Depuis l’arrivée de Erdogan au pouvoir en 2002, le nombre de personnes incarcérées dans les prisons turques a été multiplié par 6. Dans les centres pénitentiaires, les droits humains sont systématiquement bafoués, une stratégie étatique pour faire taire la résistance politique. Depuis Istanbul, une opposition s’organise pour dénoncer cette répression. Reportage.

Des dizaines de visiteurs se pressent dans les anciens quartiers grecs et arméniens d’une Istanbul cosmopolite, combien ont en tête que depuis plus de 20 ans, le pays est dirigé par un parti musulman ultraconservateur qui soumet l’opposition à une répression féroce ? Une situation qui contraint de nombreux militants à l’exil, quand d’autres décident de rester. À partir de leurs témoignages, voici la réalité des prisons turques. 

Vue aérienne de la péninsule historique et de la ligne d’horizon moderne d’Istanbul. Wikimedia

Un emprisonnement de masse

À Istanbul, le 6 et 7 octobre 2024, le Dem Parti (Parti de l’Égalité et de la Démocratie des Peuples) – parti d’opposition au AKP (Parti de la justice et du développement) d’Erdogan – a invité une poignée d’associations, de docteurs et de psychothérapeutes d’Europe de l’Ouest pour évoquer les conditions de détention en Turquie. En 2024, le pays compte plus de 362 000 détenus dans ses 403 prisons, alors qu’ils n’étaient que 58 000 en 2001. Un taux d’incarcération de 4,2 pour 1 000 habitants, contre 1,1 pour 1 000 en France.

« Il y a des gens en prison pour n’importe quelle raison » explique un des représentants de l’association des droits humains.

“Les prisons sont un miroir du gouvernement, leur but est de marginaliser une certaine catégorie de la population”.

Participer à une manifestation, revendiquer son identité culturelle kurde ou des idées progressistes, voilà de quoi sont coupables une bonne partie des personnes incarcérées.

Certains proches de prisonniers sont eux-mêmes incarcérés pour « soutien au terrorisme » et il est arrivé que des familles soient arrêtées en portant en terre le cercueil de détenus décédés. « C’est une tentative d’isoler les prisonniers » explique un membre d’une association d’avocats progressistes.

Des droits humains systématiquement bafoués

En 2015, l’ONU a édicté un ensemble de règles minima pour le traitement des détenus (aussi connues sous le nom de règles Nelson Mandela). Des normes bien loin d’être respectées en Turquie.

Morts suspectes, tortures, insultes et menaces, problèmes d’accès à l’eau potable, nourriture insuffisante et de mauvaise qualité, manque d’aération, cellules surpeuplées obligeant les détenus à dormir par terre, restriction des courriers, de l’accès aux journaux, aux livres, à la télévision, à la radio, transferts dans des prisons loin de la famille pour limiter les possibilités de visite… les exemples sont nombreux, révélant l’aspect systémique des violations des droits des prisonniers.

Les sanctions sont arbitraires, notamment la possibilité de libération pour bonne conduite est laissée à la libre appréciation de l’administration carcérale, et refusée aux prisonniers politiques. Lesquels peuvent même voir leur peine prolongée de 6 mois à un an sans passage devant un tribunal.

Interdiction d’être malade

La situation des prisonniers malades ou âgés est tout particulièrement source d’inquiétude pour les associations de familles. L’accès aux rendez-vous médicaux, aux examens, aux médicaments, aux régimes alimentaires spéciaux etc. relève du parcours du combattant. Soumis au bon vouloir de l’administration pénitentiaire, les délais d’attente peuvent se compter en mois.

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Les transferts vers les hôpitaux se font dans des véhicules mal ventilés et les prisonniers y attendent dans les sous-sols, souvent à côté de la morgue. Les gardiens restent présents lors des examens médicaux, y compris gynécologiques. Cela conduit de nombreux prisonniers à renoncer aux soins.


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La plupart du temps, ce sont les codétenus qui assistent le quotidien des prisonniers les plus fragilisés. Des demandes de libération pour raison médicale peuvent être faites mais restent soumises à l’approbation de l’administration pénitentiaires. En pratique, elles sont souvent refusées au détenus politiques, qui meurent parfois sans que la famille ne soit autorisée à venir faire un dernier adieu.

Être une femme dans les prisons turques

D’après H., une militante kurde qui a été emprisonnée de ses 20 à ses 34 ans, certaines femmes sont violées ou menacées de viol après avoir été arrêtées. Le harcèlement sexuel est également monnaie courante.

V., qui a été incarcérée pendant plusieurs années, explique qu’elle et ses codétenues essayaient « de se rapprocher des gardiennes avec des valeurs humanistes. Mais nous ne faisions face qu’à du nationalisme et du racisme ».

