Bien rares sont ceux à n’avoir jamais franchi les portes d’un temple de la consommation mondialisée comme H&M, Zara ou encore Marks & Spencer. La « dirty fashion » est omniprésente en occident et bien rares sont les consommateurs à pouvoir prendre le recul nécessaire pour questionner un système industriel qui pollue de manière hors normes tout en réduisant en quasi-esclavagisme des populations bien loin des yeux, bien loin du cœur… Et pourtant, un autre monde est encore possible !
Tout le monde le sait aujourd’hui, les pollutions de l’industrie textile et les conditions de travail des ouvriers de ce secteur représentent « l’une des crises majeures de notre siècle ». Pourtant, la très grande majorité d’entre nous dépend toujours de cette production pour se vêtir. Les alternatives peinent à se développer, ou sont peu médiatisées, face à une concurrence qui externalise ses coûts en détruisant l’environnement et en bafouant les droits humains. La dictature des petits prix fait le reste.
Beyond the label, film produit et co-réalisé par Claudio Montesano Casillas, est un documentaire qui entend s’intéresser aux rares qui proposent « des solutions durables » dans le secteur textile. Alors qu’un financement participatif est actuellement en cours pour permettre la réalisation du reportage, nous avons échangé avec Josselin Tomasi, scénariste et co-réalisateur du documentaire. Interview.
Mr Mondialisation : Pourquoi y a t-il urgence à faire évoluer l’industrie du textile ?
Josselin Tomasi : L’industrie du textile est l’une des plus destructrices de la planète, tant d’un point de vue humain qu’environnemental. Elle s’appuie sur des ressources naturelles qui tendent à se raréfier (comme l’eau ou le pétrole), au point que sa survie elle-même est aujourd’hui menacée.
Nous ne réalisons pas toujours à quel point nous vivons à l’époque du tout-jetable. Environ 80 milliards de vêtements sont produits chaque année à l’échelle mondiale. Ces vêtements sont destinés à n’être portés qu’un très court laps de temps, et les fibres qui les composent ne sont pas viables à long terme. L’essentiel de notre production textile dépend du coton et des fibres synthétiques. Or, le coton occupe des terres arables qui pourraient être mieux rentabilisées, il est gourmand en pesticides (souvent du glyphosate), et il a besoin d’une quantité d’eau pharaonique pour arriver à maturité. Lorsqu’on prend en compte toute la chaine de production, il faut environ 2700 litres d’eau pour produire un T-shirt ! C’est ce que boit un adulte en trois ans. Ce T-shirt sera vendu quelques euros et il aura une durée de vie très courte. Au final, nous aurons bradé une très grande quantité de ressources naturelles au regard du profit dégagé. Les textiles synthétiques, quant à eux, sont issus du pétrole et ils produisent des microfibres de plastique avec l’usure. Ces fibres ne sont pas biodégradables, elles finissent dans nos océans, dans l’eau potable, ou dans l’air que nous respirons.
La dimension sociale n’est guère plus rassurante, car les chaînes de production sont loin d’être transparentes. Beaucoup d’industriels se targuent de veiller au bien-être de leurs employés, mais bon nombre de petites mains du textile ne sont pas des employés directs. La sous-traitance à niveaux multiples est courante dans les pays producteurs de textile. Au bout de la chaîne de production, il y a une quantité phénoménale d’usines informelles. On ignore leur nombre exact, mais un rapport du Center for Business and Human Rights de l’Université de New York estime qu’il y aurait environ 3800 sous-traitants indirects rien qu’au Bangladesh. Lors de l’effondrement du Rana Plaza en 2013, certaines marques bien connues ne savaient même pas que les ouvriers affectés par la tragédie fabriquaient leurs vêtements ! Ces ouvriers ne gagnent souvent pas plus du quart de ce qui est considéré être un minimum vital dans le pays, et 80% d’entre eux sont des femmes.
