La Commune de Paris irrigue depuis 1871 lʼimaginaire de celles et ceux qui luttent pour des vies dignes. Constamment, elle apparaît lorsque surgit nʼimporte où dans le monde le désir de sʼémanciper des structures institutionnelles. Cet esprit auto-gestionnaire ne peut se réduire à l’épisode de la Commune de Paris. Du Moyen-Âge à aujourdʼhui, retour sur lʼhistoire dʼune idée révolutionnaire.

En 2012, éclate en Syrie une longue guerre durant laquelle le nord du pays devient le Rojava, région dans laquelle est expérimenté un nouveau mode de gouvernance écologique, féministe, multiculturel, fondé sur un système de fédération de communes : le confédéralisme démocratique. Parfois, on lʼappelle la Commune du Rojava.

Le Rojava, région dans laquelle est expérimenté un nouveau mode de gouvernance écologique, féministe, multiculturel, fondé sur un système de fédération de communes. Flickr.

À lʼété 2013 en Turquie, Istanbul voit la résistance au plan dʼurbanisation du parc Gezi se transformer en une révolte dʼampleur contre lʼaustérité et lʼautoritarisme dʼErdogan ; la place voisine de Taksim devient un lieu dʼauto-organisation et de solidarité, que certain·es surnomment la Commune de Taksim. En janvier 2020, une assemblée des « Communes libres » et listes municipales citoyennes issues du mouvement des Gilets Jaunes se réunit à Commercy : la Commune des Communes.

Ces initiatives sont toutes différentes. Elles se réclament pourtant dʼune même idée : la « Commune ». Ce terme, qui imprègne dʼune façon quasi mystique la culture militante, nʼest pas pris au hasard. Il invoque un événement majeur de lʼHistoire sociale française, que lʼécole républicaine se garde dʼailleurs bien d’enseigner : la Commune de Paris de 1871.

L’héritage de 1871

La Commune de Paris, c’est la première tentative dʼauto- gouvernement populaire socialiste, expérience de seulement 72 jours tuée dans le sang. Elle a marqué de son empreinte les luttes dʼémancipation qui lʼont suivie. Mais elle nʼest pas elle-même un évènement historique isolé, elle est lʼhéritage dʼune idée aux racines profondes, traversant le Moyen-Âge et la Révolution française.

Suivre lʼhistoire de cette idée, cʼest comprendre comment un symbole dʼémancipation se façonne, évolue, et se rend capable de transformer le monde. Cʼest aussi sʼoutiller pour comprendre ce qu’il peut en être fait aujourdʼhui.

Tag “Vive la Communeˮ sur la fac Rennes 2 en 2016. Source : Wikimedia

La commune médiévale bourgeoise

Originellement, la commune est le serment dʼassistance mutuelle que se prêtent à partir du XIe siècle les membres dʼune bourgeoisie naissante, contre lʼarbitraire seigneurial ou clérical et contre lʼinsécurité qui menace un commerce en plein essor. À lʼépoque, cette bourgeoisie nʼest pas une classe possédante. Faite de pauvres comme de riches, elle est le nouveau peuple de villes alors en plein développement : artisans et commerçants, marchands et percepteurs de taxes, avocats et médecins.

Premier pas vers la conquête de leur autonomie, la commune nʼest alors pas une ville ou un village, un corps administratif ou une communauté. « Faire commune », cʼest réellement constituer une « association jurée », solidaire, liant sur une base égalitariste des individus réclamant de prendre en charge eux-même leurs intérêts. Dans une société dʼOrdres où il nʼexistait de pouvoirs institués que par la noblesse et le clergé, cʼest un fait absolument nouveau, et tout-à-fait révolutionnaire.

Assassinat de lʼévêque Gaudry lors de la révolte communale de Laon en 1112. Ces insurrections étaient plutôt rares. Gravure, Charles-Joseph Mettais, XIXe siècle. Source : Wikimedia

Lorsquʼelle nʼest pas réprimée, on lui reconnaît une existence officielle sous la forme dʼune charte, établissant par écrit un ensemble de privilèges obtenus : allègement fiscal, droit à sʼarmer, gestion partielle des affaires de la ville, etc. Jusquʼau XVIIIe siècle, des dizaines de communes existent en France, partout différentes. Mais ce mouvement est rapidement récupéré par la royauté, qui trouve dans cette relative indépendance urbaine un moyen utile dʼaffaiblir à son profit les seigneuries locales.

