26 janvier, 2021 : PETA (l’association animaliste « Pour une Éthique dans le Traitement des Animaux ») appelle sa communauté Twitter à ne plus utiliser d’insultes invoquant les animaux comme « poule mouillée, porc ou rat » . Si on pourrait de prime à bord en rigoler, la publication initiale sera retweetée 24000 fois et génèrera plus de 20000 commentaires, soit un taux d’engagement 100 fois supérieur à la moyenne de l’ONG. Pourquoi utilise-t-on des noms d’animaux pour insulter et rabaisser d’autres humains ? Ce phénomène linguistique est plus passionnant et révélateur d’un certain mode de pensée qu’il n’y parait…
Le tweet de PETA qui a mis le feu aux poudres :
Les poules ne savent pas qu’on les insulte, alors, où est le problème ? Croyez-vous vraiment que ce sujet soit prioritaire ? Et « lâchez-nous la grappe » , c’est bon ou ça va contrarier les raisins ? Quand un animal inventera un vaccin contre le Covid, j’admettrai sa supériorité sur l’humain. Un raz de marée d’incompréhension et de moqueries enflamme alors les réseaux sociaux, jusque dans la presse mainstream qui en rajoute une couche. Pas touche aux noms d’animaux. Pourtant, derrière la polémique lancée sans doute maladroitement par l’ONG, il existe un sujet de fond passionnant : la formation de nos représentations collectives à travers le langage. Nous savons depuis longtemps que le langage façonne en grande partie notre représentation du monde. Ces représentations, en tant que croyances collectives partagées par la communauté, déterminent ensuite certains de nos comportements.
S’agissant des humains, les expressions dévalorisantes comme « faire son juif » , « travailler comme un nègre » , « sexe faible » ou « pédale » sont toutes reconnues aujourd’hui comme stigmatisantes et personne n’oserait plus défendre leur usage. Les insultes publiques racistes, sexistes et homophobes font d’ailleurs l’objet de sanctions pénales. Au-delà de blesser les personnes concernées, il est admis que cette violence verbale perpétue l’oppression et la discrimination.
Les sciences du langage s’intéressent à la cause animale
Pour les spécialistes du langage, ce tweet est loin d’être un canular mais bien un sujet brûlant qui fait l’objet d’un intérêt croissant des professionnel.le.s de la sémiotique et de la linguistique. Pour preuve, l’organisation en ce début d’année d’une table ronde (virtuelle) de l’Association des Sciences du Langage sur les « Aspects langagiers contemporains de la cause animale. »
On y présente notamment l’ouvrage de Marie-Claude Marsolier : Le mépris des « bêtes » paru récemment aux Presses Universitaires de France. Cette tendance du langage a un nom : la misothérie ou mépris des animaux non-humains.
La scientifique pointe d’emblée l’emploi biologiquement erroné du terme animal pour désigner en bloc tous les animaux à l’exception des humains, alors que les humains font partie des animaux.. 10 millions d’espèces que nous définissons par leur « inhumanité », comme le relève également Aurélien Barrau en introduction de sa remarquable intervention aux rencontres philosophiques d’Uriage.
Opposer les humains et les autres animaux pour mieux dominer ces derniers
Marie-Claude est biologiste, généticienne et travaille actuellement au Muséum national d’Histoire naturelle à Paris. Son questionnement est né du flottement linguistique qu’elle a relevé auprès de ses collègues lors des conférences sur les primates : « S’agissant des gorilles, mes collègues se demandaient s’il fallait employer les mêmes termes que pour les humains (main, nez, visage, amitié, angoisse…) ». Elle s’est alors demandé :
« Pourquoi nomme-t-on différemment une même réalité biologique selon qu’il s’agisse d’un humain ou d’un animal non-humain ? »
Marie-Claude poursuit son raisonnement : « Pourquoi ne parle-t-on pas du visage d’un chat ? » En explorant la question, elle découvre que l’usage de termes différents pour désigner des parties du corps ou des activités selon qu’il s’agit d’humains ou de non-humains est souvent arbitraire. Une norme profondément ancrée qui sépare systématiquement l’Humain du reste de la réalité. Ainsi, nous refusons aux animaux le droit au visage, aux mains, à l’accouchement, à la grossesse, à la voix… Tout comme notre lexique ne permet souvent pas de distinguer le sexe des individus pour bon nombre d’espèces (écureuil, marmotte ou loutre peuvent désigner autant des individus mâles que femelles). En refusant d’utiliser des mots communs pour les animaux, l’individu valide inconsciemment la supériorité de l’espèce humaine dans son psychisme, alimentant une forme passive de spécisme.
