nous aspirons à ce que le modèle essaime, et que les étudiants, en retournant dans leur région natale où celle qui les emploiera, soient convaincus par la pertinence de ce modèle à l’heure actuelle, et décide de remédier à son absence dans ladite région en le mettant en place », poursuit Pierre Dubuisson. Pour promouvoir le modèle coopératif et l’innovation sociale, Poll’n mise sur la diffusion en open source des outils et connaissances développés.
Ces données (statuts, plans financiers, etc.) sont disponibles et partagées entre porteurs de projet, c’est d’ailleurs ainsi que s’est fondée Poll’n, suivant le modèle de Bees Coop à Bruxelles. L’équipe continuera à soutenir l’essaimage de celui-ci, via notamment le parrainage des porteurs de projet et le partage d’informations. Il suffira donc de la bonne impulsion pour voir ce modèle coopératif et participatif se développer partout. Cet essaimage pourrait à terme contribuer à une réelle évolution de notre système alimentaire, et contourner la mainmise de la grande distribution et son mépris pour les enjeux écologiques en proposant une alternative plus juste, plus humaine et plus respectueuse de l’environnement.
Raphaël D.