Sous lʼaction du roi, les institutions municipales établies par les chartes voient leur autonomie rognée et leur pouvoir progressivement accaparé par une oligarchie bourgeoise riche, généralement capitaliste, qui sʼen transmet héréditairement les charges. Le serment communal est tué, la bourgeoisie capitaliste est née.

1789 : la première Commune de Paris

Mais la commune ne tarde pas à revenir sous une autre forme, lors de la Révolution Française. À la prise de la Bastille le 14 juillet, le pouvoir déserte : « Le colosse du despotisme sʼébranle, tombe et s’engloutit. Le Lieutenant de Police n’est plus ; les espions se cachent ; l’Intendant fuit ; les Ministres se taisent ; les Tribunaux sont enchaînés ; la Bastille est prise. » (Procès-verbal des séances et délibérations de l’Assemblée générale des électeurs de Paris, 1790)

De ce vide politique naît la Commune de Paris, qui avait été proposée quatre jours plus tôt par les députés de la ville. Lʼun de ses défenseurs, Jean-Louis Carra (1742-1793), invoque des sentiments similaires à ceux qui avaient animés les communes médiévales : « La politique d’un tel établissement est de réunir toutes les classes d’habitans pour les intéresser toutes à la défense de leurs droits communs » (ibid). Cʼest bien ce quʼil se produira. En plus de lʼélection dʼun maire, Paris est divisé en 48 sections pour chacune desquelles un comité civil est élu et une force armée est constituée : Paris devient une fédération dont chaque partie sʼhabitue à bénéficier dʼune certaine indépendance et à sʼengager dans les questions politiques.

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Intérieur dʼun comité révolutionnaire en 1793. Dessin à la plume, Louis René Boquet, 1793. Source : Wikimedia

Cette organisation joue un grand rôle dans le destin de la Révolution. À partir de la fin juillet 1792, les sections prennent un tournant radical et populaire en devenant lʼorgane politique des sans-culottes, qui aspirent à plus dʼégalité. Et le 10 août 1792, jour dʼabolition de la monarchie, la Commune devient « Commune insurrectionnelle ».

Jusquʼà ce quʼelle tombe en 1795, cʼest dʼelle quʼémanent les mesures les plus radicales de la Révolution, telles la Constitution de 1793 entérinant le droit à lʼinsurrection — jamais appliquée. Si elle a en 1793 divisé le territoire français en « communes », avec une relative volonté dʼautonomie exécutive pour chacune, Paris restait le centre de toute législation : prépondérance est donnée à la capitale, qui place sous tutelle le reste de la nation.

La Commune revient

Après la Révolution, la commune traverse près de 80 ans sans que le sens dʼémancipation ne lui soit plus couramment donné. Ce quasi-siècle est essentiellement une succession de régimes autoritaires où la France passe dʼempire en monarchie et de monarchie en empire. Émaillé dʼémeutes, de révoltes, de révolutions, il ne voit cependant pas lʼesprit républicain de la Révolution Française sʼaffaiblir, bien au contraire.

Le monde change : les doctrines socialistes naissent, évoluent, progressent, sʼaffinent, et à mesure que le capitalisme sʼinstalle, sʼorganise également le peuple ouvrier. De nombreux militants et militantes se sentent les héritier·es du travail inachevé de la Commune de Paris et sont partisan·es dʼune Révolution où un gouvernement révolutionnaire central devra être établi.

Mais la théorie concurrente du fédéralisme sʼest également formée au cours du siècle, et certain·es aspirent désormais plutôt à la constitution de gouvernements autonomes locaux et fédérés à lʼéchelle de tout le pays. Quoi quʼil en soit, la Commune est pour ces deux courants le grand symbole de lʼémancipation.

Dans la seconde moitié des années 1860, la lame de fond jusquʼici plutôt clandestine du socialisme se libère à mesure que le Second Empire sʼaffaiblit et assouplit son autorité. Puis ce dernier tombe suite à une défaite cuisante contre la Prusse en 1870. La République est proclamée le 4 septembre de la même année mais capitule à son tour en janvier suivant, provoquant dans le pays un fort élan patriotique.

