La rue algérienne bouillonne. Cela fait depuis février que le hirak, mouvement pluriel de contestation, s’exprime à travers des manifestations et des appels au renouvellement total de la classe politique en Algérie. Le hirak a remporté sa 1ère victoire en avril en forçant Abdelaziz Bouteflika à ne pas se présenter à un 5ème mandat après 20 années de présidence. Si cette démission bénéficiait alors de l’approbation de l’armée, qui elle aussi en avait assez du vieux leader, les choses ont pris une tournure différente depuis que celle-ci s’est précipitée pour organiser des élections présidentielles. Depuis la nomination des cinq candidats au scrutin, la mobilisation a repris de plus belle pour dénoncer la perpétuation d’un système dont les algériens ne veulent plus et les arrestations arbitraires opérées par un régime militaire qui cherche à se maintenir.
Pour les algériens, c’en est assez des humiliations. Ils viennent à peine d’obtenir la démission de Abdelaziz Bouteflika – celui qui pensait briguer un 5ème mandat alors qu’il ne s’adressait plus à la nation depuis 2014 en raison d’un AVC qui l’avait plongé dans le mutisme – et voilà qu’une nouvelle élection organisée le 12 décembre par l’armée fait concourir cinq candidats tous proches de l’ancien président algérien. Le 1er novembre, date hautement symbolique célébrant le début de l’insurrection algérienne pour l’indépendance du pays il y a 65 ans, une marée humaine a envahi la capitale Alger pour dire non à ce scrutin non représentatif et exiger le départ du chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, et celui de l’ensemble de la classe politique qualifiée de “mafia”.
C’était le 37ème vendredi de cette contestation nationale inédite. Jusque-là épargnée par les Printemps arabes, l’Algérie est à présent le théâtre d’un mouvement révolutionnaire multi-culturel, le hirak, qui réclame la fin de la corruption et du gaspillage des fonds collectifs, une gestion transparente de l’État, une économie diversifiée et surtout de nouvelles institutions avec un État de droit. Sourdes à ces revendications, refusant une période de transition nécessaire à l’élaboration d’un nouveau pacte national, l’armée, instance puissante qui contrôle le pays, est déterminée à maintenir une élection manifestement orchestrée.
Alors que le hirak demande principalement qu’on chasse du pouvoir tous les responsables qui incarnent le régime en place, le Conseil Constitutionnel vient de valider la liste des candidats à la présidentielle dont aucun n’est issu de la société civile, ni du hirak, mais dont chacun a été membre du gouvernement ou premier ministre de Abdelaziz Bouteflika. Dans ce contexte, on se demande comment Abdelaziz Belaid, Abdelkader Bengrina, Ali Benflis, Azzedine Mihoubi et Abdelmadjid Tebboune ( les trois derniers ayant été des ex-premiers ministres ), cinq hommes âgés de 56 à 75 ans vont faire campagne tant la défiance de la population est grande.
Une répression visant à étouffer le mouvement de libération
Lorsqu’il était question de dégager Abdelaziz Bouteflika de la présidence, le hirak avait les faveurs de l’armée dont le rôle politique est proéminent en Algérie. L’armée s’est même servie de ce mouvement citoyen pour démanteler le système Bouteflika qu’elle ne supportait plus, nous dit Luis Martinez, politologue spécialiste du Maghreb au Ceri. En 2014, l’armée voulait déjà son renversement mais à cette époque personne n’était dans la rue et sa destitution aurait été vécue comme un coup d’État. Après la démission de Bouteflika, les forces armées ont voulu apaiser la mobilisation en procédant à des purges dans les milieux proches du régime. Des personnalités comme Saïd Bouteflika, le frère du président déchu, l’ex chef du gouvernement Ahmed Ouhyahia, le général Toufik ( chef des renseignements ), ou l’ex-ministre de la Défense Khaled Nezzar et son fils, ont tous été écroués à la prison d’El Harrach pour des affaires de corruption. De très grands hommes d’affaires ont également été incarcérés à l’instar d’Ali Haddad le PDG du groupe de BTP ETRHB qui était autrefois intouchable.
