Philippe Godard, essayiste et écrivain français, notamment auteur de documentaires jeunesse sur le thème de l’écologie, s’est intéressé à Google et sa stratégie politique. Après « De quoi le QR Code est-il le nom ? », et toujours (très) loin de toute simplification, il élabore une critique poussée des inspirations et aspirations idéologiques du géant d’internet en faveur d’un contrôle étendu des individus, ou plutôt de leurs comportements, ainsi que d’une réduction du rôle étatique, via le concept d’Etat minimal. Résultat ? La reconstitution d’une histoire plus complexe et problématique qu’il n’y paraît. Une contribution exclusive pour Mr Mondialisation.

L’une des particularités de l’entreprise Google est de s’être dotée, très tôt, d’une stratégie politique, et pas seulement commerciale, économique et financière. Or, cette stratégie politique particulière, fondée sur l’absence de lois dans le monde virtuel et sur une phraséologie ambiguë, s’est trouvée particulièrement adaptée à l’évolution du monde des vingt premières années du XXIe siècle. Elle trouve ses deux sources d’inspiration les plus fondamentales dans un psychologue, Skinner, et un penseur de l’État, Nozick.

 

Behaviorisme, État minimal et Google

On ne trouvera ici aucune trace d’un complot de Google, de partisans du tout-numérique ou d’un think tank ayant pensé et propulsé – par quels moyens ? – Google au rang de « maître du monde », armé de sa propre stratégie de pouvoir. Certes, depuis la fin des années 1970, certains think tanks jouent un rôle politique fondamental aux États-Unis, telle la Heritage Fondation. Cette fondation très conservatrice publie, depuis la campagne pour la première élection de Ronald Reagan, une série d’ouvrages volumineux, intitulée « Mandate for Leadership » (« mandat pour le leadership »), qui tracent rien moins qu’un programme « prêt à l’emploi » pour une administration nouvellement élue. La Heritage Fondation a ainsi œuvré à l’élection de Ronald Reagan en 1980, et celui-ci une fois élu, a également participé à la mise en pratique de ses axes politiques fondamentaux, à tel point que, selon le Washington Post, cet ouvrage était devenu « une sorte de manuel pour la nouvelle administration  ».

Mais Google n’est pas lié à un parti ou à un groupe particulier : l’entreprise élabore ses propres axes politiques. Il s’agit ici de montrer le lien qu’une théorie psycho-politique, le behaviorisme, théorisée par Burrhus Frederic Skinner dans les années 1960-1970, et une théorie de l’État « minimal » exposée par Robert Nozick à la même époque, entretiennent avec Google. Ces deux visions se sont en effet comme cristallisées dans cette société phare du monde moderne, Google, née en 1998, qui s’avère être avant tout un outil politique au service de ce que nous pourrions appeler un « capitalisme du conditionnement et du contrôle  ». C’est Eric Schmidt, qui en fut un temps le président-directeur général, qui a le plus ouvertement exprimé l’axe politique de Google, avant de devenir conseiller spécial en sécurité pour le Pentagone.

« Engagés à améliorer l’état du monde »…Forum Mondial de l’Economie (annuel), Davos, 2015. « The Future of the Digital Economy » avec Sheryl Sandberg (Facebook), Eric Schmidt (Google) et Satya Nadella (Microsoft Corp) @swiss-image.ch/Photo Valeriano DiDomenico/Flickr

 

De l’homme autonome à l’homme manipulé

L’ « homme autonome », auquel Skinner consacre son ouvrage Beyond Freedom and Dignity  et son travail universitaire, est un être dangereux, animé par l’envie de liberté et une recherche de reconnaissance, laquelle lui procurera la dignité. Or, Skinner combat cette liberté et cette dignité au nom d’un intérêt supérieur : la continuation de notre civilisation. Sa solution s’énonce simplement : « Ce dont nous avons besoin, c’est d’une technologie du comportement ». À défaut de pouvoir modifier l’humain de l’intérieur, par des moyens psychologiques, religieux, politiques ou autres, il faut canaliser son comportement par des incitations, des renforçateurs. Il ne s’agit pas de rendre l’homme meilleur, mais que son comportement soit « bon ». 