Dès le 5 janvier, un grand nombre de militants socialistes appellent à proclamer la Commune à Paris en apposant dans les rues de la capitale la célèbre « affiche rouge ». Celle-ci montre une double ambition qui ne tardera pas à se réaliser : organiser la défense du territoire, prendre de grandes mesures sociales.

1871 : la Commune de Paris

Le 18 mars, après une série déjà longue de mesures vexatoires, lʼexécutif veut désarmer le peuple de Paris, qui bouillonne. Mais ce dernier se soulève, fraternise avec lʼarmée, dresse des barricades. Le pouvoir et lʼessentiel de lʼélite bourgeoise sʼenfuient à Versailles.

Comme en 1789, cette désertion laisse les mains libres à ceux qui étaient déjà relativement organisés et qui prennent tranquillement possession des lieux de pouvoir et préparent en une semaine des élections. Pour la première fois, des ouvriers et des artisans, des socialistes, siègent en grand nombre parmi les élus. Le 28 mars, la Commune de Paris est officiellement proclamée.

Affiche : Commune de Paris, Déclaration au peuple français, 19 avril 1871. Source : Ville de Paris / BHVP, 2-AFF-003150

Malgré un contexte économique difficile et la guerre que lui menaient les « Versaillais », elle fut un laboratoire politique sans équivalent à lʼépoque, « une ère nouvelle de politique expérimentale, positive, scientifique » (affiche Déclaration au peuple de Paris, 19 avril 1871).

En témoigne un large nombre dʼinitiatives solidaires, féministes, démocratiques : mandats impératifs et révocables, abolition des armées permanentes, mesures dʼégalité pour les femmes, éducation laïque et gratuite pour toutes et tous, réquisition des logements vacants et ateliers abandonnés, suspension des loyers, citoyenneté des étrangers, cantines populaires, séparation de lʼÉglise et de lʼÉtat…

La Commune crée ses institutions, souvent propres à chaque arrondissement, et sa vie publique est animée par les riches débats tenus dans les nombreux clubs ouverts à toutes et tous et les assemblées des nombreuses organisations populaires qui naissent dans la ville.

Un grand principe dʼautonomie la sous-tend, autonomie quʼelle revendique pour toutes les localités de France, urbaines et rurales. Si une dizaine de Communes ont bien été tentées dans dʼautres villes, elles nʼont rarement tenues plus que quelques jours et Paris a rapidement été isolée. Moins connue, une grande insurrection anti-coloniale sʼest déroulée simultanément dans lʼAlgérie conquise par la France depuis 1830.

La fin de la Commune est tragique. Au bout de 72 jours, elle est écrasée dans un bain de sang par les Versaillais dont lʼarmée assassine près de 10 000 communard·es. Mais la Commune nʼest pas morte : « à la défaite derrière les barricades a succédé la victoire dans le domaine des consciences » (Jean- Louis Pindy, « Manifeste aux travailleurs de la région française », publié dans LʼAvant-Garde n°22 du 24 mars 1878).

Elle a en effet laissé une trace durable pour toutes celles et ceux qui rêvent dʼémancipation. Mieux, elle est, par son exemple, un élément structurant des puissantes pensées révolutionnaires qui ont transformé le XXe siècle.

La Commune, un modèle dʼémancipation

Dans les années qui suivent, lʼhéritage de lʼexpérience « communaliste » est particulièrement vivace au sein des courants marxiste et anarchiste qui dominent alors le mouvement ouvrier. Leurs deux conceptions opposées nous montrent comment le sens dʼun même événement peut être aiguillé dans une direction ou lʼautre.

Pour Karl Marx (1818-1883), la Commune est « la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail » (La guerre civile en France, 1871). Car si lʼétablissement dʼune société sans classes et sans État est comme pour les anarchistes lʼobjectif à atteindre, cela doit, selon lui, dʼabord passer par un pouvoir centralisé transitoire, nécessaire à la destruction des institutions capitalistes et à la défense contre la réaction bourgeoise.

Or la forme de ce gouvernement nʼayant rien dʼévident, la Commune de Paris lui donne alors un modèle de démocratie populaire sur lequel se fonder. Dans la pratique, il nʼen partage cependant pas le principe dʼautonomie locale ; Marx défend toujours la nécessité de la conquête de lʼÉtat par un parti ouvrier centralisé, qui lui semble avoir manqué à la Commune.

