Le constat n’est pas nouveau : à mesure que la planète s’embrase, l’injustice climatique se creuse. Les plus pauvres, qui contribuent le moins au dérèglement climatique, en subissent les conséquences les plus graves, tandis qu’une minorité fortunée continue de mener des modes de vie luxueux et fortement émetteurs, tout en pouvant se protéger des conséquences sociales et climatiques. Une nouvelle étude parue dans Nature Climate Change donne une ampleur chiffrée inédite à cette injustice.
Au cours des deux dernières décennies, les catastrophes liées au changement climatique — sécheresses, incendies, inondations — ont causé en moyenne 143 milliards de dollars de dégâts chaque année à travers le monde. Face à cette facture climatique toujours plus salée, une question s’impose dans le débat public et médiatique : qui doit payer ?
À l’échelle internationale, mais aussi à l’intérieur de chaque État, le partage des responsabilités fait l’objet de discussions croissantes; et celles-ci pourront s’appuyer sur la nouvelle étude parue dans Nature Climate Change. Pour la première fois, des chercheurs ont quantifié la responsabilité des plus riches dans l’intensification des événements climatiques extrêmes.
Le verdict est sans appel : les 10 % les plus aisés de la planète sont à l’origine de 2/3 – environ 66% – du réchauffement mondial depuis 1990, mais aussi de la majorité des vagues de chaleur, inondations et sécheresses survenues depuis.

Qui paie la facture climatique ?
Au cœur de ces interrogations, la notion de justice climatique met en lumière un déséquilibre saisissant entre ceux qui causent le plus de tort à la planète… et ceux qui en subissent les pires conséquences.
Si les 10 % les plus aisés de la planète sont à l’origine de deux tiers du réchauffement mondial cumulé depuis 1990, leur responsabilité reste écrasante même à l’échelle d’une seule année : en 2019, par leurs choix de consommation et leurs investissements financiers, ils étaient responsables de près de la moitié des émissions mondiales. En parallèle, la moitié la plus pauvre de l’humanité n’en représentait qu’un dixième.
L’équipe de chercheurs de l’Institut international d’analyse des systèmes appliqués (IIASA) de Laxenburg, en Autriche, explique :
« Dans le même temps, les régions ayant historiquement de faibles émissions et de faibles niveaux de revenus sont généralement plus fréquemment et plus gravement exposées aux impacts climatiques et disposent de ressources limitées pour l’adaptation à ces bouleversements »
Si cette injustice structurelle est désormais largement admise, un point faisait encore défaut dans le débat : la quantification précise de la responsabilité des groupes sociaux dans la survenue des événements climatiques extrêmes. C’est ce vide que vient combler leur étude, parue dans Nature Climate Change le 7 mai dernier.
« Nous établissons un lien de causalité entre l’empreinte carbone des individus les plus riches et les impacts climatiques. Nous voulions convertir des quantités abstraites, les émissions de gaz à effet de serre, en des conséquences tangibles », détaille Sarah Schöngart, première autrice de l’étude, dans les colonnes du Monde.

