Le gouvernement Macron, désirant à tout prix faire passer sa réforme des retraites devait composer avec l’Assemblée Nationale où il se trouve en minorité, avec seulement 171 députés Renaissance sur 577. Sans le soutien certain des députés LR & RN pour atteindre la majorité absolue, il a donc eu recours à tous les artifices permis par la Constitution de la Ve République pour contourner le vote des représentants du peuple lui-même majoritairement opposé à cette réforme. Retour sur un parcours du combattant mené contre la démocratie représentative.
Le gouvernement dévoile publiquement les mesures de sa réforme le 10 janvier 2023. Le cœur en est l’article 7, qui repousse de 62 à 64 ans l’âge légal de départ à la retraite. Le 23 janvier, le texte est adopté en Conseil des Ministres. Puis commence son parcours législatif au Parlement (l’Assemblée nationale et le Sénat). Bilan d’une stratégie en roue libre.
Un véhicule législatif choisi avec soin
Une réforme aussi importante que celle des retraites devrait normalement faire l’objet d’une loi ordinaire unique débattue au Parlement. Mais le gouvernement a choisi d’inclure la réforme des retraites dans le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale (le PLFRSS). Le but était de limiter la durée des débats au Parlement, ce type de loi étant contraint par l’article 47-1 de la Constitution (1) : en première lecture, l’Assemblée nationale dispose d’un délai de vingt jours pour se prononcer, après quoi c’est au tour du Sénat de statuer dans un délai de quinze jours. En tout, les deux chambres du Parlement ont cinquante jours pour se prononcer (en l’occurrence, jusqu’au 26 mars 2023), sans quoi les dispositions du projet de loi peuvent être mises en œuvre par ordonnance.
A partir du 30 janvier, le projet de réforme est examiné en commission de l’Assemblée nationale. L’examen et les débats dans l’hémicycle commencent le 6 février et se terminent le 17 février à minuit. Le texte quitte l’Assemblée sans avoir été validé par le vote des députés qui ne purent pas non plus s’exprimer sur son important article 7 reportant de 62 à 64 ans l’âge légal de départ à la retraite.
Dès le lendemain, le texte est présenté au Sénat.
Temps de parole limité, amendements balayés et vote bloqué au Sénat
Du 18 février au 12 mars, c’est au tour du Sénat de débattre du projet de réforme. Les débats, déjà raccourcis par l’article 47-1, vont connaître de nouveaux coups d’accélérateur.
Le 8 mars, en accord avec le gouvernement, la majorité sénatoriale de droite utilise l’article 42 du règlement du Sénat pour fixer un temps de parole forfaitaire aux groupes politiques. L’article 38 de ce même règlement est aussi activé pour réduire le temps de parole à un avis favorable ou défavorable sur les amendements. Plus de 1 000 amendements de l’opposition sont rejetés par l’adoption d’une proposition de réécriture de l’article 7. L’article phare de la réforme sera voté par les sénateurs dans la nuit du 8 au 9 mars par 201 voix contre 115.
Rebelote le 10 mars, quand le ministre du travail Olivier Dussopt recourt à l’article 44-2 de la Constitution (2) pour s’opposer à l’examen d’une douzaine de sous-amendements de l’opposition et accélérer les débats. Puis le ministre active l’article 44-3 de la Constitution et l’article 42-9 du règlement du Sénat (3) : cela implique que le Sénat doit se prononcer par un vote bloqué sur l’ensemble du texte en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le gouvernement.
Le 11 mars, avec un jour d’avance sur l’échéance, le projet de réforme des retraites est adopté par une majorité de sénateurs (195 voix contre 112). Un vote qui permettra au gouvernement de parer la réforme d’une onction démocratique, alors que l’opposition de gauche, accusée d’obstruction, dénonce un déni et une dérive démocratique.