Lʼessentiel des marxistes à sa suite sʼaccorderont sur ces vues et les renforceront. À commencer par Vladimir Lénine (1870-1924), qui sʼappuie lui aussi sur lʼexemple de la Commune et défend lʼidée dʼune « centralisation absolue » au sein dʼun « parti dʼavant-garde » sans laquelle le peuple ne pourrait arriver au socialisme (LʼÉtat et la Révolution, 1917). Il saura imposer cette conception lors de la Révolution russe en 1917. Mais cette dernière, ainsi que toutes les révolutions communistes du XXe siècle (à une poignée dʼexceptions près) ne seront en réalité jamais héritières du fédéralisme communaliste.

Le parti de la fédération de communes autonomes est plus fidèlement incarné par les opposant·es de Marx, qui refusent en bloc centralisme et État. Dʼabord dans le collectivisme anarchiste de Mikhaïl Bakounine (1814-1876), puis par ses héritier·es communistes anarchistes à partir de 1876, dont les grands théoriciens sont les géographes Élisée Reclus (1830-1905) — aussi communard — et Pierre Kropotkine (1842-1921).

Ce dernier souhaite voir sʼétablir la « Commune anarchiste » abolissant hiérarchies et systèmes dʼoppression, et dont le fondement serait en quelque sorte un retour aux solidarités villageoises dʼantan, tout en tirant le bénéfice des progrès de la science assurant lʼabondance à toutes et tous (La Conquête du Pain, 1892). Ne pouvant émerger que contre lʼÉtat, cʼest à lʼabolition de celui-ci que la Révolution doit sʼatteler en premier lieu, et cʼest ce que la Commune de Paris aurait dû faire :

« Renversez lʼÉtat, la société fédérée surgira de ses ruines, vraiment une, vraiment indivisible, mais libre et grandissant en solidarité par sa liberté même ». « La Commune », Paroles dʼun Révolté, 1885.

Mais lʼidéale société future peut-elle sortir spontanément de la Révolution ? Peut-être faut-il dʼabord en faire émerger ici et maintenant les germes : cʼest ce quʼentreprend discrètement en 1892 un groupe de militant·es montreuillois·es, sous le nom de Commune anarchiste de Montreuil.

Et depuis ?

Depuis, lʼidée de commune ressurgit constamment, partout dans le monde. On la voit apparaître dans des moments insurrectionnels, plutôt isolée, ou se présenter comme un symbole de lutte dans de forts moments politiques. Souvent, elle est un nom pour des épisodes de révolte où des pouvoirs populaires émergent au sein de la vie quotidienne du soulèvement : cantines, bases de soin, autodéfense juridique, etc. Tel fut le cas à Oakland en 2011 ou sur la place Taksim à Istanbul en 2013.

Surtout, elle a pu devenir un modèle pour des systèmes plus élaborés, essentiellement hérités de lʼanarchisme, à lʼéchelle dʼune région ou dʼun pays. En Russie et en Ukraine, le mouvement des Kommunas a été important dans les débuts de la Révolution russe en 1917, puis cʼest surtout lors de la guerre civile espagnole en 1936 et 1937 que le principe de collectivités autogérées fédérées a été mis en application sur une large région, au sein des villes et villages libérées par les anarchistes communistes libertaires face aux franquistes.

Depuis 1994, le mouvement zapatiste assure lʼautonomie des peuples indigènes du Chiapas mexicain, sur la base de communes auto- gouvernées. Enfin, au milieu de la guerre en Syrie a émergé le Rojava, pays établi par le peuple kurde sur les principes du confédéralisme démocratique, cʼest-à-dire dʼune confédération dʼassemblées démocratiques locales.

Ces deux derniers exemples, contemporains et toujours existants, sont certainement les plus inspirants aujourdʼhui. Ils sont deux tentatives fonctionnelles de sociétés égalitaristes et sans État, construites sur un fervent anticapitalisme et essayant de restreindre toute logique de pouvoir et de domination. Mieux encore, ils placent les enjeux féministes, coloniaux, écologiques au cœur de leur action.

En ce qui concerne la France, aujourdʼhui, lʼimaginaire de la Commune imprègne toujours les luttes et reste au quotidien la solide référence dʼune gauche radicale, de terrain. Associée aux mots de communs, de communisme (au sens de système politique fondé sur la mise en commun), elle ne cesse de refleurir.

