En 2021, Philippe Godard, auteur de nombreux ouvrages de documentaire jeunesse et d’essais, publiait l’article « Dictature numérique : ce que Google vous prépare » chez Mr Mondialisation. Aujourd’hui, il nous livre de nouveau un texte édifiant, cette fois sur notre manière défaillante d’aborder collectivement les violences faites aux enfants. Une réflexion de fond plus que nécessaire.

La compréhension d’une situation politique ou sociale dépend non seulement de l’attention et de l’observation que l’on est prêt à y consacrer, mais aussi du vocabulaire que l’on emploie pour la décrire. En matière de pédagogie, adjoindre les adjectifs « éducatives » et « ordinaires » à la notion de « violences », en  créant un oxymore (un de plus dans un monde où ils sont déjà légion…), aboutit  à normaliser cette violence, jusqu’à – peut-être – la rendre acceptable. Lorsque  cette formulation découle sur un lieu commun – « Tout le monde bat ses enfants », ce qui est vrai, selon les statistiques, chez les quatre cinquièmes de la population française –, il est temps de critiquer le vocabulaire. Et de montrer où se situe l’issue de secours – car il y en a une. 

Le vocabulaire participe à rendre conforme la société humaine, par les mots qu’elle choisit, en normalisant les individus et leur comportement attendu. En matière de pédagogie (1), il en va de même. Or, le vocabulaire officiel évoque les  « violences éducatives ordinaires », et une loi a même été adoptée en 2019 visant à les interdire. On parle aussi de « microviolences scolaires ». Dans les deux cas, de simples petits mots comme « ordinaires » ou « micro » tendent à minimiser le problème, et à le banaliser. 

Du côté des enfants 

Un refus de la violence ? Dessin du Honduras par Chiqui Duran, élève de l' »Escuela Magica » @ChiquiDuran/PhilippeGodard

« Une violence n’est jamais ordinaire »

Nous vivons une période d’extrême déshumanisation du langage. Une violence n’est jamais ordinaire, et son intensité est difficile à estimer dans ses conséquences : une « petite violence », « ordinaire », peut causer d’énormes torts.

Le psychiatre britannique Donald Winnicott (1896-1971) est, en l’occurrence, une autorité dont chaque éducateur peut vérifier empiriquement la valeur des affirmations en la matière. Une violence peut entraîner ce qu’il appelle une « déprivation ». Il s’agit d’une absence de liens sains entre l’enfant et les adultes qui l’entourent ; or, des liens « éducatifs » peuvent être remis en question par l’enfant s’ils débouchent sur de la violence de la part des adultes. L’enfant va alors se poser une question : « Est-ce moi qui ai failli ? ou mon environnement, les adultes qui m’entourent ? » Car l’enfant sait, comme  intuitivement, que les adultes qui prennent soin de lui sont dans le vrai si les relations à l’intérieur de son petit monde sont fondées sur l’attention, l’écoute, l’échange et le soin. Il le « sait » car ce sont, tout simplement, les conditions biologiques et sociales nécessaires à Homo sapiens pour survivre, depuis l’aube des temps. 

Tant qu’il en est ainsi, il n’y a pas de problème. Mais si de la violence s’invite,  l’enfant peut se dire qu’il est celui qui a failli ; il va alors intérioriser sa culpabilité. Ce qui peut aller jusqu’à nier, devant des tiers, par exemple une assistante de service social ou un instituteur, que les ecchymoses qu’il a sur les jambes ou les bras sont de son fait, qu’il n’est pas battu, absolument pas, alors que la réalité est tout autre. Ces exemples d’enfants battus qui ne disent rien de ce qu’ils vivent sont fréquents ; là, la déprivation a abouti à briser totalement la personnalité de l’enfant.  

Mais lorsque l’enfant se rend compte que ce n’est pas lui mais bien son environnement qui est toxique, il en va tout autrement. L’enfant se rebelle, l’enfant comprend que ce qu’il vit n’est pas la vraie vie, la simple vie, la vie  « suffisamment bonne » grâce à laquelle chaque enfant doit pouvoir grandir. La spirale de la violence et de la compréhension par l’enfant du caractère répressif de son environnement peut alors donner toutes sortes de résultats.