Tout l’objet du travail de Skinner est de démontrer que le contrôle de l’environnement des individus permettra de contrôler ces individus, et par conséquent de sauver la culture et la société modernes des périls qui les assaillent. Les individus étant imprévisibles menacent la civilisation. Skinner se pose cependant la question de savoir qui dirigera ce système de conditionnement des comportements :

« Qui construira l’environnement appelé à exercer le contrôle, et à quelles fins ? […] Qui sait ce que l’éventuel détenteur du contrôle trouvera bon ? Et qui sait si cela coïncidera avec le bien des êtres qu’il contrôlera  ? »

Skinner ne sait pas encore résoudre la question mais il l’affirme : « Il est dans la nature du progrès scientifique que les fonctions de l’homme autonome passent sous contrôle au fur et à mesure que le rôle de l’environnement est de mieux en mieux compris . » Le conditionnement se justifie ainsi par une hypothétique « nature du progrès scientifique . » L’essentiel est de rejeter l’idée traditionnelle selon laquelle la politique ou la forme de pouvoir peuvent rendre l’homme meilleur. Cette modification de l’environnement se traduira plus tard par l’invention puis la généralisation de l’environnement virtuel, qui occupe désormais une place centrale dans la vie humaine du XXIe siècle, individuelle et collective.

Skinner aura avancé une idée fondamentale, celle de l’illusion de notre autonomie : « Ce que l’on est en train d’abolir, c’est l’homme autonome — l’homme intérieur, l’homoncule […]. L’homme autonome est un dispositif que l’on invoque pour expliquer ce que l’on ne peut expliquer autrement. Il s’est construit sur nos ignorances, et à mesure que notre compréhension progresse, la matière même dont il est fait s’évapore. La science ne déshumanise pas l’homme, elle le ‘‘déshomonculise’’, et elle doit le faire si l’on veut empêcher l’abolition de l’espèce humaine. À l’‘‘Homme en tant qu’homme’’, nous disons sans hésiter : bon débarras. Ce n’est qu’en le dépossédant que nous nous tournerons vers les véritables causes du comportement humain. Alors seulement nous pourrons passer de l’inféré à l’observé, du miraculeux au naturel, de l’inaccessible au manipulable . » Manipulation au nom d’une conception supérieure de la « science du comportement » : « L’analyse scientifique du comportement dépossède l’homme autonome, et transfère à l’environnement le contrôle qu’il était censé exercer . » 

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Plus qu’une simple annonce prophétique, l’ultime phrase de Beyond Freedom and Dignity sonne comme une menace : « Nous n’avons pas encore vu ce que l’homme peut faire de l’homme . » Nous y lisons comme une réponse à l’inquiétude que Norbert Wiener exprimait dans les années 1950-1970, alors qu’il s’inquiétait des conséquences de sa propre invention, la cybernétique ; dès 1954, Wiener constatait : « Nous sommes les esclaves de nos améliorations techniques […]. Nous avons modifié notre environnement de façon si radicale que nous devons maintenant nous modifier nous-mêmes pour exister dans ce nouvel environnement. Et nous ne pouvons plus vivre dans l’ancien environnement. […] Il semble presque que le progrès lui-même et notre lutte contre l’augmentation de l’entropie doivent intrinsèquement se terminer par une issue descendante à laquelle nous tentons d’échapper . » L’inquiétude de Wiener avait trouvé, chez Skinner, un contradicteur acharné. Restait cependant, pour que la vision de Skinner s’impose, qu’une entité quelconque, État ou entreprise, instaure ce contrôle et cette manipulation du comportement qu’il appelait de ses vœux pour, disait-il, « sauver la culture ». Ce sera l’affaire de Google…

Google Search @Nathana Rebouças/Unsplash

Tout se passe comme si Skinner avait offert à ses continuateurs un scénario prêt à l’emploi : le contrôle du comportement de l’individu afin de le faire servir à des fins qui le dépassent. Restaient en suspens au moins deux questions essentielles. Tout d’abord, que faire des États et de la démocratie ? Ensuite : qui instaurerait ce contrôle du monde et en garderait la direction ? Sans oublier un troisième défi global, fondamental lui aussi : puisque le contrôle de l’humain va passer en grande partie par une surconsommation dans les pays riches, seul « renforçateur » crédible, et un appauvrissement des pays du Sud, fournisseurs de matières premières et de main-d’œuvre à très bas prix, comment la planète va-t-elle supporter le désastre écologique prévisible, l’accroissement du gouffre entre riches et pauvres, les migrations qui ne manqueront pas de se produire ? Voilà tous les problèmes dont, finalement, le XXIe siècle est l’héritier.

