Faisant partie intégrante du tour de France, la « caravane du tour » est désormais bien loin de l’univers sportif qu’est supposé symboliser l’évènement. Très loin également d’un évènement qui se veut national, bucolique voire régional. Multinationales et noms de grandes marques aux produits sous plastique occupent une place centrale de choix dans l’évènement et ne reculent devant aucune extravagance pour convaincre les badauds que la seule voie du bonheur est de consommer leurs produits. Au même moment, de nombreux arbres sont arrachés des bordures de route – parfois en pleine zone protégée – pour faire de la place aux spectateurs. Comment en est-on arrivé à une telle marchandisation d’un évènement si emblématique de la France ? (Archive 2015, mise à jour 2021).

L’histoire ordinaire d’un capitalisme débordant

Utiliser un grand évènement sportif comme le Tour de France comme vitrine d’entreprises ne date pas d’hier. Dans le domaine, l’idée voit le jour dès 1924 alors que Wolber, une petite société française spécialisée dans la fabrication des pneus de bicyclette, profite du Tour pour distribuer des cartes postales publicitaires. Rien de plus sympathique, jusqu’ici. En 1930, Henri Desgrange, directeur de l’époque, flaire le filon économique pour remplir les caisses du tour. La caravane publicitaire est alors inaugurée et les petites entreprises locales vont vite être évacuées pour être remplacées peu à peu par des grands noms de marques industrielles qui dominaient le marché. Dans un premier temps, ce sont des sociétés françaises qui vont profiter de l’évènement pour faire la promotion de leurs produits. Mais très rapidement, la caravane va se transformer en une vitrine médiatique mondialisée où tous les coups sont permis pour attirer les consommateurs à consommer « tout industriel » et embrasser un mode de vie destructeur pour la planète. Un mode de consommation déséquilibré dont chacun à paradoxalement aujourd’hui conscience de l’impact sur l’environnement.

Alors qu’on comptait une poignée de véhicules en 1935, ce chiffre va augmenter chaque année jusqu’à atteindre 155 véhicules en 1979. En 2004, la caravane publicitaire faisait 20 kilomètres de long pour 200 véhicules ! Aujourd’hui, pour la 108ème édition du Tour, ce nombre a reculé à 150 véhicules pour quelques 480 caravaniers. Une spectacle publicitaire motorisé de près d’une heure en continu où des millions de gadgets low-cost, le plus souvent made in China, sont distribués.

Ainsi, la caravane du tour symbolise aujourd’hui une société qui repose désormais sur la consommation de masse superficielle, désengagée et une adulation volontaire envers une poignée de monopoles mondialisés dont Vittel, Total, Senseo,… On sait aujourd’hui que 47% des spectateurs assistent à l’évènement en priorité pour le passage de la caravane publicitaire plutôt que celui des cyclistes. Les organiseurs s’en félicitent. L’aliénation dans toute sa splendeur.

Archive 2009

Car il faut bien comprendre que ce n’est pas le Tour lui même le problème. C’est la logique, l’esprit économique, qui participe à vider la substance de cet évènement sportif, tout comme cette même logique semble vider de leur substance un grand nombre d’évènements ou de pratiques culturelles internationales. Telle la grenouille dont l’eau est portée a ébullition, peu à peu, le Tour s’est transformé en spectacle commercial à l’image la mondialisation elle même. Aujourd’hui, sans surprise, on retrouve dans cet enchaînement aseptisé de logos et de « ouvrez du bonheur » les plus grandes multinationales françaises et étrangères. Coca-Cola, Haribo, Teissière, Cochonou, Cornetto, McCain, la liste est longue (changeante d’années en années) et personne ne semble véritablement s’inquiéter qu’il n’y ait pratiquement plus rien de « France » – et absolument rien de local – dans un tour… de France.

Quel est l’intérêt des multinationales à défiler sur le tour de France ?

Le tour de France est le 3e plus grand évènement sportif au monde, après la coupe du monde de football et les Jeux olympiques. Il est regardé par une moyenne de 3,5 milliards de téléspectateurs dans 190 pays. Cette manne de cerveaux disponibles est colossale. On comprend alors aisément l’intérêt des grandes entreprises à y être visibles. Le but premier est le « contact avec le consommateur » estime Christophe Lambert, en charge du marketing chez Le Gaulois. Le spectateur ou l’amateur de sport est avant tout devenu une cible commerciale, cet acheteur futur potentiel. De manière générale, les marques s’assurent d’exister dans l’imaginaire collectif, qu’on soit réceptif ou pas à titre personnel : ils existent.