“Bien que ces femmes soient des musulmanes conservatrices, elles nous forçaient à nous dénuder complètement pour les fouilles corporelles. C’est interdit par l’islam, car le corps de la femme est vu comme privé. Mais elles nous voyaient comme des hérétiques, donc elles pouvaient faire n’importe quoi avec nous. C’était comme une compétition entre elles, un concours de celle qui appliquerait les traitements les plus humiliants.”

L’île d’Imrali et les prisons « type F »

Les prisons de type F, qui permettent une mise à l’isolement des détenus politiques, se sont multipliées au cours des dernières années en Turquie. Leur modèle est l’île d’Imrali, où Abdullah Öcalan, le leader du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), est emprisonné depuis 25 ans. Bien que certains pays européens considèrent toujours le PKK comme une organisation terroriste, du fait des pressions politiques du gouvernement turc, cette appellation a été rejetée en 2018 par la Cour Européenne.

Manifestation kurde en décembre 2018 sur le vieux port à Marseille. Flickr

Entre mars 2021 et octobre 2024, aucune communication entre les détenus de l’île d’Imrali et l’extérieur n’a été possible, que ce soit avec les avocats ou la famille. Les prisonniers peuvent aussi être empêchés d’avoir des contacts entre eux. Le Comité pour la Prévention de la Torture (CPT) du Conseil de l’Europe considère que l’isolement est contraire aux droits humains.

En effet, il peut être à l’origine de troubles mentaux graves : manque de concentration, anxiété, troubles du sommeil, problème de communication et même hallucinations, du fait du manque de stimuli externe que le cerveau remplace par des stimuli internes. Les suicides sont plus fréquents parmi les prisonniers en isolement, mais également les maladies physiques comme les troubles musculo-squelettiques, les infections et les cancers.

Répression politique : la complicité européenne.

Depuis 2016, l’Union européenne renvoie des réfugiés depuis la Grèce vers la Turquie. L’UE finance même à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros des « camps de réfugiés » vers lesquels ont été déportés des centaines de milliers d’Afghans et de Syriens, avant d’être parfois à nouveau déportés vers leurs pays. Des camps dans lesquels mauvais traitements et tortures sont la norme.

Considérer la Turquie comme un « pays sûr », cela implique aussi qu’il est possible de renvoyer, selon la même logique, les réfugiés politiques turcs. Ainsi, en avril 2024, pour la première fois, la France a expulsés 3 réfugiés politiques kurdes vers la Turquie, dont l’un de manière illégale. Ils ont été immédiatement incarcérés par Ankara.

Participation d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, avec le président turque, Recep Tayyip Erdogan, au sommet de l’OTAN à Vilnius. Juillet 2023. Wikimedia.

Résister de l’intérieur

Les anciens prisonniers racontent comment, avec l’incarcération massive de militants, notamment kurdes, une culture de la résistance politique se forme derrière les barreaux. Frapper contre les portes, crier des slogans, commencer une grève de la faim, de nombreuses stratégies ont été éprouvées.

Pour résister psychologiquement, les détenus se plongent dans la lecture, l’écriture, le dessin, l’apprentissage de l’anglais… et la solidarité. « Nous mettions l’argent en commun [pour acheter de la nourriture en plus, du matériel de ménage ou d’hygiène, etc. qui ne sont pas fournis gratuitement par l’administration] » explique un ancien prisonnier. Dans les prisons pour femmes, les détenues prenaient soin des enfants ensemble. « Je me souviens que nous avions créé une sorte de petite voiture avec des boites » raconte S., avocate et ancienne prisonnière politique.

Prison d’Imrali. Wikimedia.

La vie après la prison

Quand S. a été libérée, elle se souvient qu’elle se sentait perdue et ne savait pas où aller. « Parfois ils libèrent les gens à minuit, sans même appeler les familles ! » ajoute-t-elle. « Je me suis rendue compte que j’étais devenue très sensible aux odeurs, aux bruits… »

« Quand vous avez été tant de temps avec une ou deux personnes dans une cellule, se retrouver dans un endroit bondé est un peu effrayant » souligne A., ancien prisonnier. Au cours de ses 30 ans d’incarcération, la société a évoluée et l’adaptation notamment au téléphone portable – n’a rien d’une évidence.

Cependant, A. conclut avec une note optimiste :

“Maintenant, il y a des associations, des partis politiques… Aujourd’hui, il y a plus d’opportunités que dans les années 1990 de continuer la lutte, à la fois en Turquie et au Rojava.”

– Camille Durant


Photo de couverture : Wikimedia

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