 

En finir avec l’anarchie grâce à l’État minimal…

À la même époque que Skinner, un économiste de renommée, professeur à Harvard, Robert Nozick, fournissait, dans Anarchie, État et utopie, le scénario économique et politico-institutionnel dont auraient besoin ses successeurs. « Anarchie » parce que Nozick, qui est un penseur « libertarien  », est cependant tout à fait sensible à l’argument, anarchiste et moral selon lui, que rien ne doit être entrepris contre l’individu, ce qui justifie la critique de l’État comme étant une entité immorale. Nozick va ainsi justifier une forme d’État que les anarchistes individualistes ne pourront pas critiquer d’un point de vue moral. 

L’individualisme de Nozick est pourtant fort différent de l’idée anarchiste ; il consiste pour l’essentiel en une défense radicale de la liberté d’entreprendre. Ainsi, en matière de santé, « un chercheur en médecine trouvant un nouveau produit de synthèse qui traite efficacement une nouvelle maladie, ne détériore pas la situation des autres en les privant de ce qu’il s’est approprié, s’il refuse de le vendre autrement que selon ses conditions  ». La morale telle que la défend Nozick est purement individualiste jusqu’au cynisme… et n’a rien à voir avec la dimension collective de l’anarchie.

Nozick part de l’état de nature et se pose la question de savoir où va se situer la meilleure solution « morale » entre l’« anarchie » de cet état de nature et l’État le pire que l’on puisse imaginer – qu’il s’agit d’éviter. La palette est large. Nozick souhaite que l’État respecte l’individu ; jusqu’où peut-on aller dans la construction d’un État sans nuire à cet individu ? La question, abstraite au départ, lui permet pourtant de tracer un État réduit à ce qu’il appelle l’État « minimal ». Celui-ci se limite à la police, à l’armée, à une forme de justice qui respecte cependant l’ensemble des citoyens et pas seulement ceux qui sont actifs positivement pour le pays (un citoyen peu coopératif pourra compter sur la police en cas d’agression) ; c’est sa seule concession, et elle a pour but, encore une fois, d’éviter toute contestation au nom de la morale et de l’individu.

 « La Première Partie [d’Anarchie, État et utopie] justifie l’État minimal ; la deuxième soutient que l’on ne saurait justifier un État un tant soit peu plus développé  » : cette idée est essentielle ; dans leur propre théorie politique, Schmidt et Cohen (Google) vont eux aussi limiter le rôle de l’État tout en contestant l’éventualité que ce rôle soit « un tant soit peu plus développé ». Pour arriver à ses fins, Nozick développe « une théorie de la justice qui ne requiert pas la moindre extension de l’État . » Il attaque tout ce qui pourrait justifier un État plus étendu, et critique ainsi la notion d’égalité, le contrôle ouvrier, les théories « marxiennes ».

Pour Nozick, l’évolution vers un État minimal est inéluctable. Elle aboutirait, peu ou prou, à ce que nous connaissons aujourd’hui avec l’imposition inégalitaire, sans débat démocratique, du téléphone intelligent, du QR-code, de l’ensemble de l’écosystème technologique, avec les réseaux sociaux, l’omnipuissance des moteurs de recherche, etc., alors que, dans le même temps, l’État se désengage de la santé, du travail social, de l’Éducation nationale (qu’il sabote ouvertement désormais), des voies de communication, routes ou réseau ferré, et ainsi de suite. Un bon résumé de l’état actuel de la situation politique a été donné par les Gilets jaunes : « Quand tout sera privé, nous serons privés de tout. » 

 

 

Et Google est arrivé !

Skinner et Nozick n’étaient que des professeurs, certes fameux et respectés, mais ce n’est pas depuis Harvard que l’on dirige le monde ! La chance ou le génie de Schmidt est d’avoir pris pied dans le monde de l’entreprise, qui plus est dans l’entreprise phare de notre époque, ce qui lui ouvrit un boulevard pour développer sa propre théorie du pouvoir.