Petit détour en Commission mixte paritaire
Le 15 mars, la commission composée de 7 sénateurs et de 7 députés s’accorde sur une version définitive du texte à dix voix contre quatre. Le lendemain 16 mars, les sénateurs adoptent cette version par 193 voix contre 114 et 38 abstentions. Les ministres Gabriel Attal (Comptes publics) et Olivier Dussopt (Travail) se félicitent concernant le premier du « fruit d’un compromis politique » et pour le second que « le débat a eu lieu ».
Il reste au texte à être approuvé par l’Assemblée nationale.
Retour à l’Assemblée nationale pour un 49-3 immédiat
Ce même 16 mars, la Première ministre active l’article 49-3 de la Constitution (4) dès l’ouverture de la séance à l’Assemblée. Cet article permet au gouvernement d’engager sa responsabilité et d’obtenir l’adoption d’un texte de loi sans vote par l’Assemblée nationale à moins qu’une motion de censure ne soit votée par une majorité absolue des députés.
Si son usage est limité à une fois par session parlementaire sur un texte de loi simple, il est en revanche illimité concernant les lois de finance et les lois de financement de la Sécurité sociale. Ainsi, en activant le 49-3 pour faire adopter la réforme des retraites habilement inclue dans une loi de financement de la Sécurité sociale, le gouvernement conserve le droit de l’utiliser ce passage en force pour une future loi ordinaire.
Après avoir proclamé à de nombreuses reprises par la voix de ses ministres, députés et sénateurs qu’il n’aurait pas recours au 49-3, le gouvernement s’y résout devant l’incertitude d’un nombre suffisant de députés LR pour voter en faveur de la réforme. Un coup de force contre le débat démocratique et un affront au pouvoir législatif dénoncés par l’opposition.
Deux motions de censure sont déposées par les groupes RN et LIOT (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires) le 17 mars. Elles sont rejetées le 20 mars. La motion transpartisane du groupe LIOT manque de peu de renverser le gouvernement à 9 voix près (278 sur les 287 voix nécessaires).
Dès lors la réforme des retraites est considérée comme adoptée par le Parlement. Les députés, représentants du peuple, ne l’auront donc jamais approuvée.
Saisine du Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel est saisi dans le cadre de l’article 61 de la Constitution pour se prononcer sur la conformité du texte. L’opposition de gauche et des juristes remettent en cause sa constitutionnalité par l’usage cumulé de quatre articles de la Constitution (44-2, 44-3, 47-1, 49-3). En restreignant le temps de parole parlementaire pour accélérer les débats, ils dénoncent « un détournement de procédure de l’article 47-1 » et « une atteinte à la sincérité du débat parlementaire ».
Le vendredi 14 avril, le Conseil constitutionnel valide l’essentiel de la réforme des retraites. Il ne censure que six dispositions secondaires (la pénibilité, l’index senior) constituant des « cavaliers sociaux » sur lesquelles le gouvernement, pourtant alerté par le Conseil d’État, avait communiqué pour faire accepter sa réforme à l’opinion. Le Conseil constitutionnel rejette aussi une première demande de référendum d’initiative partagée (RIP) formulée par la gauche. Une seconde demande de RIP déposée par la NUPES au Sénat sera également rejeté le 3 mai.
Le Président de la République promulgue la loi dans les heures qui suivent la décision du Conseil constitutionnel. Elle parait au Journal officiel du samedi 15 avril.
Mais les députés ont encore une carte à abattre avec la niche parlementaire du groupe centriste LIOT (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires) devant se tenir le 8 juin.
La PPL du groupe LIOT en embuscade
Le 20 avril, le député Charles de Courson a déposé une proposition de loi (PPL) pour abroger la réforme des retraites dans le cadre de la niche parlementaire de son groupe LIOT. Son premier article supprime le report de l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans ; le deuxième article oblige le gouvernement à organiser d’ici le 31 décembre une conférence de financement pour garantir la pérennité du système de retraite ; le troisième article propose une taxe sur les tabacs d’usage pour éviter toute irrecevabilité financière de la PPL selon l’article 40 de la Constitution (5). Cet article prévoit qu’une proposition de loi ne peut pas créer de dépense financière nouvelle pour l’État. Mais la pratique veut qu’il ne soit jamais appliqué strictement puisqu’il empêcherait alors toute initiative parlementaire.
