En 2016, Clément Pairot, alors âgé de 26 ans, a passé 6 mois aux États-Unis embarqué dans la campagne des primaires démocrates pour Bernie Sanders, un candidat jugé « très » à gauche et au programme en rupture avec l’Amérique capitaliste. Il en tire aujourd’hui un livre pédagogique sur le système électoral américain et souhaite interroger le fonctionnement de nos démocraties à travers l’exemple de la plus puissante – dit-on – du monde. Entre chroniques de campagnes, portraits d’une Amérique divisée et articles danalyse, le road trip politique édité par Qui Mal Y Pense est loin dun austère essai politique. Il se finance en ce moment via une campagne de pré-commandes sur Kiss Kiss Bank Bank.

crédit image : Mathilde Defrance

Nous retrouvons Clément Pairot à une terrasse de café. Le jeune homme de 29 ans souriant et vêtu d’un T-shirt à l’effigie de Bernie Sanders commande un jus de fruit et précise « sans paille .. sans touillette du coup non plus .. en fait sans plastique s’il vous plaît ». Écolo convaincu, l’ancien étudiant en école de commerce a d’abord officié chez Avaaz avant de participer à la campagne de Bernie Sanders aux États-Unis en 2016.

Tu faisais quoi avant de participer à la campagne de Bernie Sanders ?

J’ai un parcours horriblement classique, j’ai fait collège, lycée, prépa puis école de commerce. Je suis rentré en école en 2009. C’était, un an après le début de la crise financière je me souviens avoir pensé « chouette, on va questionner l’enseignement qu’on va avoir, ça va être passionnant ». J’ai clairement été déçu par les cours fondamentaux. Tout de même, je m’y suis spécialisé en économie urbaine et en entrepreneuriat social, ça m’a ouvert à des perspectives inspirantes concernant l’implication de l’entreprise dans le territoire et la société.

Après l’école, jai voyagé un an puis jai rejoint Avaaz, une ONG impliquée dans la mobilisation citoyenne avant la COP21 à Paris en 2015. J’ai bossé 6 mois là-bas, il y avait pleins de gens de nationalités différentes dont mon boss Andrew, Américain qui avait été staff de campagne pour Obama.

Comment te retrouves-tu à faire campagne pour Bernie Sanders en 2016 ?

Ça m’est tombé dessus par hasard. En novembre 2015, le projet de Marche pour le climat sur lequel je travaillais est annulé suite aux attentats.

Après lannonce officielle, je suis dépité. J’échange avec mon boss Andrew qui me dit « c’est ça la vie de campagne, tu te bats des mois et des fois ça fait flop au dernier moment ». Je lui demande quelle est sa prochaine campagne : Bernie ou Hillary ? A moitié en plaisantant, il me retourne la question.

À l’époque, ça fait quelques mois que je suis Sanders sur Facebook, jaime ce que jen lis. Andrew propose de me mettre en contact et de me recommander. Ça peut sembler surprenant mais chez Avaaz beaucoup de salariés même non-américains avaient pris part aux campagnes dObama en 2008 et de Kerry en 2004. Ils en parlaient des étoiles dans les yeux, j’avais très envie de vivre ça aussi. Je suis donc parti avec une amie. Nous arrivons fin décembre à Chicago, prenons le bus pour l’Iowa et débarquons à Des Moines où on est logés un mois chez une grand mère. Le 4 janvier 2016, je suis sur le terrain.

Concrètement, quel a été ton rôle dans la campagne de Bernie Sanders ?

J’ai commencé en faisant du porte à porte dans la neige en Iowa. En terme humain c’était génial. Après j’ai gagné en responsabilités dans le Nevada puis en Ohio où nous avons été missionnés pour tenir le bureau de campagne de la capitale de l’État. A notre arrivée à Columbus, on nous a dit « vous avez du wifi, des tables, une base de donnée, à vous de ramener des gens ».

J’y ai passé 3 semaines mais j’ai limpression d’y avoir rencontré des amis d’une vie. Dans ce genre de campagne politique, il y a un souffle, un enthousiasme particulier. C’est un combat grisant avec une dynamique collective qui génère des moments de vie et relations humaines tout à fait singuliers et intenses. J’ai ensuite été à New York, en Pennsylvanie et en Californie où j’ai eu des responsabilités de terrain, de formation et dorganisation des militants.

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Qu’est-ce qui a été si singulier dans la campagne de Bernie Sanders ?

Cette élection là, personne pensait qu’elle serait aussi déterminante, c’était censé être une élection sans enjeux. Depuis 2012, tout le monde se disait que Clinton allait succéder à Obama… Avec ce livre, mon but est de raconter de l’intérieur comment tout à basculé.

