On entend parfois que le féminisme serait un outil du capitalisme, voire une fabrication de la bourgeoisie pour mieux soumettre les peuples : une idée fondée sur une profonde confusion historique et politique.. Le féminisme, loin d’être un cheval de Troie libéral, est né d’une nécessité vitale d’émancipation – y compris contre l’oppression capitaliste.

L’un des arguments récurrents des masculinistes* consiste à dire que l’accès des femmes au travail aurait permis au capitalisme de doubler le volume de sa main-d’œuvre exploitable. En réalité, les femmes faisaient déjà partie de la main-d’œuvre productive : dans les usines, les champs, les ateliers, et dans le travail domestique indispensable. Ce n’est pas la main-d’œuvre qui a doublé, mais l’exploitation – les femmes cumulant désormais travail salarié et travail domestique gratuit.

Les courants féministes marxistes, matérialistes et intersectionnels dénoncent depuis des décennies la double exploitation des femmes, à la fois en tant que femmes et en tant que membres des classes populaires. Il ne s’agit donc pas d’un détournement libéral du féminisme, mais d’une critique profonde de l’ordre patriarcal et capitaliste.

Ce ne sont pas les luttes qui instrumentalisent le capitalisme, mais l’inverse. Si le néolibéralisme récupère certaines revendications pour les vider de leur sens et les intégrer dans sa logique de marché, cela ne disqualifie pas pour autant leur légitimité. Bien au contraire, cela prouve leur puissance subversive.

* Le masculinisme est une idéologie et un ensemble de pratiques, conscientes ou non, qui visent à préserver et restaurer les privilèges patriarcaux. Il peut s’exprimer de manière explicite à travers des discours anti-féministes ou, plus insidieusement, sous couvert d’un discours égalitariste ou proféministe. Dans tous les cas, il maintient l’ordre patriarcal au détriment des personnes sexisées – c’est-à-dire toutes celles qui subissent des oppressions liées au genre assigné ou à l’orientation sexuelle.

Le droit au travail sans l’accord du mari : une conquête féministe face à la dépendance

Historiquement, les femmes n’ont pas revendiqué le droit de travailler à proprement parler – elles travaillaient déjà, surtout dans les classes populaires, où le travail féminin était massif, indispensable et souvent sous-payé ou non rémunéré. Ce qu’elles ont revendiqué, c’était le droit à un travail rémunéré, déclaré, autonome, et à la maîtrise de leur propre salaire, libéré de l’autorité masculine.

Jusqu’en 1965 en France, une femme mariée avait un statut juridique comparable à celui d’un enfant. Elle ne pouvait ni ouvrir un compte bancaire, ni exercer un emploi sans l’autorisation de son mari. Jusqu’en 1970, elle ne détenait pas l’autorité parentale, et le viol conjugal ne sera reconnu par la loi qu’en 1990. Pendant longtemps, les femmes ne pouvaient pas facilement divorcer, et les violences conjugales restaient impunies ou invisibilisées.

Dans ce contexte, refuser aux femmes le droit de travailler sous prétexte de ne pas « nourrir le capitalisme » revient à les renvoyer à l’enfermement domestique et à une dépendance économique souvent violente. Cette posture n’a rien d’anticapitaliste : elle est profondément réactionnaire et misogyne. Par ailleurs, assigner les femmes à un rôle de mères au foyer, c’est aussi renforcer l’invisibilité de l’exploitation domestique gratuite, qui reste un pilier structurel du capitalisme.

Le travail salarié est aliénant – c’est une critique justifiée du système capitaliste – mais c’est précisément la raison pour laquelle les féministes de gauche se battent pour un travail digne, choisi, rémunéré équitablement et compatible avec la vie personnelle, pour toutes et tous. En outre, pour les femmes, l’aliénation salariée s’additionnait et s’additionne encore à l’aliénation domestique.