Au mieux, cela aboutira à son émancipation par rupture réfléchie avec l’environnement  toxique qui a été trop longtemps le sien, mais si c’est le pire qui est au rendez vous, ce sera alors la délinquance, la drogue ou même le suicide… Dire qu’une violence peut être « ordinaire » est donc un contresens absolu. Si l’enfant comprend que c’est son environnement qui est toxique, la violence n’a rien d’ordinaire. Cette violence pourra être « de faible intensité » ; si elle se répète, elle peut bel et bien être destructrice.  

Hélas, une bonne part des enfants, sans doute même la majorité, finissent par accepter cette violence. Ils sont simplement inconscients de ce qu’ils subissent, ou ils se disent que c’est la norme. Ce n’est pas là le but d’une éducation que de rendre l’individu incapable d’analyser sa propre vie, les conditions de sa propre existence… 

Génération après génération ? 

@Pixabay

Quel que soit le niveau qu’elle atteint, indivuelle ou collective – jusqu’à la guerre  civile ou entre nations –, toute violence est en soi l’aveu d’une impuissance à parler, à agir en être vivant ayant de la considération pour les autres – y compris, d’ailleurs, d’autres espèces. Un tel aveu n’est pas banal dans une vie, pas non plus dans l’histoire d’un peuple – la preuve, les livres scolaires sont truffés de guerres et de chaos, donc tout cela a l’air tolérable et même évident, et peu de peuples ou de dirigeants sont prêts à considérer l’horreur de leur propre histoire. Bien sûr, nous pouvons concevoir que la violence exercée contre un enfant n’est qu’un moment où l’on craque, et que nous regrettons. Mais ce n’est pas une justification pour l’emploi d’un vocabulaire de banalisation et de normalisation d’une telle violence. 

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Une fois la violence acceptée comme ordinaire, en effet, il est plus facile de faire passer l’idée générale et abstraite qu’elle pourrait être, qui plus est, éducative. Or la violence n’est jamais éducative du simple fait qu’elle n’a qu’une seule conséquence certaine : elle crée du ressentiment chez celui qui la subit. Ou, si l’enfant l’accepte – comme on l’a dit, s’il se convainc que c’est lui qui a failli et qu’il a donc « mérité » sa correction –, cette acceptation est porteuse de la perpétuation de cette violence, de cette politique de domination/soumission, génération après génération. 

C’est ainsi que, lors de débats sur la pédagogie avec des étudiants dans un institut de formation au travail social, lorsque le formateur remettait en question la violence intrafamiliale ou dans les foyers d’enfants, la très grande majorité des futurs éducatrices et éducateurs validaient le caractère éducatif de la violence.  D’ailleurs, les statistiques sont sans appel : quatre Français sur cinq environ affirment avoir exercé sur leur enfant une forme de violence dans les semaines ou les mois précédant l’enquête (2)

Par contraste, il n’est pas étonnant que, dès qu’un individu s’intéresse simplement à un enfant, lui demande pourquoi il est en foyer ou dans un dispositif d’élèves décrocheurs, ou encore suivi par la Protection judiciaire de la jeunesse, qu’il l’écoute et donne du crédit à ses opinions (ce qui n’implique pas de les accepter, mais en tout cas de les juger dignes d’être mises en discussion), les résultats obtenus sur un plan pédagogique sont quasi certains, pour ne pas dire « automatiques » (3).

Nous ne pouvons ici qu’engager les adultes en charge d’enfants, parents ou éducateurs, professeurs ou autres, à consacrer du temps, parfois beaucoup, à écouter et comprendre les enfants. C’est leur donner une place dans l’humanité. David Cooper avait cette formule : « Les éducateurs sont aussi éduqués par les éduqués. » (4) Pour cela, nul besoin de violence, juste de l’écoute, de l’observation, de l’échange. 

« Cadrer » les enfants ? 

