Depuis plusieurs semaines, étudiants et enseignants manifestent contre plusieurs projets de réforme des universités, dont la loi ORE, qui instaure la sélection à l’entrée de l’Université française. À l’image de l’Université de Montpellier-III Paul-Valéry ou encore de Toulouse Jean Jaurès (Mirail) dont il est question dans la tribune qui suit, l’appel aux forces de l’ordre pour empêcher les contestataires de s’exprimer se banalise sous le gouvernement En Marche. En réponse à une pétition réclamant leur évacuation, les manifestants de l’Université Toulouse Jean Jaurès (Mirail) expliquent les raisons de leur colère dans le texte qui suit et refusent que le recours aux forces de l’ordre « ne devienne une norme pour casser les mouvements sociaux ». Pour ce faire, ils donnent la parole à ces « agitateurs » responsables de tous les maux du monde aux yeux des pouvoirs. Tribune libre.
Cet article, rédigé par le collectif des personnels mobilisés de l’UT2J, se place dans le contexte de l’Université Toulouse Jean Jaurès (le Mirail) où une partie des enseignants-chercheurs lance un appel à la Ministre Frédérique Vidal afin que l’Etat « prenne ses responsabilités » pour rétablir l’ordre sur le campus. A trois-quarts de mot, ils demandent l’intervention des forces chargées de rétablir cet ordre. Nous avons jugé nécessaire de faire un contre-appel que voici : L’Université ne mérite pas ça – Appel de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, https://chn.ge/2qGgCRJ. Nous appelons à un soutien large afin que l’appel aux forces de l’ordre ne devienne pas une norme pour casser les mouvements sociaux, qui plus est dans une Université, lieu hautement symbolique d’esprit critique.
Nous tenons cependant à répondre aux différentes attaques de nos collègues qui portent sur nos motivations de faire grève. Pour eux, nous sommes avant tout des « fascistes », des « staliniens », des groupuscules gauchistes qui refont le monde dans les Assemblées Générales, qu’ils jugent illégitimes. Si une infime partie du collectif est en effet membre de partis politiques divers, ou est syndiquée, beaucoup d’entre nous participent pour la première fois à un mouvement social, et sont surpris par cette stigmatisation.
L’agressivité des rédacteurs de la pétition décrit finalement une chose : leur impossibilité de penser qu’une grève peut se conduire par un groupe hétérogène, inclusif, rassemblé autour de revendications et de valeurs communes, et non des structures. Plus largement, au niveau national, les réflexes passéistes de catégoriser les gens à l’extrême-extrême gauche pour décrédibiliser un mouvement ne date pas d’aujourd’hui. Si le droit d’avoir sa réflexion propre sur les réformes en cours va de soi, nous déplorons que ces personnes qui passent leur journée à insulter les différents acteurs mobilisés sur les réseaux sociaux ou par voie de presse ne défendent pas des positions politiques. Au final, dans les Universités mobilisées, il est difficile d’avoir un débat sur le fond concernant la loi ORE qui instaure la sélection à l’entrée de l’Université française.
Nous en venons au point qui nous intéresse plus que ces guerres intestines qui polluent le débat de fond, qui sont ces agitateurs professionnels dont on parle tant et pourquoi agitent-ils ?
Agitateur n°1, « en apprentissage »
– Quelle est votre expérience de lutte dans le cadre de votre travail ?
Il s’agit du 1er mouvement de grève auquel je participe pleinement. Je ne suis pas encarté où que ce soit ni ne suis attiré par les appartenances syndicales. J’ai souvent suivi cela de loin, allant à quelques manifestations généralistes mais sans plus. Cependant, contrairement à ce que peuvent asséner les commentateurs publics quant aux récupérations politiques – fantasmées – de notre mouvement de grève, je n’ai pas attendu ce mouvement de grève pour avoir des positionnements politiques.
– Comment vous êtes-vous retrouvé dans le mouvement de contestation ?
Si l’année dernière on m’avait dit que je bloquerai la Présidence de mon Université, je ne l’aurais pas cru. Je suis entré dans ce mouvement suite à la trahison de l’ancien Président qui, après avoir provoqué une consultation sur la fusion de 2 universités toulousaines dont la nôtre, s’est assis sur cette consultation qui rejetait fortement la fusion. Face aux nombreuses injustices auxquelles nous pouvons faire face, celle-ci m’est apparue à notre portée, plus locale que d’autres et parfaitement justifiée. D’autant plus justifiée que nous nous renseignions au sujet de ce projet de fusion sur fond de chantage aux financements. D’ailleurs, le récent article de MrMondialisation sur le « coup de gueule d’un professeur d’Université » m’a amusé, notamment le passage sur les enseignants-chercheurs « se faisant élire à la tête des Universités » qui changent leurs plans une fois élus ! Il n’y a pas que chez nous, c’est triste mais réconfortant en quelque sorte.