Le problème est fréquemment sous-évalué en raison de la réappropriation marketing du concept de durabilité. Il n’existe pas de définition standardisée de ce qui est durable, responsable ou écologique. Tout le monde y va de son label ou de sa certification et il n’existe aucun moyen de contrôle efficace. Remonter la chaine de production pour effectuer des contrôles est un véritable casse-tête. Par exemple, en 2015, sur les 7000 usines du Bangladesh, environ 3400 avaient déjà été inspectées et seulement 8 remises aux normes.
En fin de compte, personne ne sait à quel point l’industrie textile est destructrice, car son organisation est beaucoup plus complexe qu’elle ne le parait. On parle d’un mille-feuille composé de plusieurs secteurs à fort impact social et écologique : l’agriculture, les élevages animaliers, le pétrole, l’industrie forestière, l’industrie minière, la construction, les entreprises de livraison. Un nombre croissant d’indices suggère tout de même qu’on serait face à l’un des trois premiers pollueurs au monde. Et pourtant, on a besoin de s’habiller tous les jours.
Mr M. : Dans ce contexte, quel rôle pourrait jouer l’économie circulaire ?
J. T. : Elle permet de boucler la boucle. L’économie actuelle est encore très linéaire, elle est issue du schéma de pensée du XXème siècle industriel. Elle accumule des ressources, les utilise pour fabriquer des biens qui seront consommés, puis jetés. En d’autres termes, on la conçoit comme une ligne de vie : quand on arrive au bout de la ligne, il n’y a rien. Imaginez l’industrie comme une bouteille percée. Aujourd’hui, notre stratégie est de remplir la bouteille, de la laisser se vider, puis d’aller la remplir de nouveau en espérant que la source ne sera pas tarie. Même en ne concevant le principe que dans sa dimension économique, c’est insensé.
L’économie circulaire est régénérative et redistributive par nature. Dans ce modèle, on n’évolue plus sur une ligne de vie mais dans un cycle de vie à proprement parler. On répare, on réutilise, on recycle au sein d’un réseau collaboratif. Les déchets d’une partie du système constituent la matière première d’une autre partie. Nous sommes finalement très proche du modèle naturel dans lequel tout est réutilisé d’une manière où d’une autre. Le plus fascinant, c’est que ce concept encourage un entrepreneuriat qui contribue au bien être de la communauté tout entière. Lorsqu’on est dans une économie circulaire, ce qu’on apporte à la communauté finit forcément par nous revenir sous une forme ou sous une autre.
À l’heure actuelle, on voit des initiatives éclore dans ce sens, mais pas encore de changement structurel pour leur donner une cohérence. Le risque est de créer des entités indépendantes qui fonctionnent sur le principe de l’économie circulaire mais qui peinent à prendre de l’ampleur. À notre connaissance, il n’existe aucune entreprise textile qui soit à 100% représentative de l’économie circulaire, et il y a une raison à cela. Nous avons besoin d’imaginer un nouvel écosystème où chaque initiative répond à une autre, ce qui implique une impulsion à trois niveaux : politique, entrepreneuriale, et de la part des consommateurs. La question est donc de savoir comment permettre à ces trois groupes d’avancer dans la même direction de manière à ce que leurs intérêts se servent mutuellement.
Mr M. : Changer le modèle économique sur lequel repose le secteur n’est-il pas tout aussi urgent ? Certaines marques proposent désormais quatre collections par an, encourageant une consommation effrénée de nouveaux habits très vite démodés…
J. T. : Ce n’est pas juste urgent, c’est absolument vital ! Le concept actuel de durabilité prend en compte les données économique, sociale et environnementale. Il laisse généralement de côté la donnée fondamentale, qui est celle du style de vie, du mode de consommation. Quand vous parlez de quatre collections par an, c’est une estimation basse. La journaliste britannique Lucy Siegle l’explique très bien dans son livre To Die For, les marques ont entamé une transition vers les micro-collections. Elles veillent désormais à sortir constamment de nouveaux modèles pour devancer la concurrence. La roue s’accélère et les consommateurs qui suivent les tendances ont tout juste le temps de porter leurs vêtements avant de passer au modèle suivant. Parfois, ils n’en ont même pas le temps. Au final, c’est en moyenne 70% de notre garde-robe qu’on ne porte que très rarement.
