Depuis plus de 20 ans, Biodiversidad Alimentaria récupère, multiplie et maintient en vie des centaines de variétés de plantes traditionnelles. Grâce à leur travail acharné, même si encore beaucoup risquent de disparaître, de nombreuses variétés traditionnelles ont ainsi été identifiées et conservées. Car une graine n’est pas uniquement une plante en devenir, c’est aussi le savoir-faire et les croyances d’une richesse agricole, alimentaire et patrimoniale pour nourrir cette génération et les générations suivantes. Rencontre.
Au Chili, une équipe d’agronomes, de paysans et de professionnels de différents horizons se sont donnés pour mission de récupérer, revaloriser et conserver les semences (légumes, fruits, céréales et arbres fruitiers) des communautés indigènes et paysannes. Le but est de les intégrer dans un concept global qui inclut les connaissances comme la préparation, la culture, la valeur médicinale et nutritionnelle, mais aussi la valeur spirituelle et l’utilisation dans les cérémonies de certains peuples autochtones. Tout un programme !
Des étudiants en agronomie et des « guérisseurs de semences »
L’aventure de Biodiversidad Alimentaria commence il y a presque 20 ans, lorsque des étudiants et des professeurs d’une faculté chilienne se mettent à collecter et conserver les variétés de plantes traditionnelles. L’équipe initiale était composée d’agronomes professionnels ou en devenir, formée à l’agriculture conventionnelle, fortement influencée par la Révolution verte. Rien ne remettait en question les techniques et les technologies conventionnelles pour améliorer la productivité et le rendement des plantes. Pour eux, les parasites, les nuisibles et les mauvaises herbes devaient être éliminés à tout prix, sans se soucier des conséquences.
Ils apprenaient que les variétés améliorées et hybrides ne souffraient d’aucune comparaison ni concurrence, et que c’était grâce à elles que l’on pouvait nourrir le monde. Lors du lancement du projet, l’idée qu’il existe une possibilité, même minime, que les variétés anciennes pouvaient produire plus et être plus résistantes que les « nouvelles » n’était passées par la tête de personne. Une seule chose était certaine : l’argent dédié au projet a permis d’acheter d’innombrables variétés de semences traditionnelles, alors qu’il n’aurait pu servir qu’à acheter une poignée d’hybrides. C’est ainsi que Biodiversidad Alimentaria a commencé à semer de tout, sauf des variétés conventionnelles. Un « choix de la biodiversité » qui va s’avérer payant.
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Au fil des années, alors que la crise écologique globale devenait réalité, ils se sont rendus compte de l’importance de ce qu’ils faisaient ; perpétuer un héritage en danger en identifiant, en conservant et en cultivant des variétés de plantes anciennes. L’équipe s’est également enrichie de sa première « guérisseuse de semences » Cecilia Pérez, qu’on surnomme ici « tante Ceci ». Les guérisseurs de semences sont des spécialistes traditionnels, principalement des femmes. Leur travail est de maintenir la diversité de la flore en la protégeant et en transmettant leur savoir sur la manière de les cultiver, de les consommer et de les utiliser dans la médecine traditionnelle.
Tante Ceci a donc formé les agronomes pour qu’à leur tour ils soient capables de conserver et d’utiliser les plantes de la culture traditionnelle. Malgré qu’un des fondateurs de l’agroécologie, Miguel Altieri, soit originaire du Chili, le système de production alimentaire du pays n’était pas sensibilisé à ces nouveaux courants de pensée. Mais c’est bien ce que le projet a mis en place. De nombreux dons de graines sont arrivés de toutes les régions du Chili, et les étudiants se sont mis à les cultiver sans toujours connaître le nom ou l’origine de la plante. Certaines variétés cultivées ne seront finalement nommées que des années plus tard, du fait de leur rareté. Ils sont ainsi devenus à leur tour, avec l’aide de tante Ceci, des « guérisseurs de semences » prêts à transmettre leur savoir. Ils ont aussi commencé à remettre en question la règle généralement acceptée en agronomie, qui veut que les variétés hybrides soient forcément meilleures que les variétés anciennes.
Sortir de la Révolution verte
En 2008, alors que le projet se limitait au cadre universitaire, Biodiversidad Alimentaria a participé au renforcement des zones de cultures productives et commerciales de la province de Huasco. Les cultivateurs de tomates, de paprika et d’aubergines étaient en difficultés, car ils voyaient le prix des semences hybrides augmenter un peu plus chaque année. Lorsqu’ils ont voulu tester la différence de rendement entre les variétés traditionnelles et hybrides, ils se sont heurtés à des aprioris négatifs liés au marketing féroce de l’agro-industrie : dans les esprits, les variétés traditionnelles étaient forcément moins avantageuses.