Dans son ouvrage fondamental, coécrit avec Jared Cohen, The New Digital Age, Schmidt ne mentionne ni Skinner ni Nozick. Pourtant, l’ensemble du texte est parcouru par les idées de ces deux théoriciens. Notre but ici est d’attirer l’attention sur ce fait fondamental : des stratégies, y compris « du choc », sont pensées chaque jour par des individus ou des think tanks dans le but d’assurer la continuation de l’existant – lequel est en crise depuis maintenant des décennies, au point que l’on peut considérer que le capitalisme est un système en déséquilibre constant et que ses crises à répétition, en dernière analyse, lui sont profitables par la peur qu’elles induisent, cette peur conduisant les citoyens à espérer la simple continuation de l’existant.

La nouvelle ère numérique : remodeler l’avenir des personnes, des nations et des entreprises co-écrit par Jared Cohen, Directeur de Google Ideas et Eric Schmidt, Directeur exécutif de Google. @LSE in Pictures/Flickr

Ce que nous pourrions appeler la pensée-Google possède tellement de points communs avec le travail de Skinner et celui de Nozick qu’il nous semble important de le mettre en évidence. Car lorsque nous ne comprenons pas ce que fait l’ennemi, c’est lui qui nous domine – et il y a actuellement sur cette planète plus de 8 milliards de téléphones intelligents, la plupart reliés à Menlo Park, le siège de Google… L’ennemi a donc son mouchard dans nos poches !

Si Schmidt s’en prend aux anarchistes tout au long de The New Digital Age, mêlant au passage dans un registre similaire les Anonymous et Julian Assange, ce n’est pas par anti-anarchisme primaire. C’est parce qu’il est profondément convaincu de ce qu’il avance dès les premières pages de l’ouvrage : « L’internet est la plus vaste expérience de l’histoire impliquant l’anarchie . » En effet, la Toile a donné un immense pouvoir à n’importe quel internaute, y compris aux ennemis du système… 

Schmidt tombe ici d’accord avec Timothy Leary, l’apôtre des expériences psychédéliques des années 1960-1970 dont la « prophétie » contenue dans Chaos et Cyberculture  s’appuie sur une confusion entre l’anarchie et le chaos, mais Leary en tirant des conclusions diamétralement opposées à celles de Schmidt. Leary vantait le chaos comme s’il s’agissait d’une possibilité concrète d’émancipation de celles et ceux qui ne s’appelaient pas encore « internautes ». Leary rejoint les arguments des premiers « hacktivistes » du web : les scientifiques qui ont inventé le web ont créé les conditions de la déroute du système bureaucratique. « L’idée qu’il puisse exister des individus dotés d’une identité et d’une capacité de choix, affirme-t-il un an après l’invention du web, apparaît comme une folie, un ultime cauchemar – pas seulement pour les bureaucrates au pouvoir, mais pour des libéraux de bon sens . » se réjouissait-il. En réalité, Leary, de même que nombre de partisans de l’internet libre, ne se rendait pas compte, en 1994, qu’il allait devenir un lieu virtuel profondément ambigu : liberté d’un côté et contention de l’autre, avec le conditionnement vers les sites marchands et les sites vantant la violence sous toutes ses formes, y compris pornographique. Quant à cette liberté tant vantée par Leary, elle n’était que conditionnelle : pour en jouir, l’internaute doit avoir une petite idée de ce qu’il cherche au milieu d’un océan de milliards de sites. La « sérendipité », cette capacité à trouver ce que l’on ne cherchait pas au départ, est un mythe commode pour décrire par un euphémisme la réalité… d’une déroute de la pensée. 

Schmidt donne encore au mot « anarchie » un autre sens que celui de « chaos ». Il se rend compte des qualités qui, à l’époque, de l’émergence du web, ont suscité un réel engouement pour cette nouvelle forme de communication et d’échange, de découvertes et d’inventivité. Lorsque Schmidt et Cohen écrivent dès l’ouverture de leur essai que « L’internet compte parmi les quelques ouvrages construits par les humains qu’ils ne comprennent pas vraiment  », il ne faut pas prendre cette affirmation à la légère. Cela suppose qu’eux, Schmidt et Cohen, ont compris, et surtout, cela signifie qu’à l’origine du web se trouvent des individus qui n’en ont pas mesuré les conséquences sur le plan de l’anarchie, au sens de « chaos ». 

