Ce texte est un témoignage envoyé à Mr Mondialisation par une personne ayant participé à la manifestation contre les méga-bassines à Sainte-Soline le samedi 25 mars. Nous le publions tel que nous l’avons reçu, brut, voire brutal, comme l’expérience vécue ce jour-là par nombre de manifestants violemment réprimés par les forces de l’ordre. Nous en avons établi le bilan récemment, et proposé un dossier complet sur la guerre de l’eau.
Nous sommes le lundi 20 mars lorsque mon téléphone sonne. Un ami m’appelle pour me proposer d’aller à la manifestation de Sainte-Soline le samedi suivant. La question me prend de court. Je connais pourtant bien le sujet, m’étais même renseigné sur la mobilisation du 25 mars… mais sans m’imaginer y participer. Pourquoi ? Je n’en sais trop rien. Je crois que j’étais réticent à aller manifester en dehors de ma ville natale, qui plus est en zone rurale, à l’autre bout de la France. Tout cela me semblait lunaire. Je finis par lui répondre que j’ai besoin de temps pour y réfléchir, m’informer ou simplement me préparer peut-être. Je me documente, fais des recherches complémentaires. Je découvre que la manifestation est interdite par la préfecture. Je me questionne. Suis-je prêt à braver l’illégalité pour m’opposer légitimement à un projet qui me semble absurde en tout point ? La réponse reste en suspens… quelque part. Et puis…
L’arrogance présidentielle
Et puis Macron prend la parole le lendemain. Son arrogance et son déni démocratique me révoltent. Il vient d’ouvrir la boîte de pandore, de rendre légitime la violence et les affrontements entre manifestants et policiers par son refus de dialogue et de compromis.
Que reste-t-il de la démocratie lorsque le président déclare que « la foule n’a aucune légitimité face au peuple qui s’exprime par ses élus » ?
Que reste-t-il comme actions légales lorsque le pouvoir citoyen est réduit à son rôle d’électeur quinquennal ? Pas grand-chose. La violence ou la reddition me dis-je. Difficile de ne pas tomber dans cet écueil. Et puis…
Et puis les déclarations politiques se succèdent, toutes plus obscènes les unes que les autres. Les manifestations font rages et la France continue de s’embraser. Les violences policières sévissent et tentent de réprimer la colère qui s’exprime dans les centres villes. Rien n’y fait. Le système politico-médiatique se défend, puis contre-attaque. Le cynisme n’a plus de borne. On use et abuse d’une panoplie d’outils rhétoriques et de contre-vérités qui permettent de renverser la balance, d’opposer les bons et les mauvais, le bien et le mal, de réduire un mouvement social de trois millions de personnes à des « casseurs » qui sèment la terreur et « l’ultra-gauche » qui les guide. De s’ériger en « garant de l’ordre républicain » contre les fauteurs de trouble et ceux qui veulent « porter atteinte à la démocratie ». Quelle magnifique et si dangereuse rhétorique d’inversion. L’impasse est totale. Et puis…
Contre la réforme des retraites
Et puis nous manifestons le jeudi 23 mars, encore une fois, comme des millions de Français, entre camarades, familles, collègues ou amis. La tension est montée d’un cran. La police est partout dans la ville. Nous devons passer des barrages pour rejoindre le cortège. Un homme est devant moi, il ouvre son sac puis se met à courir. Il est rattrapé par les policiers. Un, deux, trois, quatre CRS lui tombent dessus et autant de coup de pieds. Il est pourtant déjà immobilisé au sol et maitrisé. Nous courrons pour les arrêter et les dissuader de poursuivre. La personne est relevée puis embarquée. Nous poursuivons et finissons par rejoindre la manifestation.
Alors que nous arrivons au point d’arrivée, un mouvement de recul nous surprend. Des bombes lacrymogènes sont tirées juste devant nous sans que nous réussissions à savoir ce qui se déroule. Les canons à eau se mettent à arroser la foule. Nous sommes dans une avenue. Nous essayons de reculer mais le cortège continue d’avancer derrière nous. Nous parvenons à faufiler vers des rues perpendiculaires pour quitter la manifestation. La police bloque toutes les issues. Impossible de sortir. Nous sommes nassés. Je m’approche d’un policier et lui demande de m’indiquer une porte de sortie. Il a une main sur sa matraque et une grenade dans l’autre. Il me crie « dégage ou j’te gaz ! ». Je suis pourtant seul, le visage découvert. Je lis la frayeur dans ses yeux. Il doit être à peine être majeur me dis-je. J’ai de la peine pour lui, pour nous, pour la situation qu’on nous oblige à vivre, pour tout ce déferlement de violence et d’agressivité qui nous aveugle et nous déshumanise. J’aimerais presque le rassurer lui dire qu’il ne doit pas écouter ce que ses collègues disent sur nous. Qu’on cherche à lutter pour nos droits plutôt qu’à « tuer du flic ». Nous interrogeons un autre policier qui finit par répondre à nos questions. Ils ne savent pas ce qui se passe et nous demandent de patienter. La tension monte encore, les gens se font de plus en plus pressants et nombreux. Des personnes âgées. Des parents avec enfants. Certains appellent à forcer le barrage pour pouvoir sortir. Je sens mon pouls s’accélérer. Je me sens vulnérable, si dépendant d’une décision hiérarchique et d’une institution en qui je n’ai plus confiance. Au bout de trente minutes nous finissons par sortir. Nous respirons à nouveau. Et puis…
Départ pour Sainte-Soline
Et puis arrive vendredi. Les images de la veille défilent dans ma tête. Je crois que pour la première fois j’ai eu vraiment peur en manifestant. Je ressens une boule dans le bas du ventre. Un feu qui brûle. De la colère… et beaucoup de tristesse. Des braises écarlates qui se ravivent à chaque prise de parole du gouvernement. C’en est trop. Je ne les laisserai pas saccager notre pays sans broncher. Je rappelle mon ami. Nous partons à Sainte-Soline.
