Addiction, désinformation de masse, polarisation des débats, dévoiement démocratique… Les griefs à l’attention des plateformes numériques sont nombreux. Malgré leur pouvoir informationnel jamais égalé, les réseaux sociaux restent pourtant amplement façonnés par les intérêts financiers de sociétés monopolistiques, ce pourquoi vous voyez très peu de contenus comme le nôtre dans votre actualité, mais beaucoup de « buzz » à caractère commercial plus ou moins caché. Dans son ouvrage Algocratie, vivre libre à l’heure des algorithmes publié aux éditions Actes Sud, Arthur Grimonpont dresse avec rigueur et pédagogie le tableau dantesque de l’impact des réseaux sociaux sur l’ensemble de la société du XXIème siècle. Afin d’associer intelligence artificielle et enjeux actuels, Arthur Grimonpont plaide pour une véritable révolution de l’attention.
Vous êtes-vous déjà demandé à quoi ressemblerait notre vie sans les réseaux sociaux ? Que se passerait-il si, le premier réflexe d’une majorité d’individus au saut du lit n’était pas de consulter leur smartphone ? S’ils ne pouvaient pas se contenter d’admirer les dernières photos de vacances de leurs proches pour considérer « avoir pris de leurs nouvelles » ? Si la moitié de notre garde-robe ne leur avait pas été directement recommandée par les publicités ciblées de Facebook ou leur influenceur préféré ? Si leur source d’information principale ne se déclinait pas sous forme de feed, de post et de short ?
Réseaux sociaux, tous victimes
En d’autres mots, vous êtes-vous demandé quel était le poids des réseaux sociaux dans leur vie, dans votre vie, dans notre vie à tous ? À quel point les algorithmes qui structurent ces nouvelles plateformes sociales ne dictent-ils pas la façon dont on voit le monde, dont on pense, voire dont on vote ? Si ce n’est pas (encore) le cas, vous avez de la chance. Arthur Grimonpont l’a fait pour vous. Mais attention, la vérité n’est pas toujours belle à voir…
Dans son nouvel ouvrage intitulé Algocratie, vivre libre à l’heure des algorithmes, cet ingénieur spécialisé dans les enjeux de transition face aux crises écologiques détaille les dessous de la circulation de l’information au XXIème siècle. Tout démarre d’un simple constat : « Jamais, au cours de l’histoire humaine, nous n’avons accumulé une telle profusion de connaissances scientifiques, jamais nous n’avons atteint un si haut niveau d’éducation et jamais l’information n’a circulé aussi rapidement ».
Pourtant, « la désinformation se généralise et notre socle de connaissances et de croyances communes se délite. Dans cette situation, nous sommes incapables de discuter et de coopérer pour relever les défis inédits que le siècle présente à l’espèce humaine », confie-t-il à Goodplanet.
Intelligence artificielle, pour le meilleur et (surtout) pour le pire
Pour l’auteur, ce phénomène s’explique largement par l’avènement des plateformes sociales informatiques, aujourd’hui dirigées par une poignée d’intelligences artificielles (IA), mues elles-mêmes par des intérêts privés capitalistes.
« Les IA de recommandations des plateformes sociales sont en compétition pour attirer notre attention. Elles décident pratiquement de ce à quoi nous pensons et, ainsi, acquièrent plus de pouvoir qu’aucun gouvernement n’en a jamais eu au cours de l’Histoire ».
Et pour cause : la moitié de l’humanité passe aujourd’hui en moyenne 2 heures et 30 minutes par jour sur les plateformes sociales, soit environ deux mois de sa vie éveillée chaque année.
Le marché de l’attention
Facebook, Instagram, Snapchat, Youtube, Google et encore plus récemment TikTok s’affrontent ainsi pour s’allouer la plus grande part d’un marché bien particulier : celui de notre attention. En 1971 déjà, Herbert A. Simon, psychologue et économiste américain, expliquait que « l’abondance d’information implique une pénurie de ce que l’information consomme. Ce que l’information consomme est assez évident : il s’agit de l’attention de ses destinataires. Une abondance d’informations crée donc une rareté de l’attention ».
L’économie de l’attention consiste alors à capter « le temps de cerveau disponible » des utilisateurs afin de la convertir en revenus publicitaires. « Ainsi, Alphabet, la compagnie mère de Google et YouTube, tire 80 % de ses revenus de la publicité. Pour Méta et les autres plateformes sociales, c’est près de 100 % », souligne l’ingénieur dans les colonnes de Marianne.
