Tout le monde se souvient du drame qui a touché le Bangladesh le 24 avril 2013 lors de l’effondrement du Rana Plaza, immeuble insalubre accueillant des ateliers de confection textile de grandes marques de vêtements européennes. Cette tragédie avait entraîné la mort de 1 134 ouvriers. Depuis, la demande d’une législation contraignante s’est heurtée à des résistances politiques et économiques importantes. En 2025, plusieurs États membres, dont la France, ont même tenté de faire capoter le texte ou d’en atténuer la portée.
C’est symboliquement 11 ans plus tard, le 24 avril 2024, que le Parlement européen a voté en faveur de l’adoption de la « Directive devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité » (en anglais Corporate Sustainability Due Diligence Directive ou CSDDD), au terme de nombreux mois de négociations. Elle a ensuite été approuvée le 23 mai 2025 par le Conseil.
Cependant, de nouvelles tentatives de modification du texte ont émergé dès juin 2025, dans le cadre d’un agenda européen de simplification réglementaire.
La CSDDD impose aux entreprises d’atténuer, de stopper et de prévenir leurs impacts négatifs sur les droits humains et l’environnement tout au long de leurs chaînes de valeur. Cela inclut notamment l’esclavage, le travail des enfants, l’exploitation par le travail, l’érosion de la biodiversité ou encore la pollution. Une directive qui adopte donc des mesures cruciales pour mettre fin à l’impunité des grandes entreprises, même si de sérieuses failles subsistent. Décryptage.

Le devoir de vigilance en résumé
Seront soumises à ces obligations toutes les entreprises opérant sur le marché européen, employant plus de 1 000 personnes et ayant un chiffre d’affaires mondial supérieur à 450 millions d’euros, ainsi que leurs filiales et leurs partenaires commerciaux. Cependant, en juin 2025, le Conseil de l’Union européenne a proposé de relever ce seuil à 5 000 salariés et 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires, ce qui limiterait considérablement le nombre d’entreprises concernées (source : Conseil de l’UE)

Le cadre et les ambitions du texte
Les droits humains et libertés fondamentales sont ici entendus de manière exhaustive, reprenant les droits sociaux et fondamentaux liés au travail. Ainsi, la directive vise non seulement à interdire le travail forcé, l’esclavage ou le travail des enfants, mais aussi à assurer des conditions de travail justes et favorables, incluant un salaire équitable, la sécurité et l’hygiène au travail, ou encore la liberté de conscience et d’association.
Les effets néfastes sur l’environnement incluent toute dégradation mesurable de l’environnement, à savoir pollution de l’eau ou de l’air, émissions nocives, dégradation des terres et autres ressources naturelles.
La CSDDD protège également les droits des populations autochtones et locales en interdisant toute expropriation ou privation d’accès à l’eau ou aux moyens de subsistance, et en obligeant les entreprises à garantir leur santé et leur sécurité en préservant leur environnement. En parallèle, les entreprises devront mettre en œuvre un plan de transition climatique afin que leurs activités soient compatibles avec la limite de l’augmentation du réchauffement climatique de 1,5 °C prévue par l’Accord de Paris.
La directive est entrée officiellement en vigueur en juillet 2024. Les États membres disposent théoriquement de deux ans pour la transposer dans leur droit national, soit jusqu’à l’été 2026. Toutefois, le Conseil a proposé un mécanisme dit « Stop the Clock » qui permettrait de repousser la transposition à juillet 2027, avec une application progressive :
-
dès 2027 pour les plus grandes entreprises (5 000+ salariés),
-
2028 pour les sociétés intermédiaires,
-
et 2029 pour les autres entreprises concernées.
(source : Conseil de l’UE)
En France, une loi sur le devoir de vigilance était déjà en vigueur depuis 2017. Cependant, elle devra être modifiée pour inclure les mesures plus strictes et détaillées de la CSDDD. Ce chantier de réforme est en cours, avec un calendrier encore flou.
En résumé, alors que les normes volontaires comme les principes directeurs de l’ONU existaient depuis longtemps, la directive européenne change la donne en les rendant juridiquement contraignantes. En cas de non-respect, les entreprises pourront recevoir des amendes allant jusqu’à 5 % de leur chiffre d’affaires mondial, voire être exclues des marchés publics européens.