Ainsi, Tim Berners-Lee, l’inventeur de l’hypertexte, donc l’inventeur principal du web en tant que réseau de communication global, n’a pas compris la « boîte de Pandore » qu’il ouvrait. Berners-Lee a cru, comme tant d’autres à son époque, y compris Leary, que les internautes se serviraient du web pour se cultiver, échanger, résoudre des problèmes par l’expérience, transmettre des valeurs. Au lieu de quoi une large part des internautes se sert du web pour acheter et vendre, pour jouer, pour assouvir des fantasmes pornographiques, pour se mettre en valeur sur un mode narcissique qui s’accompagne souvent du dénigrement d’autrui, voire de l’insulte pure et simple. L’idéal de Berners-Lee, de caractère encyclopédique et fondé sur le partage à l’échelle globale, s’est à coup sûr effondré – même s’il n’a pas disparu, comme nous le constatons, car une part significative des internautes continue de s’en servir intelligemment et selon des valeurs qui entrent dans le champ du refus de la domination comme de la soumission, soit des valeurs proprement anarchistes. 

The Rise of GPay @MatthewKwong/Unsplash

Berners-Lee lui-même témoigne, sur son site web, de sa désillusion, après de très nombreux autres activistes des débuts de l’internet, qui affirmaient que « l’information veut être libre » sans mesurer que l’usage de la liberté dépend des valeurs que nous souhaitons défendre et transmettre. C’est désormais bel et bien une forme d’« anarchie », dirait Schmidt, qui s’est installée avec le web à l’échelle globale. Pas la seule anarchie émancipatrice, hélas, mais aussi le chaos, la domination absolue, permettant autant l’expression émancipatrice qu’une expression de caractère fascistoïde (diffamations, complotismes, mensonges de toutes sortes, désinformation, et ainsi de suite). 

 

Le monde selon Google

« Mettez à jour votre réalité ». Conférence DLD (a global media and conference network on innovation, digitization, science and culture). Munich @NC SA, Rodrigo SEPÚLVEDA SCHULZ/Flickr

Google présente son travail selon une orientation bien entendu tout à fait démocratique. Ainsi, « Les 10 principes fondamentaux de Google  », disponibles sur le web et constamment remis à jour, affirment que « la démocratie sur le Web fonctionne. La recherche Google fonctionne, car sa technologie fait confiance aux millions d’internautes qui ajoutent des liens sur leur site Web pour déterminer la valeur du contenu d’autres sites. Nous évaluons l’importance de chaque page Web selon plus de 200 critères et diverses techniques, dont notre algorithme breveté PageRank™ qui détermine les sites ‘‘élus’’ comme les meilleures sources d’information via d’autres pages du Web » (principe n° 4).

Ce qui signifie que le consensus détermine le classement d’un site web, et pas l’exigence éthique ou l’objectivité scientifique. S’appuyer sur la reconnaissance d’un site par d’autres sites renforce la position des sites les plus recherchés. Renforcer une position dominante sur un marché est en réalité l’orthodoxie du système capitaliste, et sûrement pas un principe démocratique ! Car en démocratie, la véritable valeur est le dissensus, l’expression d’opinions qui divergent du consensus majoritaire, au point que le niveau de démocratie se mesure à la capacité de la société à accepter, ou non, la possibilité d’une diversité des opinions.

Dans le principe 6, Google dévoile un peu plus de sa stratégie : « Nous avons constaté que les annonces textuelles ciblées permettaient d’obtenir un taux de clics supérieur aux annonces diffusées de façon aléatoire. Tout annonceur, quelle que soit son envergure, peut tirer parti de ce moyen de communication permettant de cibler une audience de manière très précise. » L’aveu est clair : il s’agit de commerce et pas de démocratie. Google, grâce à nos clics, accumule des données suffisantes pour analyser de façon très précise le comportement des internautes, afin de toujours mieux connaître ce qu’ils désirent acheter ou regarder ou lire. Grâce au principe des « clics » effectifs vendus ensuite aux entreprises commerciales, Google prospère financièrement, en nous proposant… ce que nous ne savions pas encore que nous désirions !

