À Dubaï, comme partout dans les Émirats arabes unis, tout le monde est accepté, à quelques conditions près : avoir (beaucoup) d’argent, être prêt à le dépenser (énormément), et fermer les yeux sur les (gravissimes) violations continues des droits humains. Focus sur le paradis mortifère des capitalistes.

Dubaï et ses plages parfaites, ses centres commerciaux, ses influenceurs, ses restaurants étoilés, ses gratte-ciels… En trente ans à peine, la cité-État est déjà devenue le nouvel « El Dorado » du capitalisme mondialisé, où se côtoient nouveaux riches, jet-set, traders, investisseurs immobiliers, mais aussi barons du crime organisé et parrains de la mafia.

Vue depuis le Burj Khalifa. Source : flickr

Si ces derniers sont accueillis à bras ouverts, la croissance insolente de Dubaï repose en grande partie sur l’exploitation d’immigrés, travailleurs de l’ombre, qui sont privés de tous droits, et qui ne reçoivent malheureusement pas le même traitement que les riches. L’incarnation la plus pure d’un néolibéralisme qui prend des proportions de plus en plus délirantes aux Émirats.

L’hypocrisie de la société émiratie

Une « insulte à la société émiratie ». Ce sont les mots utilisés par le parquet fédéral des Émirats arabes unis (EAU) pour évoquer le happening de cet homme, résident de la fédération, qui est entré déguisé dans une tenue traditionnelle du pays, faisant semblant de vouloir acheter des voitures de luxe avec des mallettes de billets.

Une vidéo qui « promeut une image erronée et offensante des citoyens émiratis et les ridiculise », explique l’agence de presse officielle WAM. C’est pourtant tout le contraire, et c’est bien pour ça que la vidéo a tant fait le buzz sur les réseaux sociaux. La vidéo fait apparaître d’une façon éclatante l’hypocrisie de la société émiratie et de Dubaï en particulier, avec son faste tellement fake, et ses résidents prêts à dépenser des fortunes dans des voitures inutiles et polluantes alors que des milliers de salariés — souvent en provenance d’Asie du Sud-est —, privés de passeport dès leur arrivée, sont soumis au régime de la « kafala », une sorte de tutelle sans filiation qui les prive de presque tous leurs droits.

Ce qui est à ce point inacceptable pour les autorités émiraties dans cette vidéo humoristique, c’est justement qu’elle met en lumière toute la duplicité d’un État fondé sur les inégalités extrêmes, où seuls les riches ont véritablement voix au chapitre.

Le nouveau paradis (fiscal) des riches

Comment Dubaï et les EAU sont-ils devenus la nouvelle place forte des riches du monde entier ? Qu’est-ce qui peut bien attirer les capitalistes de tous horizons au milieu du désert arabique, où les températures dépassent sans problème les 40 °C, alors qu’ils fréquentaient autrefois les Alpes suisses, la côte espagnole ou encore les Seychelles ? Pour l’historien et activiste Mike Davis, auteur du petit livre Le Stade Dubaï du capitalisme, la réponse est simple : Dubaï a mené une politique fiscale ultra-agressive pour attirer les investisseurs et les entreprises, avec un taux d’imposition des revenus à 0 % (pour les particuliers) et, depuis cette année, à 9 % seulement pour les sociétés.

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Mike Davis explique par ailleurs que Dubaï a créé des « zones franches », avec des règles fiscales d’exception, dans le but d’attirer des compagnies spécialisées dans les nouvelles technologies. « Dubaï est surtout connue pour ses extravagances touristiques, mais la ville-État a pour ambition première de capter le plus de valeur ajoutée possible à travers toute une série de zones franches et de pôles de développement high tech », souligne-t-il dans son livre.

« Pour se transformer en mégalopole, une des stratégies de ce petit comptoir côtier a consisté à n’hésiter devant aucune concession pour inciter les entreprises à investir et s’implanter à Dubaï. Dans certaines zones franches, les investisseurs étrangers peuvent légalement posséder jusqu’à 100 % des actifs, sans avoir à payer aucun impôt ni aucun droit de douane». Les zones franches existent ailleurs dans le monde, mais elles sont caractéristiques de la stratégie de Dubaï. Des « niches de profits autorégulées » au cœur de l’approche de développement de la cité-État, en somme.

