Si les médias s’échinent régulièrement à faire passer les idées de leurs propriétaires dans la population par le biais de leurs éditorialistes ou du choix de l’évènement traité, ils sont aussi friands d’une technique de manipulation bien connue consistant à instrumentaliser les déclarations de citoyens lambda pour appuyer leur propos. Lumière sur une entourloupe.
« Regardez, nous avons bien raison de vous affirmer ce que nous vous disons, tout le monde le pense ! »
C’est le message qui transparaît en filigrane des témoignages, questions, ou autres micros-trottoirs couramment employés dans les médias de grande écoute. Une façon simple de se donner une image démocratique tout en orientant l’opinion. Mais à s’y pencher de plus près, la tentative de tromperie est assez grossière.
Attaquer sans avoir à se salir les mains
C’est une technique bien rodée, appréciée à la radio, mais aussi sur les chaînes d’informations ou dans les émissions politiques, particulièrement lorsque l’invité n’est pas en adéquation avec la doxa capitaliste. Le présentateur ou la présentatrice, après un interrogatoire souvent bien salé, va ensuite s’appuyer sur des questions d’auditeurs.
Or, ces auditeurs sont évidemment choisis par le média. Préalablement, ils auront donc été filtrés par le standard et on leur aura même sans doute demandé d’annoncer leur question auparavant. De cette façon, l’équipe de l’organe de presse a toute la latitude de désigner un intervenant qui pourra appuyer ce que lui-même cherche à véhiculer. Une façon de dire au public « ce n’est pas nous qui le disons, mais le peuple ! ».
Le technique est tellement pratique qu’elle permet de choisir des individus qui vont beaucoup plus loin que ne pourraient se l’autoriser les journalistes, y compris de manière très grossière. De fait, les « questions » posées par les auditeurs n’en ont en réalité que le nom et sont surtout là pour salir ou attaquer directement l’interrogé.
France Inter, le spécialiste des auditeurs anti-LFI
En mars 2024, durant un entretien sur France Inter (grand spécialiste du procédé), un auditeur interroge ainsi Manon Aubry, à ce moment candidate LFI aux européennes : « Je voulais savoir si la France Insoumise voulait se cacher derrière un pacifisme lâche et honteux face à l’agression de l’ours russe, et si elle voulait apparaître comme le futur Neville Chamberlain (NDLR : un ancien premier ministre anglais connu pour son soutien à la politique d’apaisement envers Adolf Hitler) du 21e siècle ».
En juin 2023, un autre auditeur de la même radio, dans la même émission, interviewait cette fois-ci François Ruffin. Il lui demandait alors : « 2027, on va faire comment avec Jean-Luc Mélenchon ? Les gens n’en veulent pas, Jean-Luc Mélenchon fait peur aux gens. Les gens me disent, c’est pas la peine on votera pas pour lui, il est taré. »
Des profils triés sur le volet
Évidemment, les médias ne peuvent pas toujours avoir le plein contrôle de leurs auditeurs, et ceux-ci peuvent cacher leur jeu au standard. Pour éviter ce risque et être sûrs de bien enfoncer leur interlocuteur lorsqu’ils le souhaitent, les animateurs et animatrices de ces médias vont avoir recours aux questions écrites ou aux tweets, eux aussi triés sur le volet. Une façon très simple d’insulter un invité sans avoir à le faire soi-même.
Ainsi, en décembre 2022, encore sur France Inter, l’animateur Nicolas Demorand déroulait une liste de commentaires plus désobligeants les uns que les autres à l’encontre de Manuel Bompard, tout juste nommé coordinateur de LFI : « c’est un nouveau dictateur, quelle légitimité ? Envie de quitter la NUPES » ; « La France Insoumise revient aux méthodes soviétiques, quel gâchis ! » ; « Pourquoi se cacher derrière des institutions pour écarter tout ce qui froisse le chef ? ».
« Je pourrais en lire, il y en a des dizaines » avait fini par ajouter le présentateur, laissant supposer que l’opinion entière était unanime pour valider ces thèses.