Quand Bernie se lance en campagne le 26 mai, cela fait plus dun mois que celle de Clinton est commencée. Mais ça fait déjà trois ans quelle se prépare activement, notamment en recrutant de nombreux anciens staff d’Obama, asséchant le vivier de talents stratégiques…

Du coup, pour la première fois de l’histoire américaine, on avait une campagne – celle de Clinton – où tout le monde avait déjà de l’expérience même le mec du porte à pote face à une campagne – celle de Sanders – ou personne n’avait jamais fait de campagne présidentielle, pas même le candidat. Cela fait un écart de compétences compliqué à rattraper. Pourtant, à la fin de la campagne, Sanders aura levé autant de fonds que Clinton, à savoir environ 200 millions de dollars, et ce seulement avec des petits dons de particuliers (27$ en moyenne). Sans ça, on n’aurait jamais pu rester dans la course jusquau bout. Durant cette campagne, ils ont testé des outils de mobilisation citoyenne dont ils ont eux même été surpris du succès. C’est exceptionnel ce qui s’est passé, Clinton, tout le monde la connaissait. Sanders, personne ne savait qui c’était au début de la campagne, il commence les sondages à 3% et six mois après, il est quasiment en égalité. Cela a notamment été possible grâce à une communication originale et des outils de mobilisations novateurs que jexplique dans le livre.

Le pôle communication notamment a été un grand succès de Sanders. Par exemple, le 24 mars 2016, il fait un meeting à Portland, dans un stade avec des milliers de personnes. Un oiseau se pose sur son pupitre malgré le vacarme du meeting, la foule est estomaquée, Sanders le regarde, il se marre, cherche ses mots puis déclare “ça n’y ressemble pas mais cet oiseau est une colombe qui nous demande plus de paix et reprend son programme : « no more wars », la foule applaudit à tout rompre face à l’intrépidité du petit oiseau.

Cela aurait pu en rester là, mais en deux heures, l’équipe communication produit un stickers « Birdie Sanders ». Ils le testent par mail auprès d’échantillons de militants avec comme message « donnez pour la campagne de Bernie Sanders et recevez ce sticker », ils identifient la meilleur formule et l’envoient à la base des millions d’adresses mails qu’ils ont. Ils lèvent 3,6 millions de dollars en quelques jours, une des plus grosses levées de fonds de la campagne.

Même si Sanders n’a pas gagné, quel impact a eu cette campagne aux États-Unis ?

Une amie là-bas concluait en juin 2016 à la fin de la primaire: « Bernie Sanders a totalement chamboulé l’horizon politique de ma génération ». Il a revaloriser le terme de « socialisme » et rendu populaire un programme politique très marqué à gauche. En 2016, dans la primaire, Sanders était majoritaire chez les moins de 45 ans et ultra majoritaire chez les moins de 25 ans, des bases solides pour un basculement politique en 2020. J’ai rencontré des militants de longue date, des gens qui n’avaient pas milité depuis l’élection de 1968 et se sont remis à militer avec Bernie Sanders. J’ai rencontré des gens qui n’avaient pas été suffisamment exalté par Obama mais qui ont été transporté par Bernie Sanders au point de voter pour la première fois à 32 ans. Pourtant il est moins sexy, il est moins jeune, il a un gros accent de Brooklyn, il est énervé et il est anti-système.

Pourquoi raconter ces évènements trois ans après a du sens ?

Ce livre a trois ambitions. Premièrement, permettre aux lecteurs de comprendre lenvers du décor de 2016 qui a amené au séisme politique quest l’élection de Trump et quaucun grand média n’avait vu venir. Deuxièmement, leur donner les clés pour comprendre la primaire et l’élection de 2020. Enfin, révéler l’Amérique et les Américains que jai rencontrés là-bas qui sont nombreux et ne ressemblent pas du tout aux stéréotypes quon se fait de l’Amérique de Trump.

Hillary Clinton a perdu et pourtant au début de la campagne, personne ne misait sur Trump, un guignol misogyne, raciste et incompétent. Il montrait une méconnaissance crasse de la politique américaine et son administration. Ce qui est sidérant dans cette élection, c’est qu’elle ai pu se jouer à rien, à quelques dizaines de milliers de voix dans certains États. Cela doit être interrogé et on ne peut pas le comprendre si on ne comprend pas le déroulé de la primaire.

Quand je pitche le livre je demande aux gens : « Quavez-vous ressenti quand Trump a été élu ? ». Les réponses sont toujours stupéfaction, peur, tristesse. Ils ne comprennent pas comment c’est arrivé. Mais comment ça se fait qu’on ne comprenne pas un résultat électoral ? Cela veut dire qu’on ne nous a pas expliqué les bons éléments. Trop de journalistes et de commentateurs se demandent qui va gagner plutôt que comment ça marche. Un des objectifs du livre est d’expliquer ce à quoi il faut faire attention pour ne pas être surpris, grâce à ce que jai découvert quand j’y étais. Il faut absolument faire un pas de côté par rapport aux choix éditoraux de certains journalistes qui ont couvert la campagne comme une course de chevaux, en cherchant à faire du commentaire sportif et pas de l’analyse.

Je ne dit pas que Trump navait pas le droit de gagner. Non, ce que je dit c’est qu’il na pas gagné pas pour les bonnes raisons, il n’a pas gagné sur le fond politique. Il a gagné sur une campagne du buzz, de l’émotion et de l’invective. Ce livre a aussi du sens car Bernie Sanders se représente pour 2020 et il faut savoir comment s’est passée la campagne de 2016 pour avoir les clefs de compréhension de la campagne de 2020.