Depuis quelques temps elle émerge au sein des pensées écologiques, tant lʼidée quʼelle véhicule semble sʼaccorder avec le besoin dʼun retour à une vie plus locale, égalitariste, faite de solidarités quotidiennes et permettant une décroissance anticapitaliste et écologiste.

Dʼabord sur les différentes ZAD bien sûr, mais désormais aussi au sein de différentes organisations. On peut citer Pour une Écologie Populaire et Sociale (PEPS), issue des Gilets Jaunes, qui promeut une « Seconde Commune » écologique et sociale, et a par exemple organisé avec Carnage Total (Extinction Rebellion) et les Féministes Révolutionnaires une action contre lʼélectricien Schneider et lʼévénement la Commune des Communs, le jour de lʼanniversaire de la Commune du Creusot.

Le communalisme, idée pour le XXIe siècle

Une grande partie de ces initiatives contemporaines, à première vue éloignées, sont en fait liées par une forte théorie. Le confédéralisme démocratique au Rojava, la Seconde Commune de PEPS ou les listes citoyennes des Gilets Jaunes ont en effet un inspirateur commun : le canadien Murray Bookchin (1921-2006), grand promoteur de lʼécologie sociale et théoricien du municipalisme libertaire.

Dans les grandes lignes, sa théorie propose de remplacer lʼÉtat-nation par une confédération de municipalités, unités dʼauto- organisation de la production et de la vie sociale gouvernées dans un esprit de démocratie directe par des assemblées populaires.

Il y adjoint une méthode, particulièrement adaptée au contexte occidental : reprendre en main par des listes citoyennes les échelons les plus bas des systèmes représentatifs, à commencer par les mairies, afin dʼinstituer des contre-pouvoirs libertaires locaux face à lʼÉtat.

À la fin de sa vie, il est apparu à Bookchin quʼil fallait une idée politique forte pour le XXIe siècle, du même acabit que lʼanarchisme ou le marxisme, dont le municipalisme libertaire serait lʼindissociable penchant pratique. Il dégage ainsi le communalisme, nom dérivé de la Commune de Paris, qui lui semble résumer dʼun seul trait le meilleur de la riche histoire de luttes sociales. On peut le définir ainsi : « une théorie ou système de gouvernement, dans lequel des communautés locales autonomes sont reliées entre elles dans une fédération » (Le projet communaliste, 2011).

Si communalisme et municipalisme libertaire sont pour lui les deux faces dʼune même pièce, il semble que le communalisme, dont la définition a une acception plus large, peut bien englober la multitude dʼexpériences variées qui émergent dans le monde entier. Pour le municipalisme libertaire, cʼest plus compliqué : on ne saurait par exemple en faire coïncider les détails avec ceux du zapatisme, qui a bien une identité propre.

Perspectives internationalistes

La Commune a donc une histoire millénaire. Dʼabord serment médiéval, elle se fait gouvernement populaire à la Révolution Française puis lors de la Commune de Paris en 1871. Cette dernière devient à son tour un modèle durable de lutte, à la portée internationale, parfois symbole dʼauto-organisation populaire au cœur dʼune révolte, parfois système politique complexe.

Mais il est important de souligner que si son nom ressurgit en différents temps, en différents lieux, ce nʼest pas tant que la Commune initie ou fortifie à elle seule les ambitions dʼémancipation des peuples ; mais plutôt que la volonté populaire de sʼauto-gouverner sommeille à chaque endroit et ne cesse ainsi de se manifester par des éruptions spontanées, partout et continuellement (Les Peuples Veulent, Révolutions de Notre Temps, 2025).

Si on accole à ces soulèvements le nom connu de la Commune, cʼest peut-être parce que lʼhistoire occidentale domine les récits, même dans le domaine des luttes. Ce serait donc faire preuve dʼun certain eurocentrisme que de vouloir chercher dans toute initiative fondée sur lʼétablissement de communes fédérées un lien à la Commune de Paris.

