Ce 4 août dernier, la catastrophe de Beyrouth a ébranlé un pays déjà embourbé dans une crise économique sans précédent. À l’origine de l’explosion, du nitrate d’ammonium stocké en grande quantité dans un entrepôt portuaire de la capitale libanaise. Ce produit est à la base d’un engrais largement utilisé pour fertiliser les sols en agriculture conventionnelle ayant recours à la pétrochimie. Si certains agriculteurs le jugent très utile pour maximiser la productivité, le nitrate d’ammonium engendre une pollution des sols, de l’air et de l’eau considérable, en plus des risques liés au stockage. Ce drame rappelle une fois de plus l’absolue nécessité de se tourner vers une agriculture plus respectueuse de l’environnement.
L’explosion qui a secoué la capitale libanaise menace d’enfoncer encore un peu plus le pays dans le chaos, alors qu’il traverse depuis près d’un an la pire crise économique de son histoire. Comme souvent, ce véritable naufrage trouve son origine dans un système financier sclérosé. Le pays comptait depuis longtemps sur les capitaux étrangers, en provenance notamment de la diaspora libanaise, pour faire tourner la machine économique. Mais les tensions géopolitiques et la baisse des cours du pétrole ont découragé les investisseurs. Ne pouvant compter ni sur son industrie ni sur ses ressources, le Liban sombre donc dans la crise.
Une aide internationale soumise à la modernisation
Depuis quelques mois, la valeur de la monnaie dégringole et les prix des produits de première nécessité s’envolent, tandis que la dette totale atteint des sommets avec 92 milliards de dollars, selon Standard and Poor’s, soit près de 170% de son PIB. Le Liban importe presque tout, et les biens les plus basiques viennent à manquer. Une pénurie qui s’aggrave encore suite à la pandémie de la covid-19. La population, dont 45% vit aujourd’hui sous le seuil de la pauvreté, se met donc en quête de résilience. Beaucoup parmi les jeunes quittent ainsi les villes pour cultiver la terre afin de trouver de quoi se nourrir directement, d’autres se lancent dans un vaste mouvement de contestation contre ceux qui dirigent le pays depuis des décennies.
Une aide internationale est certes envisagée, mais le FMI la conditionne à des réformes jugées indispensables à la modernisation du Liban. Entendez : croissance, dette, austérité et productivité. C’est l’une des raisons pour lesquelles le président Français Emmanuel Macron s’est rendu sur place. Mais si la lutte contre la corruption et pour plus de transparence dans un système politique vicié sont des objectifs louables, le modèle prôné par le FMI et l’impérialisme économique qu’il engendre ont déjà largement montré leurs limites ailleurs. Certains Libanais s’attachent ainsi à maintenir les revendications de leur contestation citoyenne.
Utilisé comme engrais, mais aussi comme explosif
La visite du président français, entre bains de foules et rencontres diplomatiques, a aussi été l’occasion de superviser un soutien sanitaire et logistique, puisque elle a coïncidé avec une catastrophe sans précédent. Un entrepôt du port de Beyrouth a explosé dans la journée de mardi, causant une centaine de morts, plusieurs milliers de blessés et des dégâts matériels considérables. À la source de l’explosion, 2750 tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans des conditions déplorables.
Aussi appelé ammonitrate, ce produit de synthèse, qui se présente sous la forme d’un sel blanc et inodore, constitue la base de nombreux engrais azotés. Il entre aussi dans la composition de certains explosifs. Pour exploser, l’ammonitrate doit être mélangé à des combustibles comme des hydrocarbures, ou soumis à des conditions précises comme un incendie violent. Pour le chimiste Andrea Sella, cité par le Science Media Centre, l’accident peut donc résulter d’une « faille de réglementation catastrophique, car les règles sur le stockage du nitrate d’ammonium sont très claires » précisément pour éviter ce genre d’incident.
Pourtant, des accidents sont fréquents…
Plusieurs tragédies similaires ont effet déjà eu lieu de par le monde, comme le révèle l’infographie ci-dessous, publiée par Le Parisien. L’un des tout premiers accidents, en Allemagne, avait fait 561 morts en 1921. Plus récemment, la banlieue sud de Toulouse avait été secouée par une autre explosion le 21 septembre 2001. 31 personnes avaient perdu la vie suite à la déflagration liée au stockage de quelques 300 tonnes de nitrates dans un hangar de l’usine chimique AZF.
Ce produit est donc manifestement dangereux, même si les réglementations en vigueur permettent dans la majorité des cas de minimiser le risque d’explosion. Mais le risque d’explosion n’est pas le seul problème. L’ammonitrate engendre globalement une pollution environnementale considérable. Principalement, produit en Russie, un pays qui représente à lui seul 45% de la production mondiale, il est utilisé dans le monde entier pour obtenir un meilleur rendement de la production alimentaire et est aujourd’hui jugé indispensable par de nombreux agriculteurs industrialisés.
Pollution systémique de l’eau et de l’air
Hormis ceux qui pratiquent l’agriculture biologique, tous les travailleurs du secteur ont recours à des engrais azotés de synthèse. « L’ammonitrate est le plus utilisé en France, car c’est une source d’azote disponible en quantités illimitées et qui dispense d’avoir du bétail pour fournir, avec le fumier, l’azote nécessaire aux plantes » indique Claude Aubert, l’un des pionniers de l’agriculture biologique en France. Cet ingénieur agronome prépare un livre, à paraître aux éditions Terre vivante, consacré aux effets sur la santé et l’environnement de l’utilisation excessive des engrais azotés de synthèse.
L’ammonitrate est considéré comme celui ayant le meilleur rapport qualité/prix, et fait parler de lui à cause du risque liée à son entreposage, mais la menace qu’il fait peser sur l’environnement ne lui est pas spécifique, elle vaut pour tous les engrais azotés de synthèse : urée, solution azotée, sulfate d’ammoniac. « Le risque est lié à l’énorme excès d’azote de synthèse utilisé, dont près de la moitié s’échappe dans l’eau sous forme de nitrates et dans l’air sous forme d’ammoniac » déplore Claude Aubert, qui juge que les réglementations liées au stockage sont suffisantes si elles sont bien appliquées, ce qui n’est pas toujours le cas.
Ayant publié son premier ouvrage prônant l’agriculture biologique en 1972, l’ingénieur agronome se dit aujourd’hui « à la fois confiant et inquiet. Confiant, au vu du chemin parcouru et de la progression constante du bio. Inquiet malgré tout au vu, non seulement des dérives du modèle industriel, mais aussi des alternatives qui se prétendent plus bio que le bio ». La catastrophe qu’a subi la capitale libanaise ce mardi est en tout cas à ajouter à la longue liste de ces dérives et des risques liés à une vision industrielle de l’agriculture. Le développement des pratiques d’agriculture écologique apparaît donc aujourd’hui plus que jamais indispensable pour préserver l’environnement et la santé humaine.
Raphaël D.