Début 2020, la Royal Dutch Shell et BP, parmi les cinq plus grands compagnies pétrolières au monde, ont publiquement renoncé à soutenir les groupes de pressions qui tentent de saper les réglementations visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Annoncée en grandes pompes dans le cadre d’un engagement pour plus de transparence, cette décision s’inscrivait dans la volonté affichée par les groupes pétroliers de diminuer leur impact sur l’environnement. Neuf mois plus tard, une enquête de Unearthed et du HuffPost révèle que la réalité est bien éloignée de ces discours engagés. BP et Shell continuent en effet de soutenir au moins huit groupes de pression qui se vantent d’annuler les politiques de réduction de l’empreinte carbone en Australie et aux Etats-Unis.
L’investissement massif des géants du pétrole dans le lobbying contre les mesures climatiques est une pratique largement répandue. D’après un rapport d’InfluenceMap publié en 2019, les cinq plus grandes sociétés pétrolières et gazières dépensent près de 200 millions de dollars par an dans le but de faire pression pour retarder, contrôler ou bloquer les politiques qui luttent contre le dérèglement climatique. Parmi ces entreprises, BP et Shell arrivent en tête de celles qui ont recours au lobbying le plus direct, qui se déploie notamment sur les réseaux sociaux. Dans la période qui a précédé les élections de mi-mandat aux États-Unis, 2 millions de dollars auraient ainsi été dépensés en publicités sur Facebook et sur Instagram, promouvant les bénéfices de l’augmentation de la production de combustibles fossiles.
Toujours selon InfluenceMap, BP aurait dépensé pas moins de 13 millions de dollars pour soutenir une campagne qui a réussi à mettre fin à une taxe carbone dans l’État de Washington. « L’image de marque des grands pétroliers sur le climat semble de plus en plus creuse et leur crédibilité est en jeu. Ils soutiennent publiquement l’action climatique tout en faisant pression contre une politique contraignante », a déclaré Edward Collins, l’auteur du rapport, dans les colonnes du Guardian.
Des engagements ambitieux…
Ces activités ambivalentes ont suscité de nombreuses critiques, et les grands groupes pétroliers tentent aujourd’hui de se racheter une image verte. C’est notamment le cas de l’entreprise anglo-néerlandaise Royal Dutch Shell et de la britannique BP, qui sont respectivement les deuxième et quatrième compagnies pétrolières les plus importantes au monde, en termes de revenus déclarés en 2019. Les deux firmes se sont en effet engagées au début de l’année 2020 à plus de transparence, notamment en ce qui concerne le lobbying anti-politiques climatiques.
Affichant une volonté de limiter les émissions de gaz à effet de serre dans les décennies à venir, Shell et BP ont à plusieurs reprises manifesté leur soutien aux réglementations liées à la préservation de l’environnement. Les deux géants du pétrole ont ainsi rendu publiques leurs pratiques de lobbying, et notamment leur soutien à divers groupes d’intérêts. Après un examen interne de ces activités, ils ont par ailleurs déclaré qu’ils se retiraient des puissants lobbies qui plaident auprès des pouvoirs publics pour l’annulation des réglementations environnementales dans plusieurs régions du globe. Ça, c’est sur le papier.
… Mais une réalité bien différente
Quelques mois après ces déclarations, il apparaît en réalité que BP et Shell sont toujours liés à de nombreux lobbies. Malgré les engagements des deux entreprises, l’enquête menée conjointement par Unearthed et le HuffPost ne laisse en effet pas de place au doute : elles sont toujours des membres actifs d’au moins huit groupes d’intérêts qui font pression en Australie et aux Etats-Unis contre les mesures climatiques. Ces différents organismes, qui font partie d’un réseau tentaculaire à échelle mondiale, n’avaient pas été divulgués par Shell et BP lors de leur opération de transparence.
Or certains d’entre eux sont des organisations de premier plan, comme l’Australian Petroleum Production & Exploration Association et le Business Council of Australia, deux groupes qui luttent pour réduire les contributions de l’Australie aux Accords de Paris sur le Climat. A noter que BP et Shell avait pourtant fait du respect des objectifs fixés par la COP21 une condition-clé de leur soutien aux groupes d’intérêts. Shell siègerait également au Queensland Resources Council, l’un des principaux défenseurs de la construction de la plus grande mine de charbon au monde.
Des lobbies de premier plan
Aux États-Unis aussi, Shell et BP demeurent membres d’organismes importants, comme l’American Petroleum Institute, le lobby le plus influent de cette industrie aux États-Unis, ou encore la Texas Oil & Gas Association. Les deux géants du pétrole soutiendraient également l’Alliance of Western Energy Consumers, qui lutte dans l’Etat d’Oregon contre la tarification carbone, un mécanisme qui vise à intégrer au prix des combustibles fossiles les coûts cachés des dommages liés aux émissions de gaz à effet de serre. Or les deux entreprises ont toutes deux déclaré soutenir fermement la tarification carbone, y compris en Oregon.
D’après l’enquête d’Unearthed et du HuffPost, BP et la Royal Dutch Shell figurent également parmi les membres principaux de la Consumer Energy Alliance. Se présentant comme la « voix du consommateur d’énergie », cette organisation rassemble en réalité plusieurs géants de l’industrie énergétique, dont elle défend les intérêts. La Consumer Energy Alliance s’est notamment illustrée par son opposition tenace aux mesures de l’administration Obama pour limiter la pollution issue des opérations pétrolières et gazières et des centrales à charbon. Autre groupe d’intérêt soutenu par BP et Shell, la National Ocean Industries Association, dont le lobbying intense auprès de l’administration Trump a permis d’ouvrir l’entièreté du plateau continental des États-Unis au forage. Au moment même où nous devrions changer le cap, l’industrie américaine du pétrole semble vivre une nouvelle ère de prospérité avec le soutien actif de l’administration Trump.
Une transparence limitée dans les faits
Suite à ces révélations, les deux géants du pétrole ont réagi en déclarant espérer à terme réformer les groupes d’intérêt dont ils font encore partie aujourd’hui. « Notre approche est que lorsque des différences de politiques surviennent, nous chercherons à influencer de l’intérieur, et cela peut prendre du temps. Si nous sommes dans une impasse, nous serons transparents en exposant publiquement nos désaccords. Et sur les questions majeures, si nos opinions et celles d’une association ne peuvent être réconciliées, alors nous serons prêts à partir », indique ainsi BP dans un communiqué.
Du côté de Shell, l’entreprise s’est engagée à se pencher sur davantage d’organismes lors du prochain examen public. « Notre prochaine mise à jour permettra d’évaluer notre conformité avec les 18 groupes d’intérêts déjà présentées, ainsi qu’avec d’autres » a déclaré une porte-parole de la firme anglo-néerlandaise. Si les deux entreprises continuent donc d’afficher dans leurs discours la même volonté de transparence, elles refusent pourtant toujours de divulguer la liste complète des groupes d’intérêts dont elles sont membres. Il faudra donc se contenter de promesses.
Pour réellement s’aligner avec les engagements qu’ils ont pris en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, Shell et BP devraient en réalité cesser totalement et dès aujourd’hui leur soutien à des organismes dont la mission est manifestement contraire à ces objectifs déclarés. Mais cette nouvelle enquête vient confirmer que les géants du pétrole font preuve d’une absence totale de volonté d’un réel changement de paradigme dans le domaine de l’énergie, qui irait par ailleurs à l’encontre de la nature même de leurs activités d’extraction de ressources fossiles.
Raphaël D.