De plus en plus populaires, les livraisons de repas à domicile s’installent progressivement comme une norme dans les sociétés occidentales, en particulier en milieu urbain. Mais derrière ce service, il faut le reconnaître, bien pratique, se cachent de graves dérives aux conséquences néfastes.
Le désastre est bien sûr avant tout humain et social ; les conditions de travail dans le secteur des livraisons de repas à domicile sont, en effet, en proie à d’importants abus. Mais on pense moins souvent aux répercussions écologiques qui ne sont pourtant pas négligeables.
#1 Un modèle social archaïque
Le principal problème avec les UberEats, Deliveroo et autre Just eat, c’est bien évidemment le statut de ses travailleurs. Comme ils sont tous auto-entrepreneurs, ils sont payés à la tâche et ne disposent pas de contrat.
De nombreux militants se sont d’ailleurs érigés contre cette situation, et les choses pourraient rapidement évoluer. On a ainsi pu voir récemment le parlement européen reconnaître la présomption de salariat de ces travailleurs. Une décision qui pourrait faire bouger les choses au niveau national, même si le combat de fait que commencer.
🔴Victoire décisive à Bruxelles : le Parlement🇪🇺 entérine la présomption de salariat des travailleurs de plateformes.
Avant-dernière marche avant les congés payés, le salaire minimum ou la #retraite pour des millions de travailleurs! Camouflet pour #Uber & Macron.
Explications⤵️ pic.twitter.com/PAvUYnJPQ7— Leïla Chaibi (@leilachaibi) February 2, 2023
Ceci étant, il n’existe, pour le moment, aucun salaire minimum, et les livreurs doivent s’acharner pendant des durées interminables pour percevoir un revenu convenable. Selon la plateforme elle-même, un coursier Deliveroo gagnerait en moyenne 12,50 € de l’heure. Une fois les cotisations retirées à ce chiffre, on obtient 9,75 € net de l’heure, soit un peu plus que le SMIC.
Néanmoins, la rémunération peut être extrêmement variable : elle dépend du lieu et de l’heure d’exercice et surtout de la capacité du travailleur à avaler les kilomètres. Il faudra de plus retrancher aux gains tous les frais que peut avoir le livreur et en particulier pour l’entretien de son matériel : scooter, vélo (électrique ou non), smartphone… En cas d’accident ou de panne, il devra en plus assumer toutes les charges qui en découlent.
Notons également que cette activité rapporte beaucoup plus dans une grande ville où le coût de la vie est beaucoup plus élevé. Dans les zones reculées, les trajets entraîneront plus de dépenses puisqu’ils seront plus longs. Enfin, dans les secteurs ruraux, l’offre est tout simplement inexistante.
#2 Aucun filet de sécurité
À tout moment, les plateformes peuvent décider de ne plus collaborer avec une personne. Dans la loi, il n’existe normalement aucun lien de subordination entre elles et les livreurs. Pourtant, ces entreprises n’hésitent pas à exercer une pression démentielle sur les travailleurs, les considérant comme leurs employés, alors qu’ils ne le sont pas.
On a vu par exemple certains utilisateurs se faire bloquer des applications tout simplement parce qu’ils avaient refusé de prendre des commandes. Une pratique complètement illégale puisqu’un indépendant est totalement libre d’accepter les seules tâches de son choix. Il n’empêche que certains ont toutefois été sanctionnés, comme le racontait Youssouf au Média en 2021.
Les auto-entrepreneurs n’ont d’ailleurs aucun des avantages que possèdent les salariés. En cas d’arrêt de leur activité, ils n’auront pas le droit au chômage. En outre, s’ils ont bénéficié de revenus pendant une assez longue période, ils devront attendre trois mois sans rien toucher avant de pouvoir réclamer le RSA (à condition d’avoir plus de 25 ans).
#3 Une pression extrême
Dans de telles conditions, les livreurs sont évidemment soumis à une pression extrême. Il existe d’abord un algorithme infernal qui récompense les plus zélés d’entre eux. En d’autres termes, plus vous apportez de repas, plus on vous confiera de nouvelles missions. À l’inverse, un coursier avec peu de commandes à son actif sera beaucoup moins mis à contribution.