Nous arrivons le vendredi soir. Le soleil vient de se coucher. La nuit est fraiche et humide. Les chemins particulièrement boueux. Des centaines de voitures longent les routes qui mènent au campement principal. Nous parvenons péniblement à trouver une place pour nous garer. Le temps de grignoter un morceau et nous rejoignons les grandes tentes qui se dessinent au loin. Il fait déjà nuit noire. Nous marchons une bonne quinzaine de minutes. Les voitures ne cessent d’arriver. Sur le chemin nous croisons de plus en plus de monde. Des gens de toute la France, bien emmitouflés, qui transportent leurs équipements pour la nuit. Nous arrivons au campement. Des chapiteaux sont montés, des toilettes, des tracteurs, des préfabriqués dans lesquels j’aperçois des ordinateurs liés à des groupes électrogènes… et surtout du monde, encore et encore. Il commence à pleuvoir. Nous nous abritons sous la plus grande des tonnelles. L’ambiance est bon enfant et contraste avec la fraicheur extérieure. Des chansons sont scandées en chœur comme pour nous donner du courage pour le lendemain. Tout le monde ne les connait pas, moi compris. Cela me rassure. Je me dis que je ne suis pas le seul pour qui c’est la première fois ici.
Le lendemain matin nous nous retrouvons à nouveau au camp de base. Les visages sont fatigués, à l’image de certaines tentes qui baignent dans la boue à cause des fortes pluies nocturnes. Un mégaphone retentit. Nous nous rassemblons autour d’une estrade et écoutons les prises de parole successives. Le silence est paroissial. Seul l’hélicoptère de la gendarmerie tournoie au dessus de nos têtes. On nous parle de l’organisation de la journée et des consignes de sécurité, de nos droits en garde à vue, etc. On nous distribue des numéros d’assistance médicale ou juridique. Un frisson me traverse. Puis un autre lorsque Julien Leguet, après avoir salué notre présence, nous annonce qu’il faudra « être fort », que ce sera « dur », qu’il faudra « tenir bon » car « on ne nous fera pas de cadeau ». J’étais aussi galvanisé qu’intimidé. J’avais beau m’être préparé, je crois que c’est à ce moment que je me suis rendu compte de l’importance de l’évènement, et à quel point ce que nous vivions était exceptionnel.
Une ambiance bon enfant… avant le désastre
Les groupes se forment. Mon ami veut aller chez les « jaunes », ceux qui avancent plus rapidement et qui seront donc plus tôt au contact de la police. Je n’ai pas envie de le suivre. Je crois que j’ai d’abord besoin d’un round d’observation. Je choisis le groupe « rose », plus lent, ceux qui transportent la sculpture en bois de l’outarde jusqu’à la méga-bassine. Mon ami me dit « Si tu n’es pas encore prêt à te faire arrêter pour défendre tes idées, on se rejoint plus tard ». Il avait vu juste. Je n’étais clairement pas prêt, non. Nous nous mettons en route. Je retrouve d’anciens collègues. Leur présence me fait du bien. Je suis dans le cortège entouré par des personnes de tout âge. Beaucoup de jeunes adultes mais également des enfants et des personnes qui ont au moins l’âge de mes parents. C’est donc eux les « plus virulents casseurs d’Europe » qui se sont donnés rendez-vous à Sainte-Soline ? L’ambiance est détendue. Les gens discutent lorsqu’ils ne mangent pas leur casse-croute ou des bouts de gâteaux que certain·es distribuent avec un grand sourire. C’est réconfortant, ça fait du bien. Après un peu plus d’une heure de marche, nous apercevons enfin la méga-bassine. Nous distinguons au loin une ligne discontinue de fourgons bleus qui l’entourent. Le ton se fait plus grave. On se questionne, on s’indigne, on redoute que ça tourne au vinaigre.