– Quels sont pour vous les enjeux actuellement ?
A l’heure actuelle, le mouvement de grève s’est étendu au national face aux multiples bouleversements que provoque la loi ORE. En tant que personnels, il nous est apparu évident de continuer la lutte pour soutenir les étudiants et s’opposer à cette loi. C’est le paradigme universel de l’Université qui est remis en cause. J’ai le bac, je vais à la fac. Désormais, les élèves auront encore plus la pression dès le début du lycée pour bien choisir leurs parcours pour coller parfaitement aux attendus de l’Université. Quand on voit les changements de voies des étudiants à l’Université parce que tout simplement, ils se rendent compte que les études qu’ils ont choisies ne leur conviennent pas, on est en droit de s’inquiéter de ce verrouillage hâtif des parcours. Enfin, il faut garder à l’esprit que le modèle visé est le modèle anglo-saxon, sur lequel je laisse les lecteurs approfondir le sujet, il y a tellement à dire.
Agitateur n°2 « l’analyste »
– Quelle est votre expérience de lutte dans le cadre de votre travail ?
L’université est un lieu dont la mission est de poursuivre la formation de citoyens éclairés. Faire étudier des textes historiques (discours, manifestes de partis politiques par exemple), c’est permettre aux étudiants de décoder les messages dans leur quotidien. En temps normal, je me contente de laisser la parole aux syndicats étudiants lorsqu’ils viennent informer les étudiants souvent très peu politisés; et d’organiser ensuite un débat pour que mes étudiants puissent se faire une idée qui leur soit propre. Cette année n’a pas fait exception, et j’ai adopté la même conduite pour discuter avec mes groupes des possibles conséquences des réformes en cours (locales ou nationales).
– Comment vous êtes-vous retrouvé dans la lutte ?
Depuis 2016, le projet de fusion UNITI était (à nouveau) présenté et débattu. J’ai été déçue par le vote en CA de l’ancien président de l’université qui a finalement manqué à sa parole de porter la voix des usagers de l’université sur la question de la fusion, sans pour autant vraiment m’engager dès ce moment-là. Quand l’université a été bloquée le 6 mars, j’ai pris le temps de lire dans le détail les projets de fusion pour Toulouse et les rapports rendus par le comité examinateur (IDEX 2011, UNITI 2016) ainsi que les projets de loi (ORE, Plan étudiant, Rapport Filâtre sur le lycée et la formation des enseignants…) et de m’en faire une idée plus précise. J’ai alors compris à quel point ils s’articulent avec les réformes engagées dans tout le Supérieur à l’échelle nationale, et à quel point ils menacent la poursuite d’études des plus précaires (entre autres: sélection et frais d’inscription étant implicites dans le statut de grand établissement visé par l’établissement fusionné comme ils le sont dans la Loi ORE et le Plan Etudiant) des futures générations de lycéens.
– Quels sont pour vous les enjeux actuellement ?
Je suis très sensible aux risques d’aggravation des défauts déjà existants de l’enseignement en France. Les études internationales pointent du doigt la reproduction des inégalités et le haut degré de stress engendrés par le système éducatif français, alors même que tout bachelier peut actuellement accéder à l’enseignement supérieur. La sélection à peine déguisée de ParcourSup va de fait barrer l’accès à l’université aux bacheliers les plus précaires (pro et technos en tête), ce qui sera encore accentué par la réforme prévue du bac et la séparation des universités entre celles dispensant des « licences » ou des « bachelors » de valeur variable et celles offrant des perspectives de Masters et Doctorats offrant un grand retour sur investissement. La loi ORE exacerbe les inégalités entre lycéens et lycées, mais aussi entre universités. Les deux points noirs de l’éducation française sortiront donc encore assombris s’il était possible: pas d’accès automatique à la filière de son choix (ce qui était le cas de plus de 99% des bacheliers dans l’ancien système) et sélection vont renforcer et la reproduction des élites, et les angoisses des lycéens, puis des étudiants.
Ce modèle de concurrence exacerbée ne correspond pas à mon idéal de l’université française. Je constate par ailleurs que tous les services publics sont attaqués (justice, santé, éducation publique, transports…) et que le pacte du CNR () sera rompu sans retour possible si ces réformes entrent en vigueur.
Agitateur n°3 « l’autre apprenti »
– Quelle est votre expérience de lutte dans le cadre de votre travail ?
Personnel technique à l’université Toulouse Jean Jaurès depuis 7 ans c’est la première fois que je suis en grève. Je ne suis pas syndiqué. Je considère que les enjeux au niveau local et national sont tellement importants qu’il est indispensable que je participe à ce mouvement de contestation.
– Comment vous êtes-vous retrouvé dans la lutte ?
