Dans la capitale bourguignonne, l’opposition à un projet d’écocité porté par la municipalité a pris la forme d’un village autogéré. C’est le Quartier libre des Lentillères. S’étalant sur près de 9 hectares, il occupe les friches visées par l’urbanisation. Elles sont devenues une succession de jardins maraîchers, de caravanes, de mobil-homes, de constructions en terre-paille et de cabanes à outils. 

Le paysage du Quartier libre des Lentillères rappelle celui des Murs à Pêches à MontreuilCertaines parcelles ont pour vocation de nourrir le Quartier libre, d’alimenter un marché hebdomadaire et ponctuellement des luttes « amies ». D’autres parcelles sont mises à disposition en fonction des besoins et des envies, individuelles et collectives.

Une centaine d’individu·es y coexiste, certain·es y habitent, d’autres ne sont que de passage. Des personnes de toutes les générations, de différents pays européens, des Roms, des Touaregs, des exilé·es venant du Mali, du Soudan, du Burkina Faso prennent part à la vie du Quartier libre et défendent ainsi la zone. Les raisons qui mènent aux Lentillères sont multiples : l’envie de jardiner, trouver un refuge après une galère, construire une maison, échanger sur des enjeux politiques. Le socle commun, c’est la possibilité de se réapproprier des façons de vivre en sortant d’une organisation administrée par les pouvoirs publics.

Une maison d’habitation en terre-paille sur le Quartier libre des Lentillères © Victoria Berni

Un lieu vivant et ouvert

Estrade, habitant du Quartier libre depuis début 2022, raconte être venu la première fois pour quitter le fantasme et la peur de ce que pouvait être le militantisme.

« Pouvoir agir sur le réel, c’est ce qui m’a mené à venir ici ». eSTRADE

Estrade avait une perception péjorative de ce que peut être une forme radicale de pensée politique : « J’avais peur d’une communauté homogène, d’un microcosme social, d’un endroit dogmatique. Petit à petit, j’ai découvert la pluralité des raisons des présences, l’hétérogénéité, un souci de fonctionner ensemble. Par exemple, les compromis que des personnes vont trouver pour que leurs réalités puissent coexister malgré des pratiques et des convictions différentes ».

Cette envie de prendre part à cette effervescence autogérée et plurielle a également motivé Camille à s’impliquer aux Lentillères. Elle découvre le lieu en 2012, alors qu’elle est étudiante à Dijon. Ce sont des affiches pour le marché de légumes du jeudi qui attisent sa curiosité et la mènent à découvrir le Quartier libre. À cette période, le marché fête sa première bougie et propose des légumes de saison à prix libre provenant du Jardin des Maraichères, une parcelle autogérée sur la zone qui pratique le maraichage sur sol vivant.

Un jour de récolte au Jardin des Maraichères © Victoria Berni

À l’automne 2016, Camille commence à venir en Assemblée Générale qui a lieu tous les troisièmes jeudis du mois. Ces moments permettent d’aborder collectivement des points pratico-pratiques à des grandes questions sur la vie du Quartier libre comme l’intégration de nouvelles personnes. Il y a également des AG de lutte pour penser la réaction à tenir face aux menaces de la mairie. Il y a des commissions plus spécifiques par thématique : juridique, médiation, attribution des parcelles, grandes cultures, fournil.

En 2020, Camille se lance dans la boulange avec le collectif foufournil. Iels rénovent une cabane pour pétrir et construisent un four en terre-paille-sable à sole romaine avec une autonomie matérielle et technique spécifique de l’ADN des Lentillères.

« On s’est retrouvéES à être des bâtisseuses avant d’être des boulangères. On a utilisé des matériaux simples, bruts, réversibles en opposition à aux projets qui marquent à jamais la biodiversité et les sols ». Camille

Le fournil du Quartier libre des Lentillères © Victoria Berni

Le pain du collectif foufournil alimentera le marché du jeudi et le Quartier libre. L’espace boulange a pour vocation à être partagée avec tous·tes celleux qui veulent apprendre à boulanger.

Une effervescence culturelle et militante

Malgré les menaces qui planent sur cette belle utopie, le coup d’envoi a été lancé pour un chantier collectif au Quartier libre des Lentillères au printemps 2022 : le chantier des communs. Habitant·es, usager·es, ami·es se sont retrouvé·es pour prendre soin des espaces communs à la sortie de l’hibernation et préparer la fête des Lentillères qui aura lieu à la fin du mois. Cette année, c’est la célébration des douze ans d’existence du Quartier libre. Du chantier à la fête, ces moments de rassemblements montrent l’attachement de toute une diversité de personnes à ce lieu vivant et ouvert.

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Débroussailler les ronces, trier les matériaux, faire des aller retours à la déchetterie, poser les tuiles de la future cantine à prix libre, fabriquer des rangements à vélo, des bancs, une scène musicale, il y en a pour tous les goûts et au rythme de chacun·e. Le chantier des communs offre un aperçu de ce que peut être la vie au Quartier libre des Lentillères.

À côté du snack friche, un espace collectif, trône une charpente montée au printemps 2021 par un groupe de femmes © Victoria Berni

Un concert Touareg se joue à l’agora. Une institutrice dijonnaise, invite sa classe aux Lentillères. Les mamans accompagnatrices et les écolier·es se baladent sur les Grandes Cultures, la parcelle où se trouve de grandes lignées de poireaux, de patates et de courges. Les enfants mettent leurs mains dans la terre et font des semis. Le mardi soir, le QG féministe se rassemble au snack friche, un espace collectif voisin d’une impressionnante charpente montée au printemps 2021 par un groupe de femmes. La Ligue de Protection des Oiseaux vient faire un recensement et les habitant·es espèrent que le geai des chênes montrera le bout de son bec dans les zones laissées en friches. Un film est en cours de réalisation sur le Quartier libre et pour l’alimenter, une promenade sur les sentiers est organisée. Au fil des chemins, des anecdotes vécues aux Lentillères se racontent et se partagent. Comme tous les dimanches, le rendez-vous est donné au PotCol’ pour jardiner ensemble. Un potager collectif ouvert à tous·tes, emblématique des Lentillères puisqu’il a donné naissance au Quartier libre après son défrichage en 2010.