Une responsabilisation accrue… mais encore fragile
Pour de nombreuses associations défenseuses de l’environnement et des droits humains, cette directive représente une avancée majeure dans la responsabilisation des entreprises sur leurs impacts sociétaux et environnementaux, tout au long de leurs chaînes de valeurs, de l’approvisionnement à la distribution.
En juin 2025, La Poste est devenue la première entreprise française condamnée pour manquement à son devoir de vigilance, sur la base de la loi nationale de 2017. Le tribunal a estimé que la cartographie des risques présentée en 2021 était trop vague. Cette condamnation, confirmée en appel, illustre que les obligations de vigilance peuvent déjà produire des effets concrets – avant même l’application complète de la directive européenne (source : Le Monde)
Désormais, les entreprises ne pourront plus se cacher derrière leurs sous-traitants étrangers, également tenus au devoir de vigilance. De plus, les sociétés mères auront l’obligation d’accompagner les petites et moyennes entreprises de leur réseau pour les aider à se conformer à ces nouvelles exigences.
Une avancée décisive est à souligner : les victimes d’atteintes aux droits humains ou à l’environnement pourront saisir les tribunaux européens contre les entreprises fautives. Toutefois, plusieurs ONG alertent sur les obstacles qui subsistent : frais de procédure, délais de prescription, difficultés à prouver les liens de causalité, etc. Il sera essentiel que les États garantissent un accès effectif à la justice.
De graves lacunes
La CSDDD, fruit d’un long processus de négociation depuis 2022, a vu son ambition sérieusement réduite. Initialement prévue pour s’appliquer aux entreprises de plus de 500 salariés et 150 millions d’euros de chiffre d’affaires, la version adoptée l’élève à 1 000 salariés et 450 millions d’euros.
Mais le Conseil européen va encore plus loin. En juin 2025, il propose d’augmenter les seuils à 5 000 salariés et 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires, ce qui exclurait près de 90 % des entreprises visées initialement. Un affaiblissement critiqué par de nombreuses ONG (source : Conseil de l’UE)
Par ailleurs, le secteur financier reste en grande partie exempté des obligations de diligence. Une anomalie, alors que les grandes institutions investissent massivement dans des entreprises polluantes ou controversées.
Les révisions successives du texte s’inscrivent dans une dynamique de recul plus large sur les normes environnementales et sociales. En mai 2025, lors du sommet Choose France, Macron a appelé à la suppression pure et simple de la directive sur le devoir de vigilance (CS3D / CSDDD), déclarant que cette directive et d’autres régulations « ne doivent pas être simplement repoussées d’un an mais écartées ».
Enfin, certaines faiblesses techniques subsistent. Le texte limite le devoir de vigilance aux fournisseurs « directs », laissant de côté les sous-traitants de second et troisième rang, pourtant souvent à l’origine des violations les plus graves. Cette faille compromet son efficacité sur les chaînes d’approvisionnement mondiales.
Une avancée sous condition
Malgré ses lacunes, la directive sur le devoir de vigilance reste une avancée importante. Elle marque la fin d’une époque où les multinationales pouvaient impunément externaliser les abus sociaux et écologiques.
Mais son efficacité réelle dépendra :
-
du niveau d’ambition retenu dans les négociations finales entre le Parlement et le Conseil ;
-
de la transposition nationale dans chaque État membre ;
-
et de la capacité des juges, ONG et syndicats à faire vivre le texte dans la pratique.
Comme le rappelle Hannah Storey, responsable droits humains chez Amnesty International :
« C’est un moment décisif pour les droits humains et la responsabilisation des entreprises. L’UE établit une norme contraignante pour la conduite responsable des entreprises au sein du plus grand marché unique du monde. »
Reste à voir si cette norme survivra aux pressions économiques et politiques qui menacent de la vider de sa substance.
– Delphine de H.
Photo de couverture : Atelier de confection textile au Bangladesh, 2015. Source : Wikicommons