Nous coupons à travers champs et ruisseaux. Les pas s’enfoncent dans la terre meuble. La fatigue commence à se faire ressentir. Nous arrivons sur le côté gauche de la méga-bassine et pouvons désormais voir l’ensemble du dispositif déployé. Des fourgons, des canons à eaux, des barrières, des blindés, des quads, des policiers postés partout. Une armée de fantassins défendant une forteresse composée d’un trou de terre. C’est consternant. Nous nous trouvons à une centaine de mètres des gendarmes lorsque nous apercevons un autre cortège sur notre droite, à l’autre extrémité du champ. Le ciel semble alors soudainement s’obscurcir. Les quads se mettent en route et tirent les premières bombes lacrymogènes auxquelles les manifestants répondent par des feux d’artifice. Par chance le vent nous est favorable et le cortège continue d’avancer. On comprend alors que ce sont les premières échauffourées d’une longue série. Nous suivons les instructions et poursuivons notre marche. Nous parvenons à contourner la méga-bassine et à arriver à son extrémité. Derrière, les combats font rage et les explosions sont continue. D’ici on ressent les ondes de choc. On se dit que ça doit être un carnage et qu’il doit y avoir de nombreux blessés. Une épaisse fumée noire se dégage d’un fourgon en feu. Un bloc fait face à l’autre plongé dans un nuage gris opaque constellé d’explosions. J’ai l’impression d’être dans un film de science fiction. Je me demande bien comment tout ça se terminera…
Une forteresse nous assiège
Nous sommes nous aussi face aux gendarmes, main dans la main, sans projectiles, avec comme seule arme notre détermination qui n’entend pas céder à leur violence. Les premières lacrymogènes sont tirées. Puis d’autres. Les lignes éclatent, nous reculons. Nous les reformons puis avançons à nouveau. Nous crions « Un, deux, trois, on avance ! » pour faire un pas supplémentaire, tous ensemble. Je n’ai pas de lunettes, mes yeux piquent terriblement, je m’éloigne. L’odeur acide et âpre des gaz m’envahit les poumons. Je ne sais plus bien comment me positionner. J’hésite puis finis par y retourner sous une pluie de lacrymogènes, de plus en plus rasantes, de plus en plus nombreuses. Une équipe s’occupe de les éteindre avec des mottes de terre. Il y en a trop. Nous reculons une nouvelle fois, le temps de reprendre notre souffle et de nous mettre quelques gouttes de collyre. Soudain trois détonations sourdes retentissent. Je sursaute. Le temps que je comprenne ce qui vient de se passer, quatre personnes tombent devant moi. Les « Médics ! Médics ! » résonnent en échos et les doigts pointent le secteur dans lequel je me trouve. Ils sont amenés vers l’arrière et rapidement pris en charge. Leurs blessures ont l’air superficielles. Quelques autres grenades sont tirées devant nous, comme un avertissement à ceux et celles qui oseraient avancer une nouvelle fois. Je regarde autour de moi. Les gens sont effarés, désemparés. Ce paroxysme de violence fonctionne comme un coup de massue. Nous prenons conscience du danger et de leur détermination à défendre leur château de terre, « quoi qu’il en coûte » humainement. Aucun·e d’entre nous n’est ici pour perdre la vie ni l’usage d’un de ses membres. Les mégaphones retentissent à nouveau. On nous annonce que les « médics » n’ont plus de matériel médical et qu’une « trêve » s’impose. Les affrontements cessent et ne reprendront plus. Nous rebroussons le chemin et constatons l’ampleur des dégâts. Les blessé·es, les deux fourgons calcinés, les capsules des grenades qui jonchent le sol, les pierres déterrées. Une ambulance doit arriver nous dit-on. Tout semble si surréaliste.
Une détermination intacte
À ce moment, je ne me rends pas encore compte de ce que je viens de vivre. Que ces images se bousculeront encore longtemps dans ma tête. Que je verserai des larmes lorsque ma copine me cherchera à la gare et qu’elle me dira que ses parents se sont inquiétés. Comme si je revenais de loin, d’un autre pays, d’un autre monde, d’une autre planète. Comme si j’étais finalement un peu rescapé. Traumatisé mais pourtant bien sain et sauf, contrairement à certains. Je sais qu’il y aura un « avant » et un « après » Sainte-Soline, pour moi, pour les mouvements de lutte, et même pour la France peut-être. Je me sens fier d’y avoir participé. De me battre pour une société où le capitalisme industriel ne cesse de s’accaparer notre eau, notre nature, notre vie… notre humanité.
Tant pis pour ces blessures psychologiques qui accompagnent une existence. Je sais désormais où je me trouve, que l’injustice et la répression sont deux faces d’un même pouvoir mortifère à l’agonie. Que la désobéissance est alors un devoir pour défendre notre démocratie contre un gouvernement qui a choisi l’autoritarisme comme unique réponse. Je sais que je porte cette colère en moi, cette colère avec laquelle je vis désormais et que j’apprends à appréhender pour qu’elle soit vertueuse plutôt que destructrice. Je sais aussi qu’il me faut l’appréhender, la comprendre pour la transformer en une énergie qui participe à façonner un monde auquel j’aspire, respectueux du vivant dont nous faisons intrinsèquement partie.
Longue vie à la nature qui se défend et à tous celles et ceux qui y contribuent.
NO BASSARAN.
– A.
Photo de couverture : Le cortège de la outarde rose. Crédit : Les soulèvements de la terre