Crédit image : Clément Pairot

Comment t’es venu le projet de raconter cette campagne de l’intérieur dans un livre ?

En fait, je prends toujours des notes en voyage, je tiens un carnet où je dessine et écris. J’ai accumulé de la matière sans trop savoir pourquoi au début. En parallèle, avec mon amie, on tenait un blog « démocrazies » pour expliquer ce quon découvrait des primaires aux gens qui nous suivaient.

Ce blog permettait aussi de légitimer notre action. Certaines personnes nous disaient qu’il y avait une forme d’ingérence à faire de la politique là-bas alors que nous étions étrangers. Personnellement, je tirais ma légitimité du fait quon nest pas tous actionnaire de la politique américaine – puisquon ne peut pas voter – mais on est tous partie prenante : elle influe sur nous donc on est légitime d’influer sur elle. Légalement, on n’a pas le droit de donner de largent, mais du temps oui. Nous n’étions pas les seuls d’ailleurs, il y avait des australiens, canadiens, anglais, grecs.

Dans le livre jincorpore aussi des interviews de plusieurs experts à différents postes de la campagne qui offrent une perspective différente. Le fait d’être le « petit Frenchie » m’a permit d’être facilement identifié, de rentrer en contact avec eux et de les interviewer.

Ce sont tous ces éléments qui ont nourri le livre. Aujourdhui, jai abouti à un format hybride et c’est important pour moi que ça ne soit pas un essai politique aride. Le but cest d’être accessible, que ce soit pour les lecteurs une immersion à la fois didactique et divertissante quils n’hésiteront pas à lire sur la plage mais qui leur apprendra quelque chose. J’ai vécu cette campagne de l’intérieur, il y a une partie sociologique avec des portraits d’Américains atypiques, leurs espoirs, leurs frustrations, notamment vis-à-vis des médias. Cest une expérience singulière qui devait trouver son format propre.

Crédit : Matthew Cavanaugh

Quelle analyse fais-tu de ton expérience de la démocratie Américaine ?

J’ai vécu la campagne de Bernie Sanders et depuis on a tous vu d’autres campagnes stupéfiantes comme le Brexit ou les élections au Brésil. Face à ces “échecs, il y a un besoin de ré-interroger ce qu’on appelle démocratie. Je souhaite par ce livre amener les gens à s’interroger sur ce qui fonde une démocratie, à travers lexemple de la première démocratie mondiale.

Laccès au vote par exemple. Durant la primaire de l’Arizona en mars, dans certaines circonscriptions, les nombres de bureaux de votes avaient été divisé par quatre alors que celui d’électeurs inscrits avait augmenté. Conséquence, des milliers de personnes avaient le choix entre faire la queue pendant plusieurs heures ou aller travailler, car le jour d’élection nest pas chômé aux États-Unis. Les files dattente étaient ahurissantes, comme dans une démocratie toute neuve et mal organisée. Je ne dit pas ça par complotisme, il n’y a pas un grand méchant derrière, mais c’est un système très complexe qui n’a pas pour ambition de faciliter l’accès au vote.

L’indépendance des médias aussi. Times Warner, lentreprise qui possède CNN était à l’époque la huitième contributrice à la campagne de Clinton. Comment faire confiance aux choix éditoriaux et espérer que les candidats soient traités équitablement ? En 2015, sur les chaînes dinfos américaines, Trump c’est quatorze fois plus de temps à l’antenne que Bernie Sanders !

Sous prétexte que la liberté d’opinion est à peu près garantie, on conclut hâtivement que l’on vit en démocratie, pourtant de nombreux autres fondamentaux ne sont pas respectés pour que ce soit véritablement le cas.

Question inévitable. Vas-tu participer à la campagne de Bernie Sanders pour 2020 ?

Je ne sais pas encore. Aujourd’hui, je travaille pour une ONG qui agit pour que la prochaine Politique Agricole Commune soit juste saine et durable, ce qui nest vraiment pas le cas aujourdhui. 40% du budget de l’UE, ça détermine ce quil y a dans nos assiettes trois fois par jours, cest un sujet passionnant et un combat qui mérite d’être mené à fond.

De plus, quand jai débarqué en Iowa il y a 4 ans, c’est une petite campagne, on ma tout de suite fait confiance et donné une place. Cette année, elle s’est énormément professionnalisée. C’est devenu la plus grosse machine électorale du pays, on ny débarque plus par hasard la fleur au fusil, je pense.

Ce qui est sûr en revanche, c’est que je continuerai à couvrir la campagne, je vois déjà les thématiques se dessiner et je suis ça de très près. Si Sanders ou un autre progressiste gagne la primaire et bat le candidat Républicain, que ce soit Trump ou un autre, alors on ouvre la porte à une révision pertinente des accords de libre échange, au financement massif de la transition environnementale avec le Green New Deal récemment proposé par Alexandria Ocasio Cortez, la figure montante de la gauche Américaine…Si ça change aux États-Unis, ça peut tout changer.

A.L.

 

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