Non, ce n’est pas le féminisme qui a appauvri les ménages

Certains affirment que l’entrée massive des femmes sur le marché du travail aurait conduit à une situation où deux salaires ne suffisent plus pour vivre. Ce diagnostic fait totalement fausse route. Si un salaire masculin suffisait autrefois, c’est parce que : les salaires étaient mieux répartis, la part des salaires dans la richesse produite était plus élevée (75 % dans les années 1980, contre moins de 65 % aujourd’hui), l’immobilier n’était pas encore soumis à une spéculation galopante et les services publics étaient plus solides et accessibles.

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Ce n’est donc pas l’émancipation des femmes qui a affaibli les foyers, mais le capitalisme néolibéral, à travers les politiques fiscales en faveur des plus riches, la dérégulation du marché du travail, et l’érosion délibérée des protections collectives.

Le travail invisible des femmes, pilier caché du capitalisme

Le capitalisme repose depuis toujours sur le travail gratuit ou sous-payé des femmes. Ce sont elles qui assurent l’immense majorité du travail domestique, éducatif et de soin – non reconnu, non rémunéré, et pourtant essentiel à la reproduction de la force de travail. 80 % du travail domestique dans le monde est effectué par les femmes. Selon l’ONU Femmes, la valeur du travail non rémunéré réalisé par les femmes représente jusqu’à 40 % du PIB de certains pays.

Par ailleurs, elles sont surreprésentées dans les secteurs les plus précaires : nettoyage, aide à la personne, textile, restauration, grande distribution… Cette surexploitation est encore plus flagrante à l’échelle mondiale : les salariées du textile des pays industrialisés et postcoloniaux, les travailleuses domestiques migrantes, les ouvrières agricoles et les femmes du secteur du soin supportent une part disproportionnée de la violence économique du capitalisme globalisé.

Les femmes sont les premières victimes du capitalisme mondialisé, et ce sont elles qui, dans l’ombre, soutiennent les fondations de l’économie. On ne peut pas critiquer le capitalisme tout en négligeant cette réalité centrale.

Le féminisme libéral : une récupération, pas la norme

Au fil du temps, le capitalisme a appris à neutraliser les luttes en les récupérant. Il existe une version édulcorée du féminisme, souvent promue par des marques ou des figures publiques, qui met en avant des slogans d’« empowerment » tout en exploitant des ouvrières à l’autre bout du monde.

Ce féminisme d’affichage, souvent porté par des femmes privilégiées notamment blanches et bourgeoises, ne remet pas en cause les structures de domination. Cette récupération s’intensifie dès les années 1980, avec l’essor du « choice feminism » et des campagnes publicitaires qui transforment des revendications politiques en slogans individualistes dépolitisés.

Il se contente d’intégrer quelques femmes dans un système injuste. Mais cette récupération n’est pas une trahison du féminisme. Elle prouve à quel point ses idées sont puissantes, au point d’inquiéter les structures dominantes qui cherchent à les vider de leur radicalité.

Un féminisme anticapitaliste, ancré dans l’histoire des luttes

Dès la fin du XIXe siècle, plusieurs figures majeures du mouvement ouvrier ont posé les bases d’un féminisme profondément anticapitaliste. Rosa Luxemburg (1871–1919), théoricienne marxiste, révolutionnaire et antimilitariste, incarne de façon exemplaire la convergence entre féminisme et lutte des classes. Elle fut l’une des premières femmes à s’imposer dans un espace politique entièrement dominé par les hommes, sans jamais se plier aux injonctions de silence ou d’effacement.

Bien qu’elle ne se soit pas revendiquée « féministe » au sens restreint, elle a toujours soutenu activement l’émancipation des femmes, tout en critiquant les courants féministes bourgeois, aveugles aux réalités des femmes prolétaires. Pour Luxemburg, la libération des femmes, comme celle du prolétariat, nécessitait une transformation radicale de l’ordre social.