Car le principe 10 l’affirme : « Même si vous ne savez pas exactement ce que vous recherchez, notre rôle est de trouver une réponse. Nous nous efforçons d’anticiper les besoins des internautes du monde entier afin d’y répondre par des produits et des services innovants qui définissent de nouvelles normes. » « Anticiper les besoins », telle est la base de cette idéologie de la certitude, qui n’est une certitude que pour les vendeurs et y compris les politiciens, puisque Google anticipe aussi les votes en manipulant les électeurs, comme Schmidt l’a avoué à propos des deux élections d’Obama sans que cela ne suscite le moindre trouble dans le monde politique et les « démocraties » . Tout cela pour « définir de nouvelles normes », soit l’inverse même de l’anarchie – et l’on comprend pourquoi les anarchistes au sens le plus large sont les ennemis de Google… L’inverse de la démocratie également, d’autant que Google s’arroge le droit de nous suivre partout, comme l’affirme le principe 5 : « Dans un monde de plus en plus mobile, les internautes veulent avoir instantanément accès à l’information qu’ils recherchent, quel que soit l’endroit où ils se trouvent. » Grâce à Android, Google Now, Google Agenda, etc., Google réduit chacun à n’être qu’un client des firmes qui lui achètent ces fameux clics, et surtout pas un citoyen libre d’échapper selon ses souhaits à l’œil de l’État. Google tisse comme un filet « panoptique » autour des internautes qui utilisent ses services : l’entreprise sait tout d’eux, et leur propose ce qu’ils vont acheter avant même qu’ils le sachent eux-mêmes…

Google Street Car, Pacific Coast Highway @SuzyBrooks/Unsplash

Skinner aurait eu là l’entreprise et les outils qu’il souhaitait pour mettre au point sa « technologie du comportement » : Google Search, Android, Gmail, Google Now, Google Agenda, Google Ads, Street View, la voiture automatique et toutes les inventions de Google ont bel et bien pour but de tout connaître du comportement de chacun, sous emprise d’un conditionnement invisible – ce que, là encore, souhaitait Skinner. 

 

Google : le lieu du pouvoir ?

Schmidt et Cohen se posent enfin la même question que Skinner sur le contrôle de qui manie ce système de contrôle : « De sérieuses questions subsistent pour des États responsables. Le potentiel de mauvais emploi de ce pouvoir [digital] est terriblement élevé, pour ne rien dire des dangers introduits par l’erreur humaine, les mauvaises données et la simple curiosité. Un système d’information totalement intégré, comportant toutes sortes de données, avec un logiciel interprétant et prévoyant le comportement, et avec des humains qui le contrôlent est peut-être tout simplement trop puissant pour quiconque voudrait le manœuvrer de façon responsable. De plus, une fois construit, un tel système ne sera jamais démantelé . » Cependant, le dilemme est formulé d’une manière très habile : c’est aux « États responsables » qu’il faudrait poser la question du contrôle, et pas à Google (qui a la réponse)… Car les États peuvent, eux, abuser de leur pouvoir, ne serait-ce que du fait d’« erreurs humaines », de « mauvaises données », ou même de la « simple curiosité » d’un fonctionnaire très zélé… L’argument est navrant, mais fonctionne.

Février 2010, Century Foundation and National Security Network. Jared Cohen (Google), Heather Hurlburt and Mehdi Yahyanejad @Center for American Progress/Flickr

Or, Google sait que certains n’accepteront pas cette mise sous contrôle de la vie même. C’est là que l’État minimal, ramené à sa stricte fonction répressive, est le modèle que préconisent Schmidt et Cohen. Pour répondre au terrorisme, « les compagnies technologiques sont les seules à être en position de mener cet effort au niveau international, affirment-ils. Beaucoup des plus importantes d’entre elles ont toutes les valeurs des sociétés démocratiques sans le lourd héritage d’un État – elles peuvent aller là où des gouvernements ne peuvent pas se rendre, parler aux gens sans précautions diplomatiques et opérer dans le langage neutre et universel de la technologie. De plus, c’est l’industrie qui produit les jeux vidéo, les réseaux sociaux et les téléphones portables – elle a peut-être la meilleure compréhension de la façon de distraire les jeunes de tous les secteurs, et les gamins sont le vrai terreau démographique des groupes terroristes. Les compagnies […] comprennent les jeunes et les jouets avec lesquels ils aiment s’amuser. C’est seulement quand nous avons leur attention que nous pouvons espérer gagner leurs cœurs et leurs esprits  ». 