Après l’annonce du vote du président Daniel Lacroix en faveur du projet UNITI-Idex, j’ai décidé d’être en grève. La consultation du personnel et des étudiants sur ce projet avait majoritairement répondu « NON » à la fusion de notre université. Le président s’étant engagé à respecter cette consultation, je me suis senti trahi. Par la suite, j’ai pris connaissance des réformes de l’enseignement supérieur (loi ORE, ParcourSup, plan étudiant). Ma décision de m’engager s’en est trouvée renforcée.
– Quels sont pour vous les enjeux actuellement ?
Les enjeux actuels sont le retrait de la loi ORE, de ParcourSup et du plan étudiant. Toutes ces réformes vont accentuer les inégalités sociales et supprimer le libre accès à l’université en sélectionnant les lycéens. Il faut que le gouvernement les retire.
Agitateur n°4 « le mentor »
– Quelle est votre expérience de lutte dans le cadre de votre travail ?
Étant personnel syndiqué, investi dans différents collectifs et membre d’un parti Politique, je ne me reconnais pas pour autant comme un « agitateur professionnel ».
J’essaye simplement en fonction de ma disponibilité d’informer, de sensibiliser et de convaincre que notre système social, environnemental et démocratique se détériore depuis plus de trente années pour la très grande majorité d’entre nous au profit d’une faible mais influente minorité.
Je défends les intérêts des personnels en siégeant au comité technique de l’Université. Je participe à toutes les mobilisations internes et externes.
– Comment vous êtes-vous retrouvé dans la lutte ?
A l’origine, cette lutte est la conséquence d’une trahison de l’institution représentée par le Président de l’Université. J’étais présent à la première assemblée générale le 13 décembre avec l’intersyndicale pour amorcer la mobilisation. La création d’un collectif du personnel très inclusif a permis d’élargir la mobilisation en permettant à de nombreuses personnes d’être acteurs de cette lutte.
– Quels sont pour vous les enjeux actuellement ?
La défense et l’élargissement des services publics, pilier essentiel de la cohésion sociale et de la répartition des richesses pour une plus grande égalité.
La préservation de notre environnement mis à mal par un productivisme suicidaire et une société de consommation compulsive.
Se poser 3 questions pour redéfinir la production et la croissance pour le bien-être de tous.
Quels sont les biens et services à produire ?
Quels moyens et conditions de production ?
Qui sont les bénéficiaires de la production ?
Conclusion
Les inégalités de l’accès à l’enseignement supérieur existent depuis toujours. Mais plutôt que de combattre les causes sociales de cette iniquité, le gouvernement actuel fait le choix politique d’institutionnaliser cet état de fait. Il nous semble plus que nécessaire de s’opposer à la sélection instaurée par la mise en place de Parcoursup. Dans les Universités, le débat doit se focaliser sur cette question centrale et non sur les modalités d’actions qui elles, peuvent toujours évoluer.
Sources pour approfondir :
En préambule, LE document qu’il faut avoir en-tête lorsque l’on regarde les réformes en cours. Il s’agit d’un document issu du MacronLeaks, document de travail de M. Gary-Bobo, conseiller d’Emmanuel Macron candidat à la Présidentielle sur l’enseignement supérieur, tout y est : http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article7932
Mode d’emploi critique de Parcoursup : https://obs-selection.rogueesr.fr/parcoursup-mode-demploi-critique/
Très intéressant documentaire Arte qui s’intéresse à des pays plus avancés dans les réformes et la logique qui prévaut actuellement, « Étudiants, l’avenir à crédit » : https://www.youtube.com/watch?v=2hfur2-HukA
Blog de Thomas Piketty, « Budget 2018 : la jeunesse sacrifiée » : http://piketty.blog.lemonde.fr/2017/10/12/budget-2018-la-jeunesse-sacrifiee/
Détérioration de l’orientation des étudiants handicapés dont le handicap n’est carrément plus pris en compte : https://www.francetvinfo.fr/societe/education/parcoursup/video-on-nous-donne-zero-information-des-lyceens-handicapes-racontent-leurs-parcours-du-combattant-sur-parcoursup_2675312.html
« Les étudiants livrés au marché de l’anxiété » : https://www.monde-diplomatique.fr/2018/04/ALLOUCH/58539
Pourquoi Parcoursup va exploser le 22 mai, petits calculs : https://twitter.com/Ipochocho/status/986282551965872133?s=04
Le plan étudiant expliqué par une étudiante : https://www.youtube.com/watch?v=ZnSvN4w7mU4
Les luttes actuelles au Royaume-Uni, très « en avance » en termes de réforme : https://www.contretemps.eu/greve-universites-royaume-uni/
Une enquête en cours dans les commissions de l’Assemblée Nationale, « Les droits d’inscription dans l’enseignement supérieur », un hasard ? : http://www2.assemblee-nationale.fr/15/commissions-permanentes/commission-des-finances/secretariat/enquetes-demandees-a-la-cour-des-comptes/liste-des-enquetes
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