Oppression animale et humaine, mêmes combats ?
Pour Marie-Claude Marsolier, les mécanismes de domination ont les mêmes racines, quels que soient les êtres vulnérables sur lesquels ils s’exercent. Elle explique d’ailleurs avoir été influencée par la lecture du livre Les mots et les femmes, de Marina Yaguello, paru en 1978. Elle se remémore la bataille en faveur de la féminisation des professions qui opposera les féministes à l’Académie française pendant 35 ans, jusqu’en 2019.
En matière d’oppression, femmes et animaux partagent bien des combats. Lorsqu’on a intégré ces inégalités linguistiques, on comprend que les hashtags #BalanceTonPorc, #MortAuxPorcs ou plus récemment #SciencesPorcs contribuent indirectement à alimenter le système oppressif transversal qu’ils dénoncent. Si tout le monde comprend bien qu’un homme se cache derrière le mot porc, pourquoi est-il si commun et acceptable collectivement de faire référence à un nom d’animal pour décrire le viol et le harcèlement sexuel ?
Karim Guiderdoni revient sur cet épisode dans son article « le problème avec les porcs » . Si tout le monde conviendra qu’il y a plus urgent pour les animaux que la manière dont on parle d’eux, le texte reconnaît la nécessité de préparer les mentalités à l’avènement d’une société plus inclusive pour les espèces animales. Une transition vitale à l’heure où l’Humain a éradiqué plus de 60% de la vie animale sur terre sans générer l’ombre d’une indignation systémique capable de renverser le modèle dominant.
« Les mots sont des actes comme les autres. L’injustice linguistique sert l’injustice politique » nous dit-il.
La récente polémique sur les tee-shirts sexistes de la chaîne de restauration Brut Butcher illustre parfaitement le sujet. La convergence des luttes prend ici tout son sens.
La négation de la personne animale dans le langage
Pour dévaloriser un humain, on utilise en général un nom d’animal : dinde, bécasse, pigeon, mouton, dindon, âne, thon, crabe, morue, chacal, sangsue, vautour, perroquet, truie, chienne… Vous retrouverez facilement les expressions consacrées, particulièrement avilissantes pour le genre féminin. Par extension, vendre la peau de l’ours, lâcher les chiens, vache à lait ou cobaye renvoient à leur exploitation. Le petit dictionnaire spéciste de Jean-François Noubel nous offre un large panel d’exemples et d’explications à ce sujet.
Mais l’exemple le plus frappant est sans doute le mot généraliste « bête » désignant à la fois la stupidité et l’animal.
Pour Marie-Claude, l’oppression ne se réduit pas aux expressions idiomatiques. Larousse à l’appui, elle met au jour qu’en refusant d’inclure les animaux dans la définition de la personne, les linguistes leur refusent par voie de conséquence toutes les autres notions auxquelles le terme « personne » fait référence : les émotions, la raison, la réflexion, la volonté, l’intention, le plaisir sexuel et les sentiments tels que la compassion, l’altruisme, la sympathie. Chasse gardée pour l’être humain.