En clair : les startups et entreprises sont fortement incitées à s’installer et à investir à Dubaï, en s’acquittant d’une fiscalité ridicule, ce qui permet à la fois à ces entrepreneurs d’échapper à l’impôt dans leur propre pays (impôt qui pourrait être utilisé pour financer des services publics), mais aussi d’acheter un « droit de cité » dans les EAU. Car tous les entrepreneurs et investisseurs ne sont pas forcément des gens de bonne compagnie, bien au contraire. Depuis quelques années, les EAU sont effectivement devenus la plaque tournante du blanchiment d’argent sur la planète, et donc le repère des pègres et mafias du monde entier.

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Selon le Center for Advanced Studies (C4ADS), qui a publié un rapport sur le sujet l’année dernière, des grands noms de la criminalité organisée ont choisi les Émirats comme résidence, profitant de l’opacité extrême du régime et d’une politique « no questions asked » de la part du pouvoir, à la seule condition d’investir dans la péninsule. Selon ce rapport, il suffirait de placer plusieurs millions d’euros dans de luxueuses maisons sur la Riviera de Dubaï pour acheter le silence des autorités.

Cette situation est d’autant plus choquante qu’en parallèle, la situation des droits humains et des travailleurs immigrés reste inacceptable.

Aux Émirats, l’enfer est pavé… par des immigrés

Les immigrés représentent 84 % de la population des Émirats arabes unis, dont une grande majorité est originaire d’Asie, principalement d’Inde, du Pakistan, du Bangladesh ou des Philippines. Ils occupent tous les métiers difficiles et pénibles qu’aucun citoyen émirati ne « s’abaisserait » à exercer : petites mains des fourneaux dans les hôtels et restaurants de luxe, employés du bâtiment, chauffeurs… S’ils sont certes payés un peu plus que dans leur pays d’origine, ils ne disposent en pratique de presque aucun droit. Privés de leur passeport dès l’arrivée, ils travaillent 50 heures par semaine dans une chaleur torride, sans aucune protection sociale, et peuvent être licenciés du jour au lendemain sans raison, ce qui entraîne la perte immédiate de leur visa et fait d’eux des immigrés illégaux, expulsables dans la seconde.

De fait, beaucoup se trouvent dans une situation d’esclavage moderne, les EAU faisant d’ailleurs partie des pays les plus touchés par ce phénomène révoltant, aux côtés de l’Arabie saoudite et du Koweït, selon le Global Slavery Index. Entassés dans des camps pour travailleurs, très loin des centres-villes et des gratte-ciels, ils vivent dans des conditions rudimentaires, doivent souvent s’endetter pour survivre, et tentent tant bien que mal d’envoyer une part de leur maigre salaire à leur famille.

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S’il y a peu de chances que les riches touristes internationaux aient une pensée pour ces travailleurs de l’ombre, ils sont pourtant le fondement et le ciment de la croissance des Émirats. Ce sont eux qui ont contribué à faire de Dubaï une des places fortes du tourisme mondial et de la finance internationale. Force est de constater qu’ils ne sont pas aussi bien traités que les traders et les bandits de la criminalité organisée.

Mais les travailleurs bangladais et indiens ne sont pas les seuls à subir la brutalité du régime émirati. Le défenseur des droits humains Ahmed Mansoor, de nationalité émirienne, croupit depuis 2012 dans une prison, en isolement total, privé de lit, de matelas, d’oreiller, de livre, de lunette, d’hygiène. Son crime : avoir exercé son droit à la liberté d’expression. Amnesty International estime que ses conditions de détention peuvent être qualifiées de « torture ». Au moins 26 autres émiriens sont emprisonnés pour avoir émis des critiques politiques pacifiques.

En définitive, derrière son image ultramoderne et son « branding » impeccable qui en a fait un haut lieu du tourisme et de la finance, les Émirats représentent sans nul doute l’incarnation la plus pure du capitalisme financiarisé sous sa forme néolibérale, avec ses inégalités exacerbées, ses travailleurs exploités sans retenue et son absence totale de droits humains élémentaires.

« Dubaï […] constitu[e] bel et bien l’horizon asymptotique du régime néolibéral ultra-sécuritaire sous lequel vit la majeure partie du globe », analyse François Cusset, historien des idées à l’Université Paris-X.

Symbole le plus puissant du néolibéralisme selon lui, Dubaï « excite la libido de l’entrepreneur, brandit un luxe de pacotille accessible à tous, éloigne toujours plus le consommateur surconnecté de toute maîtrise de vie, mobilise sans fin l’armée des esclaves du capital, abolit les derniers obstacles à la logique surplombante du profit, qu’ils se nomment État ou conscience sociale ». On ne trouvera pas meilleur résumé de l’enfer doré que sont les Émirats arabes unis.

– Juliette L.


Photo de couverture : Midjourney

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