Dans la même période, Clara Zetkin (1857–1933), figure centrale du féminisme socialiste allemand, milite également pour une articulation étroite entre lutte des classes et lutte féministe. Elle est à l’origine, avec d’autres militantes socialistes, de la Journée internationale des droits des femmes (8 mars), née d’une convergence de luttes féministes et ouvrières sur plusieurs continents. Pour elle, les droits des femmes ne pouvaient être séparés du combat anticapitaliste global.

Alexandra Kollontaï (1872–1952), quant à elle, s’illustre au sein de la révolution russe comme l’une des premières femmes ministres d’un gouvernement dans l’histoire. Elle plaide pour la socialisation du travail domestique, la création de cantines collectives, de crèches, et l’égalité dans les sphères politique, économique et intime. Elle dénonce à la fois l’oppression patriarcale et l’idéologie bourgeoise, défendant une vision matérialiste du féminisme, centrée sur les besoins concrets des femmes travailleuses.

En France, Louise Michel (1830–1905), figure majeure de la Commune de Paris, avait dès la fin du XIXe siècle articulé lutte féministe, anticléricalisme, éducation populaire et critique virulente du capitalisme bourgeois. Elle incarne un féminisme révolutionnaire, profondément ancré dans les luttes sociales et les mouvements insurrectionnels.

À partir des années 1970, des penseuses comme Silvia Federici (née en 1942), Christine Delphy (née en 1941) et Maria Mies (1931–2023) approfondissent cette critique en montrant que l’économie capitaliste repose sur une infrastructure invisible : le travail domestique gratuit, effectué principalement par les femmes. Elles démontrent que ce travail de reproduction sociale (soin, ménage, éducation, soutien émotionnel) est une condition sine qua non du fonctionnement du système capitaliste, tout en étant nié, invisibilisé, et non rémunéré.

Pour ces féministes, l’émancipation passe par la socialisation du travail de care – le travail de soin et de reproduction sociale, le renforcement des services publics, la répartition équitable des tâches et la revalorisation salariale et symbolique des métiers du soin.

Le féminisme marxiste ne se satisfait donc pas d’une simple égalité dans l’exploitation. Il réclame une transformation structurelle des rapports de production et de reproduction. Ces pensées féministes ne visent pas seulement l’accès des femmes aux droits ou au marché du travail, mais une transformation radicale de la société, du travail, de la répartition des richesses et du pouvoir.

Le patriarcat : une structure antérieure au capitalisme

Certains courants marxistes ont longtemps soutenu que le féminisme était une lutte secondaire et que la révolution prolétarienne suffirait à abolir les inégalités de genre, comme si l’émancipation des femmes était une conséquence automatique de la fin du capitalisme, comme si toutes les inégalités découlaient de celui-ci. Historiquement, cela ne correspond pas aux faits. Des études archéologiques montrent qu’une division sexiste des tâches s’est mise en place dès le Néolithique, avec la sédentarisation et la naissance de l’agriculture, période qui a posé les bases du patriarcat.

Les travaux d’archéologie féministe – notamment ceux de Ian Hodder, Margaret Conkey ou Joan Gero – confirment la présence de hiérarchies genrées dans les premières sociétés sédentaires, bien avant l’apparition des structures capitalistes.

Une révolution prolétarienne peut créer les conditions matérielles pour davantage d’égalité, mais elle ne les garantit pas d’emblée, car les normes sociales, les structures patriarcales, les rapports intimes et les institutions familiales peuvent perdurer.

Les débats contemporains, notamment autour de l’intersectionnalité, montrent que les oppressions de classe, de genre et de race sont imbriquées, et qu’elles ne peuvent être résolues séparément. Le féminisme et la lutte contre l’exploitation capitaliste sont donc profondément liés : les oppressions de classe et de genre s’entretiennent mutuellement. Une révolution qui n’aborde pas les deux ne peut pas être pleinement émancipatrice. Voilà pourquoi les mouvements féministes contemporains insistent sur l’intersectionnalité : la justice sociale exige une remise en cause simultanée de toutes les formes de domination. Le féminisme n’est pas un combat accessoire, mais un volet essentiel de la lutte pour une société plus égalitaire.