Ce contact « humain » coûte tellement cher qu’on comprend vite qu’il soit aujourd’hui réservé au petit club prestigieux des grands noms de l’industrie. Les entreprises doivent débourser des sommes très importantes pour parader. Autant dire que les PME, producteurs locaux et autres projets alternatifs n’y ont pas leur place. La concurrence libre, diront certains. Par exemple, Vittel (Nestlé) a signé un contrat compris entre 3 et 5 millions d’euros pour participer à la caravane 2017. Dans le même temps, la multinationale est accusée de vider une nappe phréatique française. C’est également grâce à cette manifestation que La Vache qui rit, qui compte parmi les premiers annonceurs historiques mais ne participe plus, a gagné la sympathie du public au cours des années. On estime que 15 millions de goodies seront distribués en 2021. Quant à l’empreinte carbone, on ose même pas l’imaginer. Cette année, conscience en évolution oblige, les organisateurs parlent de « cadeaux écologiques ». Il ne manquait plus que le greenwashing.

Source : (AH) / Francetvinfo.fr

L’heure est à l’euphorie. Petits et grands, tous s’empressent de ramasser les cadeaux éphémères que leurs jettent les multinationales. Ce n’est toujours pas l’heure de réfléchir. Ça ne le sera jamais. La scène est presque surréaliste quand on a pleinement conscience de l’imminence de l’effondrement et des rapports de force qui existent entre ces corporations et les citoyens, l’impact sur l’environnement de ces industries agroalimentaires (sans parler de la caravane elle-même) et leur participation active vers des salaires toujours plus bas, les délocalisations, la concurrence féroce contre les alternatives locales.

À ce sujet, un petit restaurateur de Lozère témoignait lors d’un Tour précédent : « Quelques motards commencent à débouler à toute vitesse. Un mélange de presse, de gendarmes et puis soudain, comme un éclair arrive une ribambelle de véhicules publicitaires : Vittel sont les premiers, en camion rouge vif. La foule se dresse et s’agglutine au bord du bitume. Sur les camions, de jeunes créatures souriantes et vulgaires se mettent à balancer des échantillons d’eau minérale. Comme une meute de chiens, le public se jette dessus. C’est le début de la curée. Les vieux, les enfants, les ados, les femmes, les hommes se jettent sur les cadeaux, Skoda avec des bobs vert fluos, Festina avec des casquettes, RAGT (semencier industriel) avec des sachets de graines, Haribo avec des sachets de bonbons, Skip avec de la lessive, Le Crédit Lyonnais avec des casquettes jaunes pétard, ERDF avec des portes clefs, Force Ouvrière… Tout le monde est là, les industriels, les syndicats, les cyclistes, le public, ensemble dans cette grande communion commerciale, vide de sens à en gerber.

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Nous sommes pourtant dans une nature magnifique, avec la rivière sous nos fenêtres, les vautours, des mouflons dans les falaises, des paysans qui s’acharnent à produire des produits de qualité (charcuterie, fromages, légumes, vin) et que j’essaye d’aider à mon humble échelle en proposant leurs produits à la carte de notre restaurant. Et là sous nos yeux, avec le soutien financier de toutes nos institutions, défile toute la merde du monde industriel. C’est consternant, aberrant et affligeant. » (source).

Photographie : DR (via reporterre.net)

En parlant de nature, un groupe d’association dont les Amis de la Terre, Attac et le Collectif SOS forêt attirent notre regard, dans une tribune, sur la destruction de milieux naturels humides et arborés le long du Tour lors de l’édition 2017. Dans le but de parquer un maximum de badauds, en pleine zone humide et Natura 2000, des centaines d’arbres furent arrachés le long des routes du Tour en Moselle, quelques jours avant son passage, violant code de l’environnement, charte et protocole parlementaire en toute impunité. Sur place pour documenter ce désastre peu médiatisé, les membres des Amis de la Terre furent finalement interpellés par pas moins de 4 véhicules de gendarmerie qui, paradoxalement, fait partie des partenaires qui défilent dans la caravane du Tour. À peine croyable quand on songe qu’à la télévision, au même instant, les journalistes vantent le patrimoine naturel exceptionnel des régions traversées.

Comment ne pas développer un sentiment d’impuissance face à ce triste spectacle, cette incapacité à penser les choses dans leur ensemble. Il ne manque pourtant pas de solutions pour que le cyclisme puisse renouer un jour avec ses fondements symboliques : l’éloge de la lenteur, du sport (au sens noble), de la simplicité et de l’environnement. Et certainement pas cette orgie de moteurs à essence et de consommations aveugle. A-t-on le droit de dire que le Tour de France mérite mieux que ça ?

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Miam les bons gésiers de poulets industriels.

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Sources : lesrecettesdumarketing.com / letour.fr / entreprises.ouest-france.fr / notre-planete.info / Photos © Olivier Rousselle

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