Dans un premier temps, la proposition a été jugée recevable par le Bureau de l’Assemblée nationale puis par la Commission des finances présidée par le député insoumis Eric Coquerel en vertu de la jurisprudence de l’Assemblée nationale. Mais le gouvernement tient à éviter tout vote et risque d’adoption à l’Assemblée quand bien même la proposition a bien peu de chance d’être ensuite votée au Sénat. Ainsi, le 31 mai, la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale a réussi à en faire supprimer l’article 1. Nous avons détaillé comment dans un récent article.
La proposition du groupe LIOT arrive donc le 8 juin devant l’Assemblée nationale vidée de sa substance. Charles de Courson avait annoncé qu’il déposerait un amendement pour rétablir le texte initial, sans illusions car il se doutait qu’en réponse, la Présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet dégainerait alors l’article 40 pour le juger irrecevable, ce qu’elle a fait au soir du 7 juin. Lors de l’examen du texte, le groupe LIOT a finalement choisi de retirer sa proposition de loi devenue inutile. Désormais, il ne reste plus aux députés d’autre ressource pour exprimer leur désaccord avec le gouvernement que le vote d’une nouvelle motion de censure à son encontre (dont le dépôt a d’ores et déjà été annoncé par le groupe La France Insoumise), voire une nouvelle saisine du Conseil constitutionnel.
En soutien à la décision de Yaël Braun-Pivet d’user de l’article 40 pour démolir le dernier espoir représenté par la PPL du groupe LIOT, Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, a déclaré : « On ne tord pas la Constitution pour faire plaisir aux oppositions. » Par contre, le gouvernement, lui, peut la tordre pour faire passer une loi refusée par l’écrasante majorité d’une population fortement mobilisée, quitte à créer un dangereux précédent menaçant de réduire l’initiative parlementaire.
De cette longue bataille parlementaire, on retiendra que le gouvernement, minoritaire à l’Assemblée nationale, a néanmoins réussi à faire adopter sa réforme des retraites malgré l’opposition des députés, représentants élus du peuple souverain. Le pouvoir exécutif a tenu en échec le pouvoir législatif pourtant chargé de voter les lois et de contrôler le gouvernement.
« C’est légal puisque c’est permis par la Constitution, il n’y a pas de crise démocratique » a-t-on pu entendre en substance de la bouche de politiques ou de commentateurs médiatiques à chaque étape du processus. Certes, mais à force de recourir à la Constitution pour légitimer le passage en force de la réforme des retraites, on finit par se dire que c’est la Constitution de la Ve République elle-même qui est bien peu démocratique.
– S. Barret
Notes :
-(1) « Si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d’un projet, le Gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours. » Article 47-1 de la Constitution du 4 octobre 1958
-(2) « Après l’ouverture du débat, le Gouvernement peut s’opposer à l’examen de tout amendement qui n’a pas été antérieurement soumis à la commission. » Article 44-2 de la Constitution du 4 octobre 1958
-(3) « Si le Gouvernement le demande, l’Assemblée saisie se prononce par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le Gouvernement. » Article 44-3 de la Constitution du 4 octobre 1958
« En application de l’article 44 de la Constitution, si le Gouvernement le demande, le Sénat se prononce par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion, en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le Gouvernement. En conséquence, la parole n’est accordée sur chaque amendement qu’à un orateur pour, à la commission et au Gouvernement. » Article 42-9 du règlement du Sénat
-(4) « Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. » Article 49-3 de la Constitution du 4 octobre 1958
-(5) « Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique. » Article 40 de la Constitution du 4 octobre 1958
Photo d’entête : @Paola Breizh/Flickr