@mrsobczak/Pixabay

Reste à aborder la véritable question fondamentale : pouvons-nous mettre du cadre sans violence ? Car là se situe l’ultime (et seul ?) argument de celles et  ceux qui acceptent la violence comme un pis-aller : la violence permettrait de cadrer des jeunes qui ne vont pas bien. 

On ne discutera pas ici du rôle de la violence dans le fait de « ne pas aller bien ». L’immense majorité des enfants suivis par les organismes de l’État ont été victimes d’une forme ou d’une autre de violence – et plus de 2 % des enfants sont, en France, suivis par l’Aide sociale à l’enfance, dont la moitié sont placés en dehors de leur famille. Dans les familles, et lorsqu’on en parle avec des collégiens ou des lycéens non placés, se retrouve là encore, souvent, cet aspect de la violence intrafamiliale sous toutes ses déclinaisons, de la violence physique à l’inintérêt pour ce qu’accomplit l’enfant, ce qui est bien une forme de « microviolence » et à long terme. 

La déprivation est l’aboutissement fréquent de cette violence ouverte ou larvée dans les familles. Et si l’enfant évite l’état de déprivation, c’est au prix de sa soumission aux idéologies du pouvoir. D’où le cynisme, l’inintérêt pour les autres, le narcissisme exacerbé et bien d’autres évolutions que de nombreux ouvrages analysent de nos jours, sans remettre assez en cause ce couple infernal : Violence contre les enfants – Déprivation. 

Réussir l’éducation d’un enfant n’est donc pas facile, et passe par la création d’un « cadre ». Ce terme fait sens, à la condition de bien en préciser le contenu : le cadre est un environnement qui permet à l’individu qui y évolue de vivre, tout simplement, qui lui offre ce dont il a besoin (nourriture, soins, affection…) et également lui fournit des éléments propres à se réaliser, s’émanciper, tels que la culture ou des « valeurs » entendues au sens de Gérard Mendel : « Est Valeur à notre sens seulement ce que la progression du déconditionnement à l’Autorité a  permis d’asseoir collectivement. » (5)

Le cadre n’est pas d’abord une limite posée extérieurement, comme dans un tableau. Des limites existent, et l’un des aspects de la tâche du pédagogue, du parent, est d’amener l’enfant à découvrir, surtout  par lui-même – en l’y aidant, en l’accompagnant – les limites objectives (le  danger physique, par exemple), et aussi ses propres limites, subjectives. Pour cela, la violence ne sert à rien et elle est même contre-productive, puisqu’elle pose, de l’extérieur et souvent de façon arbitraire, des limites aux désirs d’expansion, d’émancipation, de l’enfant. 

L’on n’a pas envie de détruire un cadre qui nous convient ni d’en transgresser les valeurs si elles ont été discutées, rediscutées collectivement et acceptées. « Asseoir collectivement » des valeurs est possible dans une famille, et les « républiques d’enfants », comme celle de Janusz Korczak à Varsovie dans l’entre-deux-guerres en sont un bel exemple au niveau d’une collectivité adultes et enfants. Tout cela fonctionne à la simple condition de bannir la violence des  rapports entre générations, et d’observer – les éducateurs comprenant ainsi qu’ils sont aussi éduqués par les éduqués.

@jarmoluk/Pixabay

Sur le fond, il n’est pas surprenant qu’un tel cadre, fait de considération pour la  personnalité de l’enfant (et des adultes qui l’entourent) fonctionne, puisqu’il se fonde, précisément, sur la capacité offerte à l’enfant d’accomplir son « métier  d’enfant » : devenir adulte, dans le sens d’individu autonome ; pouvoir penser l’univers qui est le sien et se penser dans cet environnementy compris contre l’état du monde s’il le juge dysfonctionnel, et alors sa réflexion politique et éthique s’accompagnera le plus souvent d’un refus absolu de toute violence en matière de pédagogie. 