Les traditions villageoises du monde entier contiennent déjà leur part dʼautonomisme et de mise en commun. Cʼest notamment encore le cas là où elles ont su le mieux résister à la colonisation et au capitalisme — bien mieux quʼen Occident — comme au sein de certains peuples indigènes qui se passent bien dʼÉtat et nʼont nullement besoin dʼun modèle de lutte occidental (Yasnaya Elena Aguilar Gil, Nous sans lʼÉtat, 2022 ; James C. Scott, Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné, 2009).

Ce que nous montrent les importants exemples zapatistes et kurdes, ce ne sont pas deux systèmes nourris de lʼhistoire du fédéralisme ouvrier européen, mais bien dʼun long passé de résistance anti-coloniale : le premier sʼinscrit dans cinq siècles de survivance de lʼidentité indigène mexicaine et développe une forme de spiritualité de la résistance ouverte et bienveillante ; le second est centré sur le droit à lʼexistence et à lʼégalité des nombreuses identités sociales et culturelles qui habitent une région du Moyen-Orient encore relativement féodale.

À rebours, on peut alors également décentrer notre regard de lʼEurope et resituer la Commune à sa place dans le grand mouvement de lʼHistoire humaine. Finalement, peut-être nʼest-elle pas autre chose que lʼincarnation en France de cette éternelle volonté dʼauto-gouvernement, dans les formes quʼimposaient alors les contextes de 1789 ou de 1871 et au moment où commençait à se dresser dans le pays la force puissante et nouvelle du mouvement ouvrier ; pour se nommer, elle a elle-même saisi au vol un nom, la commune, hérité dʼun Moyen-Âge où il symbolisait autonomie et solidarité.

Plutôt quʼun lien de filiation, on pourrait donc établir un lien horizontal entre toutes ces manifestations ou théories dʼauto-gouvernement à tendance fédéraliste qui existent et ont existé, quʼelles sʼappellent Commune de Paris, communisme anarchiste, zapatisme, confédéralisme démocratique ou municipalisme libertaire. Cette famille peut alors bien sʼappeler communalisme.

En France, sous ce nom peut se développer une tradition révolutionnaire, passant de la même manière que pour les zapatistes et les kurdes par un fort attachement à notre histoire. La Commune de Paris peut être un symbole fondateur, sans évidemment chercher à la reproduire telle quelle à un autre temps et dans un autre lieu, et le municipalisme libertaire de Bookchin une théorie fertile, adaptée au contexte occidental.

Révolution haïtienne de 1791. Dessin de Martinet, gravure de Masson, 1791. Source : Wikimedia

Mais lʼhistoire française est plus vaste que celle de la Commune ou des Gilets Jaunes, et un communalisme situé demanderait de décentrer notre regard. Si lʼon veut cultiver la mémoire de la Commune de Paris, peut-être faut-il cultiver aussi celle de lʼinsurrection algérienne de 1871 ; rapprocher la Révolution Française de la concomitante Révolution haïtienne ; et les Gilets Jaunes des révoltes antillaises de 2021. Et bien dʼautres symboles dʼémancipation au-delà des frontières de l’Hexagone.

Communes : liste non exhaustive

Communes insurrectionnelles

Berlin, 1918

Budapest, 1919

Kronstadt, 1921

Shanghai, 1927

Oaxaca, 2006

Deraya (Syrie), 2012

Taksim (Istanbul), 2013

La Commune comme symbole

Révolution cantonale espagnole de 1873 Commune Libre de Montmartre, 1920

Mai 1968 en France, avec les Communes de la Sorbonne et de Nantes Grèves polonaises de 1970

Commune dʼOakland en Californie lors du mouvement Occupy, 2011

ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou du Quartier Libre des Lentillères Mais aussi toutes les autres !

Nuit Debout, 2016

Commune Libre de Tolbiac, 2018

Mouvement des Gilets Jaunes, à partir de 2018

Elle est aussi présente dans quantité de luttes quotidiennes, que nous ne pouvons malheureusement pas toutes citer !

Systèmes dʼorganisation

Commune de Morelos (Mexique), 1913

Kommunas lors de la Révolution russe, 1917

Guerre civile espagnole, 1936

Communes populaires chinoises imposées par Mao Zedong (1893-1976), à partir de 1958

Zapatisme au Chiapas mexicain, depuis 1993

« État communal » chilien sous Hugo Chavez (1954–2013), à partir de 2006 Confédéralisme démocratique au Rojava (Syrie), depuis 2012

Elie Oriol

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