C’est alors que l’équipe d’agronomes s’est rendu compte qu’il y avait là un vaste travail de recherche sur les différences entre les types de graines, et la disparition des variétés anciennes dans les champs et les assiettes. Après 4 ans de travail est né un livre, « Sauvetage de la biodiversité de Diaguita et des communautés paysannes de la province de Huasco », qui contient la description de 259 espèces de légumes, de céréales et d’arbres fruitiers. Le processus s’est étendu à la région d’Araucanie et est soutenu par Zunilda Lepin, une des personnalités les plus importantes dans le domaine de la protection des semences traditionnelles et nommées Trésor humain vivant par le ministère de la Culture en 2015. Le projet « Récupération de semences traditionnelles de la région d’Araucanie » a alors vu le jour en 2017 : plus de 60 membres permettent de sauvegarder le patrimoine agroalimentaire mapuche grâce a une pépinière, mais aussi par la transmission de l’expérience.
Devant l’urgence de les sauver, redonner vie aux semences traditionnelles et alors devenues un objectif de l’organisation à l’échelle du pays entier. Les agronomes ont commencé une pépinière de variétés avec des semis vivants ou actifs, pour comparer la production d’une plante traditionnelle avec les hybrides. L’association aussi de mettre en relation les personnes autochtones ainsi que les paysans, qui sont les gardiens des semences natives, et de transmettre la compréhension des graines en tant que source de nourriture, de santé et de connaissance pour les générations futures. Inaugurée en 2016, la banque de semences et de plasma germinatif conserve 900 variétés traditionnelles du Chili et peut être partagée avec n’importe quel membre de la communauté qui respecte le protocole d’échange de semences. À cela se sont ajoutés des activités comme des visites, des échanges de graines, des excursions et des séminaires.
Pallier les vices du marché agroalimentaire international
L’équipe de basse organisatrice est composée de 11 personnes. Certains sont des représentants de peuples autochtones, d’autres sont des agriculteurs expérimentés dans la préservation des semences natives. Dans la zone nord du Chili, cinq communautés et une association du peuple autochtone Diaguita participent au projet. Ils sont un exemple de réussite de reviviscence des cultures et des savoirs traditionnels, car la conquête de cette région par les Espagnols lui a fait perdre une grande partie de son patrimoine immatériel.
Dans la zone sud, six communautés mapuches en font partie. La culture traditionnelle est plus présente que dans le nord, mais l’agriculture et la cueillette ont été remplacées par des monocultures d’espèces forestières gourmandes en eau comme l’eucalyptus ou le pin. Cependant, plus de 230 variétés traditionnelles ont été sauvées et conservées. En tout, près de 300 personnes gravitent autour des ateliers, des rencontres d’échange de semences, des pépinières communautaires et de la pratique de la multiplication de semences.
À cela s’ajoutent les milliers de personnes qui ont concrètement accès aux semences sauvegardées en les produisant ou en les consommant, ainsi qu’à l’information dispensée sur le site internet et les réseaux sociaux. Seul acteur manquant, le gouvernement et ses institutions. La conservation de ces graines dans le domaine public et l’utilisation de propriété collective n’est pas une priorité pour le pays, encore influencé par les semences hybrides et la technologie héritées de la Révolution verte. Pour cette raison, le projet a dû survivre plusieurs années sans aucun financement.
Aujourd’hui, au Chili, les semences commerciales sont devenues beaucoup trop chères : 5 000 graines de tomate, de paprika ou d’aubergine peuvent être l’équivalent de deux salaires minimum chiliens, ce qui a entraîné endettement, pauvreté et migrations vers les villes. Désormais, grâce à Biodiversidad Alimentaria, des agriculteurs autochtones possèdent leur propre stock qu’ils peuvent renouveler d’année en année sans dépendre d’une industriel. Ils assurent d’abord leur propre consommation, qui devient par la même plus riche et plus diverse, mais ils peuvent aussi en vendre pour s’assurer un plus grand profit pour eux et leur famille.
Le retour des semences traditionnelles que les paysans croyaient perdues fait ressurgir également des histoires, des émotions et des souvenirs de famille. Les personnes se reconnectent avec leur héritage, car certaines cultures et vériétés peuvent à nouveau être léguées par les parents et les grands-parents à leurs descendants. Il est aussi important de souligner que la biodiversité agricole est directement liée à la biodiversité biologique, et permet ainsi de maintenir l’équilibre de la terre qui nous nourrit.
Le caractère ancien de ces graines si particulières fait qu’elles sont adaptées aux conditions climatiques difficiles et diverses du sol chilien. Certaines d’entre elles ne nécessitent pas l’application de produits agrochimiques agressifs pour l’environnement et la santé humaine. Actuellement, les espèces que l’ont retrouve le plus souvent dans nos assiettes sont issues de plants qui dépendent de l’utilisation de produits agrochimiques polluants, et sont souvent associés à de la monoculture qui nécessite de grandes quantités d’eau.