Ce point nous semble fondamental. Offrir à l’enfant un cadre éducatif dépourvu  de violence permet en effet à l’enfant d’intégrer lui aussi les adultes dans la représentation du monde qu’il se construit de manière saine, car non contrainte  par une forme de violence. L’enfant, en grandissant, peaufine son jugement sur les adultes qui l’entourent et le monde en général. Il peut alors aller vers la contestation, radicale ou feutrée, de ce monde, car, tout simplement, c’est l’une des voies qui s’offrent à notre compréhension du monde. Comprendre ne signifie pas adhérer ni même accepter un état de fait. Comprendre, c’est savoir se situer et être capable d’expliquer ce que l’on pense du monde, justifier une position éthique ou politique. 

Si un enfant grandit ainsi, il sera vraisemblablement, plus tard, lui-même en situation de transmettre les valeurs émancipatrices qui l’animent.  

Notons enfin un détail que Winnicott a développé : une déprivation peut intervenir y compris chez un enfant n’ayant pas subi de violence, car, encore une fois, la déprivation signifie que l’enfant a compris que c’est son univers qui a failli et non lui. Or, les adultes peuvent faillir de mille et une manières, pas seulement par la violence ; ils faillissent ainsi, et souvent, par l’incohérence (entre leurs valeurs proclamées et leur vie quotidienne réelle, par exemple).

Aujourd’hui, l’incohérence des adultes, du monde adulte, des gouvernants notamment, est l’une des principales sources de pertes de repères des adolescents et des  jeunes ; c’est une véritable déprivation, car cette perte de repères provient de la conscience que c’est l’environnement adulte qui a perdu la tête. Or, Winnicott indique que plus la déprivation intervient tard, plus l’enfant sera capable de mettre des mots sur ce qu’il vit, de « théoriser » d’une certaine façon son vécu, plus il sera capable de dépasser cette situation de manière positive, vers l’émancipation. Ainsi, l’un des objectifs fondamentaux aujourd’hui en matière de lien entre les générations est sans doute que nous reprenions la transmission d’une pensée politique émancipatrice, propre à donner de la  cohérence à nos luttes contre la destruction du monde.  

Certes, la non-violence éducative n’est pas une panacée. Elle n’est qu’une condition nécessaire, mais pas suffisante. Cela est d’autant plus terrible qu’une telle condition « de base » n’est même pas présente partout, il s’en faut de beaucoup… 

Fernand Deligny (1913-1986) avait pour habitude de parler de « ces enfants qui  exaspèrent leur entourage ». C’est peut-être ceux-là qui ont le besoin le plus urgent de sortir de la spirale de la violence dans laquelle ils sont enfermés – et qui est l’une des raisons fondamentales de leur comportement « exaspérant ». C’est une décision forte que de sortir de la spirale de la violence. Parler de la politique et de l’avenir d’une manière non autoritaire, en écoutant les « éduqués », en étant éduqué par eux, est une nécessité pour les « éducateurs » s’ils veulent avoir une chance d’ouvrir une voie vers le futur…

– Philippe Godard

 contact : philippe.godard@autistici.org 

Découvrez également Philippe Godard à travers notre article : « Faire la Paix » : les mots qu’il faut pour défier la guerre et « C’est foutu ou pas ? » : portons un regard positif sur notre avenir !


(1) Nous définissons la pédagogie comme une « voie pour conduire l’enfant », mais surtout pas une « méthode » d’apprentisage (c’est la didactique qui répond le mieux à cette définition, mais tout est flou en la matière, et ce n’est pas un hasard).

(2) Ces enquêtes sont nombreuses et on en trouve plusieurs sur le web. Les taux sont toujours à peu près les mêmes, autou de 80 % d’adultes « justifiant » la violence intrafamiliale.

(3) Voir Philippe Godard : Pédagogie pour des temps difficiles. Cultiver des liens qui nous libèrent, Écosociété, 2021, et Cas extrêmes en institution, Chronique sociale, à paraître fin 2024.

(4) David Cooper, Mort de la famille, Le Seuil, 1972, et tout particulièrement les p. 5-29

(5) Gérard Mendel, Pour décoloniser l’enfant. Sociopsychanalyse de l’autorité, Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1971, p. 163.

Image d’entête @Skitterphoto/Pixabay

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