Bien qu’inimaginable quelques mois plus tôt, ce nettoyage symbolique du système n’a pas suffi à calmer la révolte. Alors qu’elle pensait organiser rapidement la succession de Bouteflika avec des élections en juillet, l’armée s’est heurtée à la résistance du hirak et a reporté le scrutin en décembre. Le vent a ainsi tourné depuis la démission de l’ex-président algérien et l’état-major est dorénavant sur la défensive et en opposition avec la rue. L’homme fort du pays, le général Gaïd Salah, rejette tout changement institutionnel avant le scrutin de décembre qu’il compte organiser coûte que coûte en dépit du rejet de la population. L’armée accuse à présent le hirak de séparatisme et de vouloir déstabiliser l’État, procédant à de nombreuses arrestations arbitraires dans les rangs des opposants.
En octobre, la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme dénonçait l’emprisonnement de plus d’une centaine de personnes notamment des militants de l’association Rassemblement actions jeunesse ( RAJ ). Karim Tabbou, ancien premier secrétaire du Front des forces socialistes (FFS) devenu une figure emblématique du mouvement de contestation a lui aussi été placé derrière les barreaux pour “atteinte au moral de l’armée” après avoir été arrêté à son domicile par des hommes en civil. Les ONG dénoncent par ailleurs des conditions de détention déplorables. L’état-major fait également tout pour dissuader les manifestants de rejoindre Alger à travers des blocages de route. Sur place, de nombreux observateurs nous rapportent leur parcours du combattant pour rallier la capitale en raison des barrages routiers interdisant le passage de toutes les voitures immatriculées en dehors d’Alger. Mais la population est déterminée à continuer de manifester pacifiquement pour obtenir un changement politique radical.
Un avenir très incertain
Comment un scrutin présidentiel va-t-il pouvoir se tenir dans de telles conditions ? Quelle forme va prendre la mobilisation le jour des élections ? L’armée va-t-elle finir par lâcher du lest ou violemment mettre fin à la contestation ? D’après Luis Martinez, également auteur de L’Afrique du Nord après les révoltes arabes aux presses de Sciences Po, le hirak pourrait encore durer longtemps notamment s’il reste pacifique, car il n’affecte pas fondamentalement les affaires du pays dans la mesure où 60 à 75% des recettes de l’Etat proviennent de la production des hydrocarbures et non d’aucune forme de taxation de la population. “L’armée fait plus attention au prix du baril qu’à ce qui se passe le vendredi !”, nous dit-il non sans ironie.
“Tant que le pétrole n’est pas touché alors tout va bien ! S’il y a grève dans ce secteur alors là ça sera une tout autre histoire. Mais en l’état ça peut durer…”. Selon le politologue, il est probable que l’armée poursuive un agenda qui vise à lentement étouffer le mouvement jusqu’à l’élection d’un président, puis à légèrement ouvrir les vannes avec les municipales et législatives qui feront sans doute émerger de nouveaux candidats issus de la mobilisation et enfin à organiser un référendum sur la Constitution. Reste que pour le moment, le hirak refuse à la fois toute personnalisation du mouvement et tout soutien à des partis politiques existants. “Il est sûr que le scénario le plus optimiste serait que le chef d’état-major prenne acte des revendications et démissionne, mais on y croit peu car cela suppose que l’armée obtienne des garanties qu’elle ne sera pas inquiétée, notamment l’assurance que ses membres ne seront pas poursuivis et jugés par le nouveau système en place”. En effet l’armée algérienne est une armée politique qui a trempé dans de nombreuses affaires et sa survie dépend notamment de la nomination d’un président conciliant, faisant l’équilibre entre elle et la société.
Mais dans le cas où la rue passerait à la vitesse supérieure avec une insurrection qui cesserait d’être pacifique, la situation pourrait facilement virer au bain de sang. “Aucun pays ne se dressera contre l’armée algérienne pour venir en aide à la population et l’Algérie pourra devenir comme la Syrie, plongée dans une guerre civile sanglante” estime Luis Martinez selon qui la rue aurait intérêt à revendiquer une nouvelle République plutôt que le départ d’une armée capable du pire pour se maintenir au pouvoir.
L ’Algérie fait partie de ces pays où la corruption fait ravage, où la population et notamment la jeunesse souffre de chômage et tente souvent des traversées à haut risque pour rejoindre des pays où il ferait mieux vivre. Dans un tel contexte, ce mouvement de libération sonne comme un vent d’espoir et de reconquête du pouvoir par le peuple mais il se heurte comme très souvent au cynisme des enjeux géostratégiques et énergétiques. Des États comme la Russie n’ont ainsi aucun intérêt à appuyer ce mouvement citoyen si cela revient à perdre leur 1er client en Afrique pour la vente d’armes, et le hirak pourrait périr sans aucun soutien international. Mais qui sait, le scénario optimiste sera peut-être celui qui l’emportera… PAN