« Les annonceurs publicitaires sont donc les seuls véritables clients des plateformes, tandis que nous sommes littéralement leurs produits ».
Une portée jamais égalée
Au nerf de la guerre, tous les moyens sont permis ! Et ils se déclinent particulièrement sous forme d’IA de recommandation mettant tout en oeuvre pour nous rendre incapables de décrocher les yeux de notre écran. Si à première vue, il s’agit surtout de nous priver ainsi indirectement d’un temps précieux, Arthur Grimonpont présente dans son ouvrage « l’immensité des changements psychologiques, sociaux, culturels et politiques induits par le déploiement des réseaux sociaux ».
Avec pédagogie et rigueur, l’auteur détaille ainsi l’ampleur du phénomène : loin de se limiter à l’échelle individuelle (notons par exemple l’effet addictif des réseaux entrainant une pléiade de troubles associés à leurs usages par de nombreux chercheurs : dépression, anxiété, troubles du sommeil, etc.),
« leur fonctionnement a des impacts colossaux sur l’entièreté de la société».
Vers l’exploitation marchande de nos failles
À coup d’algorithmes toujours plus performants, les plateformes numériques nous suggèrent ainsi des contenus appétissants, ludiques, captivants, qualifiés de « sucreries cognitives ». Sans nous en rendre compte, nous évoluons alors à travers les réseaux sociaux dans une bulle informationnelle construite sur-mesure grâce aux données récoltées préalablement. Les utilisateurs se retrouvent alors, malgré eux, enfermés dans une sphère d’informations et d’opinions isolées les unes des autres, confirmant et renforçant leurs croyances respectives, « développant ainsi l’illusion que leurs opinions sont répandues et légitimes, quand bien même celles-ci seraient marginales et très contestables dans la réalité ».
Ce phénomène, généralisé sur les réseaux sociaux tout comme sur les moteurs de recherche, est basé sur l’exploitation à grande échelle de nos appétences biologiques et de nos biais psychologiques, comme le biais de confirmation, l’aversion aux risques, le biais de surestimation de soi ou encore l’effet de simple exposition développés par l’auteur. Pour ce dernier, les plateformes sociales permettent « d’automatiser l’exploitation de ces failles à grande échelle », conduisant alors systématiquement vers une polarisation, une radicalisation et une désinformation de masse de la société.
Une méta-solution pour un méta-problème
Pour illustrer ces conséquences désastreuses, Arthur Grimonpont n’hésite pas à entrer dans le détail. On découvre alors avec stupeur l’influence incommensurable des IA sur la société politique et culturelle, des élections américaines au « nettoyage ethnique » dont sont victimes les Rohingyas en passant par les théories du complot.
C’est avec conviction que l’auteur expose finalement sa « méta-solution » à ce « méta-problème » (faisant référence au métavers imaginé par Mark Zuckerberg) : une régulation drastique imposée aux plateformes sociales par l’Europe et ses États-membres, suivie par « des moyens importants alloués au perfectionnement, au déploiement et au fonctionnement d’un système de recommandation démocratique », basée sur l’intérêt général.
Pour une démocratie de l’information
Dressant une liste non-exhaustive des mesures de régulation recommandées, Arthur Grimonpont espère ainsi empêcher l’exploitation et la manipulation des utilisateurs, protéger leur vie privée et empêcher la surveillance de masse, garantir la transparence du fonctionnement des plateformes, et surtout réaligner les intelligences artificielles aux enjeux actuels, écologiques et sociaux.
« Un tel scénario est il-plausible ? », se questionne l’auteur. « Aujourd’hui, la guerre de l’attention se paie en vies humaines, affaiblit nos démocratie et nous rend incapables de réagir avec intelligence aux grandes menaces contemporaines. Mettre fin à cette guerre de l’attention ne nécessite ni privation de liberté ni opération militaire de grande envergure, mais une simple volonté politique. »
En conclusion, « à charge pour nous de construire une démocratie de l’information ».
– L.A.
Photo de couverture by cottonbro studio
Arthur Grimonpont, Algocratie, vivre libre à l’heure des algorithmes, Actes Sud, octobre 2022, 288 pages, 22 euros, disponible ici.