Pour reprendre les mots de Kate Raworth, une rebelle de l’économie circulaire enseignant à Oxford, la postérité se souviendra de nous comme de la génération qui avait le pouvoir de changer les choses. Reste à savoir si nous le ferons. Notre système est exclusif, il est conçu pour se distinguer par la possession et l’accumulation, et non pour ramener plus de gens vers le bien-être. On ne peut clairement pas prétendre être durable si notre objectif premier est d’accumuler sans jamais redistribuer. L’industrie du textile fait le grand écart entre la durabilité et la croissance, et elle ne sait pas combien de temps elle pourra tenir.
Mr M. : Vous souhaitez consacrer un film à ce changement. Que contiendra exactement « Beyond the Label » ?
J.T. : Il présentera un modèle alternatif. Nous trouvons trop facile de culpabiliser le consommateur alors qu’on ne lui propose aucune alternative décente. Et il est encore plus facile de blâmer l’industrie sans questionner notre propre responsabilité dans les choix de production qu’elle effectue. Le vrai défi consiste à proposer des solutions à long terme au lieu de pointer les symptômes du doigt en ignorant le problème de fond.
C’est une question qui nous hante depuis longtemps. Claudio et moi nous sommes rencontrés à l’ONU, et à l’époque nous avions déjà l’impression de travailler au sein d’un système qui se contente de poser des pansements sur des fractures ouvertes. Quelques années plus tard, alors que Claudio travaillait comme photojournaliste au Bangladesh et qu’il s’épuisait à documenter l’industrie du textile, on s’est dit que notre énergie pouvait être utilisée de manière plus constructive. C’est là qu’est né Beyond the Label.
L’idée de notre film est de suivre un styliste qui s’est donné pour mission de produire des vêtements 100% responsables à un prix abordable. C’est un défi colossal, mais nos recherches nous suggèrent que c’est possible. Des alternatives isolées existent un peu partout dans le monde, mais elles sont souvent peu médiatisées, ou trop innovantes pour que les industriels les prennent en considération. Dans l’ensemble, ils peinent à les concevoir comme un tout organique, même si leur potentiel est indéniable. Par exemple, une entreprise américaine travaille actuellement sur de nouveaux textiles naturels dont la production absorbe plus de CO2 qu’elle n’en dégage. Une autre parvient à fabriquer des textiles en collectant les déchets fibreux de l’industrie alimentaire. Une autre encore développe des emballages en bioplastique compostable. Il existe des centaines d’initiatives similaires. Nous voulons les connecter entre elles pour imaginer un modèle circulaire. Un modèle à la fois rentable, durable, et immédiatement applicable. Nous pensons que, si un Homme seul peut le faire, le changement est déjà à portée de main.
C’est sur ce point que nous nous distinguons le plus : nous ne voulons pas trouver un coupable, nous pensons que nous n’avons plus le temps de chercher à comprendre qui n’a pas fait sa part. Ce qui compte désormais, ce sont les solutions.
Mr M .: Pourquoi avoir lancé un financement participatif ?
J.T : Parce que nous croyons en l’action collective. Notre film repose sur la mise en valeur d’un réseau collaboratif, nous ne pouvions donc pas exclure cet aspect du financement. Nous voulons impliquer le public dès le début du projet et lui permettre de contribuer à diffuser l’information. Un public convaincu est un public convaincant. Nous ne cherchons toutefois pas à financer l’intégralité du film de cette manière, ce serait beaucoup trop long. Nous voulons simplement montrer à nos producteurs potentiels qu’une communauté d’intérêt existe, qu’elle est préoccupée par ces questions, et qu’elle est prête à se mobiliser pour qu’on lui propose des solutions. Le changement viendra de nous tous.
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