Biodiversidad Alimentaria soutient la production de sa propre nourriture pour développer une diversité de production et d’alimentation, à impact négatif limité sur l’environnement comme l’érosion des sols, la contamination des cours d’eau ou la destruction des colonies d’insectes pollinisateurs. C’est aussi une réponse aux changements climatiques, car le Chili est un des pays les plus rapidement touchés. Les espèces anciennes peuvent s’adapter et évoluer ; des plantes venues du nord du Chili ont été transférées dans des pépinières situées plus au sud, avec des différences significatives dans la composition des sols. Sur 400 espèces déplacées, plus de 90 % ont démontré une adaptabilité à tous les changements auxquels elles ont été confrontées, démontrant leur richesse génétique et leur flexibilité. La conclusion est claire : cultiver des semences naturelles est une contribution sous-estimée à la préservation et la conservation de notre environnement. C’est enfin un plaisir de développer une agriculture paysanne en consommant des fruits, des légumes et des céréales à la valeur nutritionnelle élevée, un goût incomparable et une valeur patrimoniale et culturelle inestimable.
Partager des graines, des valeurs, un héritage
Même si le travail de Biodiversidad Alimentaria ne permet pas de sauver toutes les plantes anciennes, ils n’en ont pas les moyens, on peut affirmer que beaucoup d’entre elles sont moins en danger qu’il y a quelques années, avant leur intervention. Certes, il s’agit d’une goutte d’eau à l’échelle de la perte de biodiversité mondiale, mais cela a permit de former une équipe soudée qui travail de concert non seulement pour les habitants du Chili, mais aussi pour tous, autochtone ou non, paysans ou citadins, producteurs ou consommateurs. Ces agronomes ont décidé d’agir pour contrer la perte de diversité alimentaire en récupérant des graines, en les semant, en les partageant, en les consommant.
Pour chaque graine reçue, ils en partagent une autre gratuitement, c’est un de leurs principes fondamentaux. Lorsqu’ils ont demandé aux agriculteurs si cela les ennuyait de partager leurs semences, tous ont répondu que les semences devaient être partagées librement parce que si un des agriculteurs perdait sa récolte, les autres peuvent sauvegarder l’espèce et lui venir en aide. Ces pratiques basées sur la raison permettaient anciennement de préserver une certaine sécurité. Malgré les grands changements ayant frappés réalité paysanne, certains s’engagent dans le métier sans voir son voisin comme un concurrent, mais bien comme un allié.
Chaque graine porte donc une valeur réelle qui transcende son simple aspect commercial. Elle a une valeur patrimoniale, culturelle et même parfois spirituelle, du moins au regard de certaines populations. Au-delà de ce concept, il est important de briser les idées reçues concernant les variétés traditionnelles qui ne serraient pas rentables ; elles ont bel et bien des avantages compétitifs, et permettent de manger sainement tout en préservant la biodiversité mondiale face aux changements climatiques actuels.
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Le processus même renforce l’association entre les peuples, le travail communautaire, l’éducation intégrale et consciente, et le respect et la compréhension de l’environnement. Les semences sont liées à une connaissance culinaire, et quand l’une est perdue, l’autre l’est également. Elles sont dépendantes l’une de l’autre : une plante est associée à une recette, une méthode de préparation, des plats traditionnels, une manière de travailler la terre, une culture locale, une technique de conservation d’une saison à une autre, etc. Lorsque ces savoirs sont oubliés, la plante cesse d’être importante et ne sera plus cultivée.
Derrière chacune d’elle, il y a un planteur, un fermier, un enseignant. Plus de 80 % des graines ont été offertes par des femmes âgées à leur famille, car ce sont elles qui étaient chargées de l’entretien des jardins familiaux, et peu d’héritiers valorisent aujourd’hui cette richesse. Même si de nos jours, beaucoup de jeunes chiliens cherchent à migrer vers les villes, il existe aussi dans le sud du pays un phénomène inverse : de nombreux adultes retournent dans les champs de leurs parents pour retrouver la vie qu’ils cherchaient à fuir. Pour des raisons de santé, de tradition ou par attachement à leur famille, ils cherchent à récupérer le savoir de leurs ancêtres. Les personnes âgées qui ne peuvent plus faire vivre leurs cultures les transmettent à ces néo-ruraux, qui continuent à les maintenir en vie.
À travers cette démarche, chaque graine locale redevient la base de toute vie, démontrant l’importance de promouvoir de toutes les manières possibles ses avantages et son caractère indispensable pour la survie de la paysannerie. C’est également un patrimoine vivant qui accompagne l’être humain depuis les premières civilisations du monde et à qui il semblerait fort bien impétueux de tourner le dos. Biodiversidad Alimentaria travaille actuellement sur un deuxième livre, sur les caractéristiques et l’utilisation de 230 variétés utilisées dans les communautés du Chili. Vous pouvez retrouver toutes ces informations et leur travail sur leur site web (en espagnol).
C.G.