Cette nouvelle division du travail dans le domaine de l’antiterrorisme illustre parfaitement ce qu’est l’État minimal. Google, sorte de nouveau centre de commandement du monde, dirige, car c’est Google qui connaît le mieux tous ces « gamins » qui « sont le vrai terreau démographique des groupes terroristes ». De plus, Google comprenant « les jeunes et les jouets avec lesquels ils aiment s’amuser » est bien entendu l’entreprise la mieux placée pour les contrôler et, si besoin, les dénoncer. 

Google n’a plus qu’à demander à l’État de jouer son rôle, qui est d’appliquer sur le terrain les mesures de contrôle et de répression, ce qui est précisément le rôle de l’État minimal de Nozick : « Au fur et à mesure que les terroristes développent de nouvelles méthodes, les stratèges de l’antiterrorisme devront s’y adapter. L’emprisonnement ne sera pas suffisant pour contenir un réseau terroriste. Les gouvernements doivent décider, par exemple, qu’il est trop risqué que des citoyens restent ‘‘hors ligne’’, détachés de l’écosystème technologique. Dans le futur comme aujourd’hui, nous pouvons être certains que des individus refuseront d’adopter et d’utiliser la technologie, et ne voudront rien avoir à faire avec des profils virtuels, des bases de données en ligne ou des smartphones. Un gouvernement devra considérer qu’une personne qui n’adhérera pas du tout à ces technologies a quelque chose à cacher et compte probablement enfreindre la loi, et ce gouvernement devra établir une liste de ces personnes cachées, comme mesure antiterroriste. Si vous n’avez aucun profil social virtuel enregistré ou pas d’abonnement pour un portable, et si vos références en ligne sont inhabituellement difficiles à trouver, alors vous devrez être considéré comme un candidat à l’inscription sur cette liste. Vous serez aussi sujet à un strict ensemble de nouvelles régulations, qui incluront un examen d’identité rigoureux dans les aéroports et jusqu’à des restrictions de voyage . »

Voilà exactement ce qui se produit avec l’utilisation du QR-code, outil rêvé de l’État minimal puisqu’il permet de tout savoir en un clic de chacun d’entre nous et de nous imposer des restrictions de déplacement. L’État n’a plus qu’à remplir son seul rôle répressif, tandis que chaque citoyen se mue en flic de son prochain, grâce au QR-code et à l’« appli » permettant de lire ledit code… Une société autocontrôlée, le tout supervisé par Google, avec comme bras armé un État minimal chargé de ramener à la raison les citoyens récalcitrants, y compris par le biais d’interdictions de pénétrer dans certains lieux publics, y compris dans des pays démocratiques, y compris pour se faire soigner à l’hôpital . Comment tout cela a-t-il pu s’imposer aussi facilement ?

 

La stratégie du choc au secours du capitalisme de contrôle

Les théories de Skinner et de Nozick ont sans guère de doute considérablement influencé la vision du monde selon Google, cette vision digitale que Schmidt met en évidence lors de ses diverses interventions, y compris sur son site personnel et celui de sa société, modestement intitulée « Schmidt Futures ». Ce programme n’est pas secret, et n’a strictement rien d’un complot ; il suffit de lire ce qu’écrivent et publient Schmidt et quelques autres pour s’en convaincre. Le site Schmidt Futures annonce en ouverture : « Nous rassemblons les gens, nous écoutons leurs idées et nous suivons les meilleures idées. C’est une stratégie axée sur les personnes (a people-first strategy). » Il n’y a donc nul complot dans le travail actuel de Google ou de son ex-PDG, désormais expert auprès du Pentagone. Il n’y a qu’une élaboration continuelle des « meilleures idées », de scénarios prêts à l’emploi dès qu’un « choc » permet d’imposer des mesures particulièrement répressives ou impopulaires. 