Une inégalité enfin mesurée
Pour parvenir à ces résultats, l’équipe de recherche a croisé des données économiques détaillées avec des simulations climatiques. Objectif : reconstituer les émissions de gaz à effet de serre par tranche de revenu, à l’échelle mondiale, puis évaluer leur influence directe sur des événements extrêmes, comme les vagues de chaleur et les sécheresses.
Le modèle s’appuie sur trois composantes. D’abord, la consommation privée, qui englobe à la fois les émissions issues de l’utilisation directe des énergies fossiles et celles intégrées aux biens et services consommés. Ensuite, les dépenses publiques qui sont réparties entre les individus. Enfin, les émissions liées aux investissements détenus par chaque individu.
Les conclusions des chercheurs sont implacables : les 10 % les plus riches contribuent 6,5 fois plus au réchauffement que la moyenne mondiale. Et l’écart se creuse encore parmi les plus aisés : les 1 % les plus riches y contribuent 20 fois plus, atteignant un plafond de 76 fois plus pour les 0,1 % les plus nantis de la planète.
Majoritairement situés aux États-Unis, dans l’Union européenne, en Chine et en Inde, ces grands émetteurs ont un impact climatique transfrontalier massif. À titre d’exemple :
« la contribution des 10 % les plus riches aux États-Unis et en Chine a entraîné une multiplication par deux, voire par trois, des extrêmes de chaleur dans des régions vulnérables comme l’Amazonie, l’Asie du Sud-Est et l’Afrique du Sud-Est »
Dans chaque pays, des écarts qui se creusent
Au-delà de cette inégalité flagrante à l’échelle de la planète, les écarts sont également colossaux au sein d’un même pays ou d’une même région, d’après les calculs des scientifiques. En Europe, les 10 % les plus riches émettent 2,8 fois plus que le citoyen européen moyen, mais 8 fois plus que la moyenne mondiale. Aux États-Unis, ces chiffres atteignent 3,1 et 17 fois plus.
« Cette inégalité relative augmente avec l’augmentation de la richesse », soulignent encore les chercheurs. Ainsi, le 1 % des Américains les plus riches émet 53 fois sa « part égale », c’est-à-dire ce que chacun devrait théoriquement émettre si les rejets de CO₂ étaient équitablement répartis. Quant au 0,1 % le plus riche, il multiplie cette part plus de 190 fois.
« En Chine, les 10 %, 1 % et 0,1 % les plus riches émettent 4, 13 et 50 fois leur part égale, ce qui montre une influence régionale importante des élites sociales », complètent-ils. L’Inde ne fait pas exception à cette dynamique : les inégalités d’émissions y sont tout aussi criantes.
Riche, mais pas forcément milliardaire
Enfin, les chercheurs ont poussé l’analyse plus loin en simulant un scénario contre-factuel : que se serait-il passé si le monde entier avait adopté le mode de vie des plus pauvres ou, au contraire, celui des plus riches ? Le résultat est édifiant. Si l’ensemble de la population mondiale avait émis autant que les 50 % les plus pauvres, le réchauffement additionnel depuis 1990 aurait été négligeable.
En revanche, si tous les habitants de la planète avaient adopté le mode de vie des 10 %, 1 % ou 0,1 % des plus riches, la température moyenne aurait grimpé de respectivement +2,9 °C, 6,7 °C ou même 12,2 °C. Un scénario apocalyptique, incompatible avec la survie de nombreux écosystèmes et des sociétés humaines.
Mais qui sont, concrètement, ces grands responsables climatiques ? Pour les identifier, les auteurs de l’étude s’appuient sur les travaux de l’économiste Lucas Chancel, qui montrait dès 2022 que les 10 % les plus riches avaient généré 48 % des émissions mondiales en 2019, contre 12 % pour la moitié la plus pauvre de l’humanité.
Loin du cliché caricatural du milliardaire en jet privé, la catégorie des 10 % les plus riches englobe près de 820 millions de personnes en 2025. Le seuil ? Un revenu brut annuel supérieur à 42 980 euros, incluant salaires et autres revenus. À titre d’exemple, selon l’Observatoire des inégalités, environ 30 % des salariés français gagnent plus que cette somme, soit près de 2 800 euros nets par mois.

Vers une justice climatique fiscale ?
Au-delà de la seule quantification, « reconnaître les contributions inégales au réchauffement qui y sont associées peut éclairer les interventions politiques », espère l’équipe de scientifiques, « de même, le réchauffement attribuable aux investissements des plus riches souligne la nécessité de réaligner les flux financiers pour atteindre les objectifs climatiques mondiaux ».
Un constat d’autant plus crucial que, pour les 1 % et 0,1 % les plus riches, ce ne sont plus tant leurs habitudes de consommation que leurs portefeuilles d’investissements qui exacerbent le dérèglement climatique dans les zones les plus vulnérables.
Autant d’éléments qui viennent renforcer l’idée d’un impôt mondial sur la fortune, non pas comme mesure punitive, mais comme instrument de justice climatique, capable de réduire les profondes inégalités de responsabilité face aux impacts du réchauffement.
– Aure Gemiot
Photo de couverture par itay verchik de Pixabay