Douze années de lutte contre l’urbanisation

Une parcelle maraîchère au Quartier libre des Lentillères © Victoria Berni

Rudolphe, habitant de longue date du Quartier libre, raconte le début de l’occupation en 2010 : « Initialement, l’occupation s’est ancrée sur la parcelle du PotCol’ qui devient un jardin partagé ouvert et collectif. Cet espace permet à des urbain·es d’apprendre à planter. La revendication était de montrer qu’il y a des terres cultivables vacantes et de les mettre à disposition pour maraîcher en ville. La revendication était portée par des associations et collectifs dijonnais, et plus globalement, des faucheur·euses OGM, reclaim the field. À ce moment-là, les AMAP émergeaient et posaient la question du rapport entre la production et la consommation. L’ambition d’une production maraichère autogérée a grandi et fait naître le Jardin des Maraichères. Le marché de légumes du jeudi apparaît. Il y a des manifs avec des slogans « un jardin dans ta ville » ou « melon contre béton ». Des personnes s’installent en caravane, d’autres occupent une maison, le Bougie Noir ».

Le projet initial porté par la municipalité en 2010 est une « écocité » de 1500 logements, de 15 000 mètres carrés de bureaux et commerces. Agrémentée de jardins familiaux pour verdir le projet, cette « écocité » n’a d’écologique que le nom puisqu’elle tend à détruire des terres fertiles et des friches riches en biodiversité.

La première phase de construction de l’« écocité », vue depuis le terrain de BMX des Lentillères © Victoria Berni

Une première phase de construction a vu le jour sur l’ancienne zone industrielle face aux Lentillères. En novembre 2019, François Rebsamen, maire PS de Dijon depuis 2001, déclare l’abandon de la seconde phase du projet immobilier qui devait recouvrir la totalité des Lentillères. Bien que l’existence du Quartier libre des Lentillères ait mené la municipalité à revoir sa copie, cette annonce n’est qu’un semblant de victoire. En décembre 2021, le maire revient sur son engagement et annonce un projet de « front urbain » pour compléter la phase 1 de l’« écocité ». Cette extension détruirait 2,5 hectares du Quartier libre : le terrain de BMX, le fournil, la cantine, les grandes cultures et des petites jardins familiaux et ouvriers. En mars 2022, le maire a réaffirmé son intention d’expulser les habitant·es et de soumettre l’usage des jardins à des baux administratifs. Un dispositif proche de celui mis en place par l’État lors de l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et qui a provoqué de grandes divisions au sein des militant·es.

Entre autonomie et administration, deux visions de société s’opposent.

Rudolphe réagit à la proposition du maire : « Nous sommes d’accord pour dialoguer dans l’objectif de préserver l’existant. Mais les conditions de négociations proposées par le Maire sont inacceptables puisqu’elles envisagent de détruire l’existant : les habitats, les pratiques maraichères et culturelles, les modes d’organisations collectives autogestionnaires avec une AG mensuelle ouverte délibérative ». Estrade rappelle :

« l’obligation de se légaliser pour pouvoir exister a déjà été vécu comme une défaite à la ZAD de Notre-dame-des-landes. Il faut lutter contre cette culture qui veut administrer les gens ». 

En réponse au vide juridique du droit de l’urbanisme, le Quartier libre des Lentillères a élaboré une contre-proposition pour pérenniser l’existence de cet espace autogéré. Rudolphe explique la démarche : « On a travaillé avec des juristes pour proposer une ZEC : une Zone d’Écologie Communale. Une zone transverse agricole, naturelle et d’habitation dans laquelle la question des usages est pris en charge lors d’assemblées générales. On n’est pas sur une propriété collective ou individuelle mais sur un partage des usages ».

Le Quartier libre des Lentillères, une Zone d’Écologie Communale © Victoria Berni

Estrade défend le Quartier libre face aux accusations de la municipalité qui définit le lieu de bidonville pour motiver son expulsion : « Lorsque les bidonvilles sont sur le périph’, ça ne dérange pas cette même classe politique. Ces propos sont absurdes et classistes. Ils renvoient à l’imaginaire raciste qui existe sur les gens du voyage. Qu’est-ce qu’on appelle bidonville ? Un lieu où il y a des caravanes et des constructions en bois terre paille ? Un lieu qui rassemble un vaste matériel de construction et de jardinage ? Ces ressources sont réutilisées pour l’autonomie du lieu et réduire son impact sur cette friche urbaine. Il faut déconstruire l’imaginaire de normes esthétiques de ce que doit être l’habitat ».

L’existence du Quartier libre des Lentillères prend ainsi forme dans une lutte des places. Ce type de lutte, qu’analyse le géographe Michel Lussault, est une lutte de l’usage de l’espace, spatial mais aussi politique et économique. Le Quartier libre des Lentillères symbolise l’opposition entre deux visions de société, l’une qui promeut l’agriculture paysanne urbaine autogérée et l’autre qui abonde dans le sens du développement économique et de l’attractivité urbaine selon des critères de métropolisation.

Victoria BERNI

 

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