Alors que l’autorisation des pesticides a fait l’objet d’un vaste débat cet automne, une nouvelle étude menée en France alerte sur les taux inquiétants de ces substances toxiques observés dans les sols. Ces travaux démontrent la capacité des pesticides à se diffuser largement dans l’environnement, bien au-delà des seules zones traitées, et à s’y accumuler à des concentrations inattendues. Essentiels pour l’équilibre de la vie du sol, les vers de terre sont certains des organismes les plus exposés à cette menace. Parmi les substances les plus fréquemment retrouvées, on note les néonicotinoïdes, parfois présents à des taux véritablement alarmants.
À l’échelle mondiale, le recours aux pesticides continue d’augmenter, malgré leurs effets néfastes avérés pour l’environnement et, selon les cas, la santé humaine. La diversité et la quantité par hectare de produits phytosanitaires utilisés, tout comme la superficie des surfaces traitées, sont constamment en hausse. Entre 1990 et 2017, le volume total de pesticides a ainsi augmenté de 80 % dans le monde, et des centaines de milliers de substances ont été mises au point depuis les années 1980.
En Europe, les ventes sont restées constantes pendant la dernière décennie. Si certains de ces produits sont peu à peu interdits par les réglementations européennes, cela n’empêche pas les entreprises de l’agrochimie de continuer à produire massivement ces substances pour les exporter dans des pays où la législation est plus souple, d’où proviennent d’ailleurs une grande partie des aliments importés par l’UE. D’après les auteurs d’une nouvelle étude menée en France à ce sujet, la dépendance de notre système agro-alimentaire aux pesticides n’est donc pas en voie de réduction.
Contamination de l’air, de l’eau et des sols
A paraître en janvier dans la revue Agriculture, Ecosystems & Environment, cette recherche est déjà consultable en ligne. Elle confirme les conséquences dévastatrices de l’application de ces substances, déjà bien connues de la communauté scientifique. Rappelant que l’application des pesticides entraîne un transfert inévitable par dérive de pulvérisation, volatilisation, infiltration et ruissellement des zones traitées, les chercheurs indiquent que « ces processus peuvent entraîner la contamination de l’air, du sol et de l’eau par des pesticides actuellement utilisés, avec de sérieuses préoccupations quant à leurs effets sur les services écosystémiques fournis par les sols […] et la faune. »
Or les données sur la contamination des sols restent relativement rares à l’heure actuelle. Une lacune que les auteurs de l’étude entendent bien combler. La conservation des sols et de leur qualité constitue en effet une question clé, compte tenu de leur rôle fondamental au sein des écosystèmes naturels. Certaines données récentes révèlent certes la présence élevée de résidus dans les sols directement traités, mais trop peu d’informations sont disponibles à ce jour sur la contamination globale des terres agricoles à l’échelle du paysage, y compris dans les zones non-traitées.
Des néonicotinoïdes s’accumulent dans les sols
En réalité, les seuls pesticides dont les effets néfastes sur l’ensemble des milieux naturels étaient déjà largement documentés sont les néonicotinoïdes. Particulièrement toxiques et persistantes dans l’environnement, ces insecticides largement répandus sont létaux, même à très faible dose, pour les abeilles et bien d’autres pollinisateurs sauvages. Responsables de l’effondrement des populations d’insectes et d’oiseaux des champs en France, les néonicotinoïdes impactent l’ensemble des êtres vivants, des invertébrés aux batraciens, en passant par les humains. Certains risques pour la santé humaine commencent en effet à apparaître, avec des conséquences sur le développement du cerveau et des effets perturbateurs endocriniens avérés.
Premier pays au monde à interdire les néonicotinoïdes, par la loi de 2016 sur la biodiversité, la France est pourtant revenue sur cette avancée notable, en accordant aux producteurs de betteraves sucrières une dérogation pour leur application cette saison. Cette étude confirme pourtant qu’au-delà des parcelles traitées, les néonicotinoïdes s’accumulent dans les sols et dans les éléments qui le constituent. « Les taux d’imidaclopride que l’on retrouve dans les vers de terre sont faramineux, déclare le chercheur Vincent Bretagnolle dans les colonnes du Monde. Ils indiquent un phénomène de bio-accumulation. » Cette substance, principal néonicotinoïde du marché, se retrouve dans près de 80 % des vers de terre analysés.
Les zones en marge des champs aussi contaminées
Au-delà des néonicotinoïdes, les scientifiques ont recherché la présence de trente et un pesticides différents, parmi lesquels des insecticides, des herbicides et des fongicides. Ils ont ainsi analysé 180 échantillons de sols d’une grande plaine céréalière dans la région de Chizé (Deux-Sèvres). Pour documenter l’impact réel de ces substances sur l’environnement, les scientifiques ont décidé d’analyser non seulement les zones traitées, mais aussi les parcelles cultivées en agriculture biologique, ainsi que les habitats semi-naturels en marge des champs, comme les haies ou les parcelles boisées.
Résultat : chacun de ces différents milieux est contaminé, avec 100 % des sols et 92 % des vers de terre analysés contenant au moins un pesticide. Les habitats semi-naturels jouent pourtant un rôle essentiel pour la présence d’organismes bénéfiques en servant de refuge et de source de recolonisation après l’application de pesticides. « Par conséquent, lorsqu’ils sont contaminés par des pesticides, ces habitats non traités pourraient servir de pièges écologiques pour les organismes en raison d’un décalage entre l’attrait et la qualité de l’habitat » notent les chercheurs.
Les vers de terre directement menacés
Organismes essentiels de la composition des sols, les vers de terre sont les premières victimes de ces substances. Un risque élevé d’exposition a ainsi été prédit dans 46% des cas. Or, comme l’indiquent les chercheurs, « les vers de terre jouent un rôle bénéfique clé dans la structure, le fonctionnement et la productivité du sol et sont des proies importantes pour de nombreux prédateurs. » L’abondance ou non de ces organismes dans les champs est d’ailleurs directement reliée à l’usage de pesticides. Dans vingt-cinq des échantillons prélevés par les scientifiques, il n’y avait ainsi tout simplement pas de vers de terre.
Les fortes concentrations observées et le fait que les pesticides puissent s’accumuler dans les vers de terre sont donc particulièrement problématiques, pour ces organismes, pour la bonne santé des sols en général, mais aussi pour l’ensemble de la biodiversité. Les chercheurs ont d’ailleurs lancé de nouvelles analyses sur des micromammifères, dont les premiers résultats suggèrent des effets généralisés sur la chaîne alimentaire. Certains oiseaux, qui se nourrissent presque exclusivement de vers de terre, surtout à l’approche de l’hiver, pourraient également être gravement menacés par ces taux alarmants de pesticides.
À la lumière de cette nouvelle étude, le soutien apporté par l’État français à ce type d’agriculture, en permettant par exemple l’utilisation de néonicotinoïdes, est donc particulièrement regrettable, voire criminel à travers le prisme de l’écocide. On comprend mal comment un débat parlementaire a pu déboucher sur une telle décision contre le vivant étant donné le consensus scientifique au sujet de la toxicité des pesticides pour l’ensemble de l’environnement.
Raphaël D.