La stratégie du choc, testée dans les pays du Sud dès les années 1970 , s’impose désormais comme une stratégie de pouvoir dans les pays dominants et industrialisés. Nous assistons aujourd’hui à un mouvement tout à fait comparable à celui décrit par Karl Polanyi dans La Grande Transformation. Au XIXe siècle, le pays dominant dans le processus de la révolution industrielle, la Grande-Bretagne, par une suite d’erreurs économiques stratégiques, a créé chez elle des conditions de misère extrême qu’elle avait auparavant expérimentées dans ses colonies. Certes, plonger le peuple dans une misère extrême est un excellent moyen de se maintenir au pouvoir à la condition que les causes de la misère ne soient pas visibles. Sinon, le risque est grand d’un renversement du pouvoir en place, voire d’une révolution. En ce qui concerne la révolution industrielle, la thèse de Polanyi est que cette misère, dont les causes réelles restaient selon lui incomprises tant du peuple que des élites, a débouché sur la destruction de la vie sociale, puis, après 1918, sur le fascisme et la Seconde Guerre mondiale.

Au XXIe siècle, il est probable que nous assistions à un phénomène comparable, en ce sens que, comme le disent Schmidt et Cohen, « l’internet compte parmi les quelques ouvrages construits par les humains qu’ils ne comprennent pas vraiment ». Sur cette base, Google a beau jeu d’édifier un monde plutôt incompris, d’autant que Google avance extrêmement vite et le revendique – c’est le principe 3 de sa « philosophie » : « Toujours plus vite ». Les conditions sont réunies pour que, dans un premier temps, s’installe le phénomène de contrôle total de la population, laquelle, devant tant de points incompréhensibles dans les politiques suivies par les États autour de la pandémie depuis la fin 2019, est finalement dans un état de sidération tel que les réponses sont pour l’instant inadaptées. Mais la nouvelle destruction de la vie sociale, à laquelle nous assistons, n’est qu’une étape, et pas un point final.

 

Une nouvelle division du travail politique

Le vrai bouleversement de paradigme consiste en la nouvelle division du travail entre les États et les firmes globales de contrôle du comportement. Google, avec ses technologies centrées sur la prévision du comportement individuel, et Facebook, sans doute plus en avance dans les technologies de reconnaissance faciale, se sont arrogés une part du pouvoir que détenaient auparavant les États, à savoir le contrôle de leur population, grâce à leur avance technologique et à l’incompréhension de ce qui se produisait. L’avance technologique est évidente, la NSA  elle-même ayant recours aux services de Google et de Facebook pour traquer les terroristes potentiels. Quant à l’incompréhension du bouleversement en cours, elle constitue une explication plausible à l’incohérence des mesures prises durant la pandémie de covid-19, dont on peut penser qu’elle sème la peur parmi les populations, mais qu’elle est aussi le fruit de l’incapacité des dirigeants à se mettre d’accord sur une situation qu’ils ne maîtrisent pas. Nous serions alors entrés dans une nouvelle « grande transformation », que nous pourrions caractériser par une inadaptation des élites dirigeant les États au monde créé de toutes pièces par les méga-entreprises du digital et de l’écosystème virtuel, ce qui n’a rien à voir avec un supposé comité occulte dirigeant le monde. La pandémie n’offre que « la possibilité du choc » ; c’est la politique « post-choc » qui transforme notre monde…

La peur née de l’incertitude absolue du lendemain, que ce soit au niveau économique, écologique, éducatif, politique, et la destruction du lien social n’ont jamais été le souhait profond des êtres humains. Certes, Google réussit, sans le moindre doute, à extraire des données des clics des internautes (« … les annonces textuelles ciblées [permettent] d’obtenir un taux de clics supérieur aux annonces diffusées de façon aléatoire » ) afin de prévoir et même d’anticiper leur comportement économique, voire politique. Mais ce faisant, les idéologues de Google, pas plus que Skinner avant eux, ne s’aperçoivent qu’ils vont tout simplement à l’encontre de ce qu’est la vie biologique, humaine, profondément humaine… Il n’est pas certain que Google et ses alliés aient les moyens économiques de transformer à ce point la planète que tout y sera prévisible, prévu et organisé de manière à ce que continue l’existant. C’est la contradiction la plus profonde sans doute de leur système, car il faut qu’ils puissent l’organiser de façon que tout continue selon leurs souhaits et ceux des entreprises qui paient pour les clics prévus et recensés par Google. C’est en cela qu’il s’agit bien d’une continuation de l’existant : une continuation du système capitaliste avec sa classe d’exploiteurs, certes de plus en plus dissimulée aux yeux des exploités, et un système productif désormais largement fondé sur la primauté du monde digital.

– Philippe Godard

Contact : philippe.godard@autistici.org


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