Le procédé engendre donc une concurrence exacerbée. Et ce n’est bien sûr pas sans conséquence sur la santé des concernés. Il faut dire que pour s’en sortir financièrement, ils sont contraints à la tâche parfois plus de 50 heures par semaine. Rappelons que dans une activité salariale, il est interdit en France de travailler plus de 48 heures hebdomadaires. Une législation qui ne s’applique pas non plus aux auto-entrepreneurs qui sont libres d’exercer le temps qu’ils veulent, lorsqu’ils en ont le choix.
Deliveroo bientôt jugée pour "travail dissimulé"
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— Allan BARTE ✏️🔥🗞️ (@AllanBARTE) September 21, 2021
#4 Mourir pour une pizza
Résultat, les coursiers connaissent de nombreux pépins physiques. Entre le stress et la fatigue, les accidents ne sont pas rares. D’autant qu’ils doivent toujours plus se presser.
« Si tu es lent, les clients se plaignent et tu n’as plus de commandes » explique un livreur d’UberEats à Street Press.
Les accidents et les chutes arrivent d’ailleurs par légion. En plus de la pression, les livreurs doivent aussi faire face aux conditions météorologiques, mais également à l’obscurité de la nuit. Lorsqu’ils ne connaissent pas bien le terrain, des GPS défaillants peuvent leur faire emprunter des trajets dangereux pour des deux roues. Dans ces conditions dantesques, certains d’entre eux ont même trouvé la mort.
#5 Une cruelle exploitation des sans-papiers
La conjoncture est déjà critique pour les citoyens français, mais elle l’est encore plus pour les étrangers en situation irrégulière. Et comme souvent pour les activités pénibles et très mal rémunérées, les personnes sans-papiers sont les seuls à vouloir les exercer.
Cependant, étant dans l’illégalité, ils peuvent se faire exploiter par des individus peu scrupuleux. On a ainsi pu noter des cas de sous-traitance où des Français créent des comptes pour permettre aux personnes en situation irrégulière de travailler, moyennant évidemment une très gourmande commission. Un processus de dumping social qui tire bien sûr les revenus vers le bas.
#6 Restaurants en danger
Les livraisons de repas ont tellement explosé depuis quelques années (et notamment avec le confinement), qu’un nouveau phénomène a également vu le jour, celui des dark kitchens. Parfaitement légales, ces cuisines n’ont ni salle de restaurant, ni enseigne, ni service sur place. Elles travaillent exclusivement pour les coursiers.
Situés au cœur des villes, souvent en sous-sol, ces entrepôts peuvent centraliser plusieurs types de cuisines au même endroit, ce qui permet d’avoir accès à toute sorte de nourriture très rapidement. Un procédé qui pourrait coûter 6 à 10 fois moins cher que la restauration classique.
Outre l’enfer du défilé de véhicules pour les riverains, ce phénomène représente aussi une concurrence déloyale qui pourrait mettre à mal les restaurants classiques. Et le pire est à craindre si les plateformes de livraison se décident à monter leur propre cuisine et à ne plus travailler avec les établissements traditionnels.
#7 Un coût écologique non négligeable
Cerise sur ce gâteau déjà peu appétissant, la livraison de nourriture a également aussi une empreinte environnementale non négligeable. Si 350 millions de repas ont été transportés en 2020, il faut, bien sûr, compter autant de trajets réalisés pour satisfaire nos papilles. Et si certains sont faits en vélo, la majorité des colis semble être apportée en scooter thermique, ce qui engendre évidemment des émissions de CO².
Enfin, toutes ces livraisons créent une quantité monstrueuse d’ordures. En 2019, le gouvernement estimait ainsi une production de 600 millions d’emballages à usage unique issu de la livraison de repas. Une étude suggérait même qu’entre 50 et 88 % des déchets plastiques retrouvés en milieu aquatique provenaient de ce secteur.
À la lumière de toutes ces données, il paraît plus qu’opportun de s’interroger sur nos modes de consommation. Est-ce que se faire livrer une salade de pâtes plutôt que d’aller la chercher soi-même (ou encore mieux la cuisiner !) vaut réellement la peine d’engendre toutes ces conséquences ? La question est ouverte.
– Simon Verdière
Photo de couverture Kai Pilger sur Unsplash