Ces lectures posent d’autant plus problème que l’on n’entend même plus l’auditeur s’exprimer lui-même, l’invité ne peut donc non seulement pas lui répondre directement, mais il n’est également pas certain de l’authenticité des témoignages qui pourraient facilement être montés de toutes pièces.
Les micros-trottoirs comme support
L’emploi des micros-trottoirs pour légitimer une pensée est aussi un très grand classique des médias de masse. L’exemple le plus frappant est sans aucun doute celui des mouvements sociaux.
On l’observe de cette façon très fréquemment dans le cas de grèves, notamment à la SNCF, où les journalistes redoublent d’efforts pour réunir un maximum de témoignages d’usagers se disant « pris en otage » ou dans l’incapacité d’utiliser le train pour rendre visite à leur grand-mère mourante à cause des méchants salariés de la SCNF qui sont de toute façon déjà beaucoup trop payés et qui n’ont aucune raison de se plaindre. Des situations, à peine caricaturées, dont les médias sont extrêmement friands et qui leur permettent de parler pour « les Français » dans leur ensemble.
Ainsi, jamais ou très rarement on verra à la télévision un passant qui soutient un mouvement de grève. Pour les manifestations, le processus est à peu près le même. On aura droit à bon nombre de témoignages de commerçants qui se barricadent, apeurés par les dégradations potentielles. En 2019, sur RMC, un auditeur allait même jusqu’à affirmer à l’antenne qu’il fallait tirer à balles réelles sur les Gilets Jaunes, comme le montre la vidéo ci-dessous.
🛑« Il faut tirer à balle réelle » Florent, auditeur d'@GG_RMC appelle les policiers à tirer à balle réelle sur les #GiletsJaunes : mouvement factieux, ultra-gauche, l'ONU attaque la France sur le #LBD40, « les policiers ne peuvent même plus frapper » #acte19 #acteXIX
⚡GLAÇANT pic.twitter.com/8aR9uWhOIg— jozef (@IsaacJ777i) March 18, 2019
Ainsi, de manière globale, sur n’importe quel reportage, les citoyens interrogés ne sont pas là pour représenter la diversité des opinions ou pour rendre compte de la réalité, mais bien pour soutenir la ligne éditoriale dudit reportage. À ce titre, ils n’ont aucun autre rôle que celui d’une illustration pour appuyer un propos déjà construit en amont.
Le peuple comme légitimité
L’arme ultime pour se donner une légitimité populaire reste bien sûr l’enquête d’opinion, avec tous les problèmes déontologiques qui vont avec. Si l’on connaît bien entendu les traditionnels sondages électoraux qui sont déjà hautement contestables, il existe aussi une multitude d’études qui interrogent un éventail de gens censés représenter la population sur des tas des sujets divers et variés.
Grâce à ces outils, les médias peuvent, en outre, se servir de l’opinion publique comme d’un support au message qu’ils essaient eux-mêmes de véhiculer à travers leur ligne éditoriale. On va ainsi mesurer la popularité d’une personnalité ou d’une idée. Évidemment, les questions sont également bien souvent orientées ou biaisées afin d’aller dans le sens du média. La façon de soumettre le résultat peut aussi influer sur la perception des observateurs.
La puissance de l’effet mouton
Quel que soit le procédé, faire semblant de s’intéresser à l’avis des gens permet donc aux journalistes de se donner une légitimité démocratique, attestant de cette manière que le peuple est de leur côté. De cette façon, ils peuvent espérer convaincre d’autres auditeurs d’adopter les mêmes idées par mimétisme.
En agissant ainsi, la presse fait appel à un biais cognitif bien connu : la preuve sociale, ou « effet mouton ». Grâce à ce phénomène, elle incite les individus qui consultent les médias de manière indécise à se faire une opinion en se basant sur les déclarations des interrogés. Énième manipulation dans un milieu où le contrôle des esprits demeure un véritable enjeu financier.
– Simon Verdière
Photo de couverture : Capture d’écran Sud Radio