Intersectionnalité : refuser le féminisme blanc et bourgeois

Le féminisme est anticapitaliste dès qu’il se préoccupe de toutes les femmes, pas seulement des élites. Le féminisme intersectionnel, défendu par bell hooks, Angela Davis, ou Kimberlé Crenshaw, lie inextricablement genre, classe et race.

Ces penseuses ont démontré que l’émancipation féminine ne peut pas être détachée des autres luttes sociales : contre le racisme, l’impérialisme, la précarité, l’exploitation néocoloniale ou les violences économiques. Le féminisme n’est pas une idéologie homogène : il existe des féminismes populaires, noirs, queer, écoféministes, décoloniaux, syndicalistes… tous porteurs de critiques radicales du capitalisme.

Si toutes ces luttes (féminisme, antiracisme, anticapitalisme, écologie…) sont complémentaires et indissociables, c’est parce qu’elles ont toutes pour point commun de vouloir abolir les rapports de domination et les oppressions.

Contre les fantasmes réactionnaires et les contresens philosophiques

Certaines critiques du féminisme mobilisent la figure de l’animal laborans développée par Hannah Arendt dans son ouvrage Condition de l’homme moderne (1961). Arendt y critique la modernité pour avoir réduit l’humain à un être exclusivement tourné vers la production et la consommation, au détriment de l’action politique et de la créativité, ce qui appauvrit la liberté humaine. Mais utiliser ce concept pour accuser le féminisme de transformer les femmes en « forces productives » est un contresens total.

Le féminisme, au contraire, combat la réduction des femmes à des rôles utilitaristes, qu’ils soient domestiques ou salariés. Il dénonce précisément leur assignation au travail reproductif non rémunéré, leurs conditions de travail précarisées et leur exclusion des sphères de décision, de création, de représentation.

En ce sens, le féminisme rejoint pleinement la critique d’Arendt, car il vise à donner aux femmes la liberté d’être, d’agir, de créer, de s’exprimer dans toutes les sphères de la vie publique, et non de les enfermer dans des fonctions économiques.

En parallèle, certains masculinistes vont jusqu’à qualifier le féminisme de « projet fasciste bourgeois ». Or les régimes fascistes, historiquement, ont toujours réassigné les femmes à leur rôle traditionnel de mères, exclues de la vie publique. Le féminisme, à l’inverse, s’oppose aux idéologies autoritaires, à la militarisation, à la hiérarchie et au culte de la soumission.

Il ne vise ni à détruire la famille, ni à « abolir le peuple », mais à libérer les personnes sexisées de l’oppression patriarcale et économique. Il est incompatible avec le fascisme, car il défend l’égalité, la justice sociale et les droits fondamentaux pour toutes et tous.

Le féminisme ne trahit pas la lutte des classes, il l’enrichit

Le féminisme ne détruit pas, il construit. Il féminisme ne trahit pas la lutte des classes : il révèle l’exploitation que la lutte des classes oublie parfois de voir. Le vrai projet destructeur est celui du capitalisme patriarcal, qui exploite, divise, précarise, et instrumentalise même les causes sociales pour mieux les neutraliser.

En dénonçant la double exploitation des femmes – par le patriarcat et le capitalisme – le féminisme propose un horizon de transformation globale : celui d’un monde plus juste, plus solidaire, plus égalitaire. Il ne s’agit pas seulement d’offrir aux femmes une place dans un système injuste, mais de remettre en cause ce système à la racine.

Ce féminisme-là ne se contente pas d’égalité formelle : il réclame la justice réelle. Il ne se limite pas à intégrer les femmes dans le monde tel qu’il est, mais cherche à transformer le monde dans l’intérêt de toutes et tous.

Elena Meilune


Photo de couverture : Louise Michel. Wikimedia.

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