Les rédacteurs des dictionnaires révèlent ainsi leur ignorance des connaissances modernes en biologie, en éthologie et en neurosciences. Rappelons que la Déclaration de Cambridge sur la conscience qui réunit 13 neuro-scientifiques de renom conclut depuis presque 10 ans que les animaux non humains ont une conscience analogue à celle des animaux humains :
« L’absence de néocortex ne semble pas empêcher un organisme d’éprouver des états affectifs. Des données convergentes indiquent que les animaux non-humains possèdent les substrats neuroanatomiques, neurochimiques et neurophysiologiques des états conscients, ainsi que la capacité de se livrer à des comportements intentionnels. »
« La restriction de la notion de personne à l’humain est sans doute la plus cruciale dans l’opposition humain et non-humains. »
Cette négation de l’individualité et de la personnalité animale se traduit tragiquement par leur statut juridique : en droit, les animaux ne sont pas reconnus pour eux-mêmes mais comme étant la propriété des humains. Et malgré la reconnaissance de leur sensibilité, ils sont toujours soumis au régime des biens, comme de simples objets.
Quand souffrance et bien-être animal sont employés pour désigner la même réalité
Si l’on remplaçait bien-être par souffrance animale, ce qui semble être plus correct d’un point de vue factuel, percevrions-nous autrement la condition animale ? Achèterions-nous vraiment ce poulet noté A sur l’échelle de la « souffrance animale » ? Quel serait notre rapport au monde animal ?
La philosophe Florence Burgat de souligner sur la question de l’élevage intensif : « Tout semble devenir éthique. On aurait changé, en opérant de la même façon, avec les mêmes personnes, aux mêmes endroits. Se demande-t-on seulement comment cette transformation est possible ? »
Ce ne sont pas des changements dans les pratiques, mais des procédés rhétoriques bien connus qui sont à l’œuvre pour banaliser la souffrance animale et créer une fausse perception de la réalité pour la rendre acceptable. Euphémisation, déshumanisation, chosification…voici quelques exemples qui désignent par deux mots différents la même chose en fonction de l’humain ou de l’animal :
Humain | Animal | |
Mutilation | Soin | Pour désigner la castration à vif par exemple |
Meurtre | Prélèvement | On parle de prélèvement de gibier à la chasse. |
Cadavre | Viande | On parle aussi de carcasses ou de tonnes équivalent carcasse |
Arme | Outil | Pour désigner l’objet de mise à mort |
Victime | RIEN | Pas d’équivalent pour les animaux, comme pour féminicide ou infanticide. |
Individus | Stocks | Pour les poissons, on parle aussi de ressources halieutiques |
« Qu’est-ce que les mots modifient dans notre manière de nous représenter le problème ? » , se demande Franck Lepage dans sa vidéo saisissante sur la langue de bois. Le langage positif nous empêche de penser la contradiction, nous dit-il. En effet, comment être contre le bien-être animal ? Le roman de George Orwell 1984, en inventant la « novlangue », parle exactement de cette entreprise de manipulation de la langue à des fins d’anéantissement de la pensée critique.
« Quand les hommes ne peuvent plus changer les choses, alors ils changent les mots » – Jean Jaurès
Comment agir ?
Lire le livre de Marie-Claude Marsolier Le mépris des « bêtes » aux Presses Universitaires de France.
Éviter les expressions et proverbes dégradants pour les animaux non-humains, débusquer et remplacer progressivement les mots relatifs à l’utilisation des animaux comme viande, ressources, stocks, cuir, cobaye…
Interpeller l’Académie française sur la définition des termes personne, dignité, autrui, victime, émotion, prochain, semblable, sexualité, sentiment, sensibilité, intelligence, raison, réflexion, intention, volonté, pensées dont les animaux non-humains sont totalement ou en partie exclus, via leur mail contact@academie-francaise.fr ou via le formulaire en ligne : http://www.academie-francaise.fr/le-dictionnaire/service-du-dictionnaire
Charlotte Arnal
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